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Waldeck-Rousseau mourait. en août
1904. En janvier 1905 le ministère Combes démissionnait. L'affaire
des fiches dont j'ai parlé était l'occasion plus que la cause
de sa chute. Le gouvernement de 1902 était emporté par les
événements. Ils l'acculaient à la séparation des
Églises et de l'État que M. Combes n'était pas en situation
de réaliser.
Des difficultés avec la Curie romaine, qui avait élevé la prétention arrogante de déposer de sa propre autorité des évêques français, qui avait par ailleurs formulé une protestation inadmissible contre un voyage du président de la République à Rome, essentiel pour notre politique extérieure, avaient amené la rupture des liens diplomatiques entre la France et le Vatican. Les anticléricaux fougueux s'autorisèrent de l'incident pour réclamer la séparation des Églises et de l'État.
Ils trouvèrent le concours empressé des socialistes. Empressement assez inattendu, le parti socialiste ayant toujours affecté quelque détachement à l'égard des questions cléricales. Empressement qui m'était expliqué par un des nouveaux chefs de l'extrême gauche, que je fréquentai amicalement dès qu'il fut entré au Parlement en 1902. Aristide Briand me disait dans les couloirs: « Mais certainement nous sommes partisans et partisans résolus de la séparation. Qu'est-ce que vous voulez? Quand nous parlons réformes sociales on nous objecte un peu partout qu'il y a encore des réformes politiques à faire dont la principale est précisément celle-là. Il nous faut donc épuiser le programme politique du radicalisme pour être à même d'imposer l'examen de nos conceptions. " Briand ne se souviendrait sans doute plus de ce bout de conversation. Il est sujet à des défaillances de mémoire. Cette infirmité m'est épargnée. Mon interlocuteur ne faisait au surplus - je le déclare tout de suite - que traduire la pensée dominante du parti auquel il appartenait alors. Les grands hommes du socialisme ont toujours poursuivi, poursuivront toujours un rêve: absorber le radicalisme. Ils se figurent qu'il leur sera possible d'incorporer la majorité des troupes radicales le jour où ils pourront représenter à celles-ci que les réformes que le radicalisme leur a promises sont accomplies. Ils entrevoient deux grands partis: les conservateurs accrus des modérés et d'une fraction des radicaux -les socialistes enrégimentant tous autres. J'ai observé bien des fois que le radicalisme n'était pas un parti, mais un état d'esprit: l'état d'esprit de la petite bourgeoisie, de la majorité des ruraux. Il se peut que dans l'avenir il change de nom - dans le passé il s'est bien appelé le libéralisme, l'opportunisme, etc... Il n'est pas impossible qu'il emprunte au socialisme sa dénomination à une condition: c'est que ce dernier, se dépouillant; de sa substance, renonce au collectivisme, au marxisme ou, tout au moins, relègue ces utopies parmi les vieilles lunes. Seulement, alors, ce sera le radicalisme qui aura absorbé le socialisme. Les ambitions des socialistes faisaient donc sourire les hommes de gauche avertis. Elles ne détournèrent personne parmi les radicaux ou parmi les républicains de gauche avancés d'une réforme qu'après réflexion la plus grande partie d'entre eux jugea non seulement désirable mais inévitable. Il leur parut - il nous parut - que là politique combiste avait surexcité, aigri les esprits à ce point que le mariage de raison entre l'Église et l'État organisé par le Concordat pouvait difficilement subsister. Nous nous trouvâmes ainsi disposés à souscrire à un acte de divorce pourvu que les conditions de la rupture fussent acceptables aussi bien pour l'Église que pour l'État.
Nos voisins du centre nous objectèrent en vain l'opinion de Waldeck-Rousseau. Nous savions l'hostilité de l'homme d'État. Nous la tenions pour toute naturelle, puisque la politique waldeckiste ayant pour objet de placer les congrégations autorisées ou tolérées sous la coupe des pouvoirs publics, aboutissait en fait à agréger les réguliers aux séculiers, à juxtaposer une sorte de concordat de fait au concordat officiel.
Mais, nous savions aussi que M. Combes avait, par ses bousculades, déterminé une situation, très différente de celle qu'envisageait Waldeck et qu'il fallait s'y plier. La seule chose qui eût pu nous surprendre c'est que le président du Conseil de 1902 restait réfractaire, aussi réfractaire que ses prédécesseurs, à la séparation. Cependant. il n'était pas besoin de longtemps réfléchir pour apercevoir que, quand on est gallican, quand on est « Église de France », on est forcément concordataire. Quels que fussent ses sentiments intimes, le « petit père» fut contraint de céder au flot qu'il avait déchaîné... sans s'en douter. Après bien des hésitations dont portèrent témoignage ses entretiens avec ses chefs de service, il dut se résigner à déposer un projet de séparation. Seulement sa mentalité générale lui interdisait de concevoir l'Église libre dans l'État libre. Les textes qu'il mit sur pied furent si pauvres, si mesquins, si soupçonneux, que la Commission, nommée par la Chambre dès le début la législature pour examiner des propositions d'initiative parlementaire ayant le même objet, ne put faire autrement que de réserver au projet gouvernemental l'honneur la corbeille à papiers. Elle bâtit elle-même la loi qui fut votée après la chute du ministère Combes sous la présidence de Rouvier.
Rouvier prit, en effet, le gouvernement
en janvier 1905. Avec son courage ordinaire il proclama tout de suite son
intention de rompre avec quelques-unes des pratiques de prédécesseur,
avec les fiches du ministère de la Guerre, l'institution
bizarre des délégués ( Les délégués
dont je crois qu'on a beaucoup exagéré le rôle et le nombre,
étaient des citoyens sans mandat d'aucune sorte imaginés sous
le ministère Combes et chargés, dans les communes administrées
par les adversaires du gouvernement, d'informer les autorités
administratives qui les choisissaient. En résumé, des "observateurs
de l'esprit public ...".). « Je fais, annonça-t-il à la
tribune, un gouvernement de plein air... » .Et dans les couloirs, commentant
ses déclarations. « J'ai ouvert les fenêtres, »
me dit-il.
Il le fallait. Si les fenêtres étaient
restées fermées, la loi de séparation n'eût pas
abouti ou elle se serait exprimée en un acte législatif à
ce point imprégné de passion qu'il été d'une
application impossible. La chute de M. Combes transforma l'atmosphère.
Le projet fut ardemment débattu doute mais en plein calme. Il n'est
que juste d'ajouter la Commission parlementaire fit un grand effort de libéralisme.
Son rapporteur M. Briand, qui porta la loi à bras tendu, fut constamment
attentif à ménager les susceptibilités des croyants.
En même temps il témoigna au cours de la discussion, dans la
défense des textes, d'une habileté, souplesse, d'une éloquence
qui lui valurent l'admiration de l'Assemblée toute entière.
Au fur et à mesure que bats se déroulaient, on sentait que
les dernières élections avaient amené au Parlement un
homme politique hors de pair. « Oh ! mais, qu'est-ce qu'on fera de
Briand? » me disait. un député de la droite, qui s'était
accidentellement assis à mes côtés et qui venait d'applaudir
avec moi une prestigieuse intervention
du rapporteur. « Un ministre, cela va de soi, » répondis-je.
- « Bien plus que cela, » répliqua mon collègue.
Il avait raison.
La loi issue des délibérations
de la Chambre et qui fut votée sans modification par le Sénat
n'était cependant pas parfaite. Briand, qui a appris le gouvernement
depuis 1905, serait, j'en suis convaincu, d'accord avec moi pour relever une
lacune au dommage de l'État, une erreur au détriment des ministres
du Culte.
Jamais je n'admettrai que l'État
n'ait pas un droit de regard sur la désignation des archevêques
et des évêques. Il ne saurait s'agir bien entendu de conserver
ou de restituer à des ministres la faculté de choisir parmi
les candidats à l'épiscopat. Ils n'ont rien à voir en
la matière du moment où le lien entre l'Église et l'État
est rompu. Mais il devrait leur appartenir de donner ou de refuser, selon
ce qui se passe dans la plupart des pays catholiques qui ont dénoncé
le Concordat, ce qu'on appelle en dehors de nos frontières l'exequatur,
c'est-à-dire l'homologation des nominations ordonnée par le
pouvoir clérical. Aujourd'hui que les relations diplomatiques sont
rétablies avec le Vatican, j'imagine qu'on s'oriente vers un accommodement
dans le genre d'un exequatur qui ne sera probablement pas traduit
par un texte de loi - je le regretterai - mais dont j'espère qu'il
vaudra.
L'erreur commise au détriment
des ministres du Culte et de l'Église est plus difficilement réparable.
Pour tout dire en deux mots, les Chambres de 1905, ont liardé. Il fallait
se montrer généreux vis-à-vis des prêtres en fonctions.
On ne leur a donné que de maigres pensions quand ils avaient plus
de vingt ans de service, rien qu'une allocation temporaire lorsqu'ils n'avaient
pas rempli pendant ce laps de temps des fonctions rétribuées
par l'État. Le geste était mesquin. D'autant qu'on supprimait
les fabriques instituées par Napoléon 1er auprès de
chaque paroisse, sorte de corps intermédiaires entre les établissements
publics et les groupements libres. On remplaçait ces organismes par
des associations cultuelles auxquelles on refusait ce qui appartenait aux
fabriques: le droit de recevoir, sous réserve de l'approbation administrative,
des dons et des legs. En vain demandais-je le maintien des fabriques, en
vain fis-je valoir que, à tout le moins, les associations cultuelles
devaient être habilitées à bénéficier de
legs pour l'entretien de l'Église et la subsistance du ministre du
Culte. Les amendements que je présentai
en ce sens avec plusieurs de mes collègues furent combattus par le
rapporteur, repoussés par la Chambre. Je reste persuadé que
ce fut une faute. Si on avait permis aux catholiques d'assurer, sous le contrôle
de l'État bien entendu, la pitance des curés, beaucoup de difficultés
eussent été évitées.
Mais on était féru des
associations cultuelles. On ne se rendait pas compte que l'on inquiéterait
les hautes sphères ecclésiastiques qui imagineraient que le
but du législateur était de faire régenter les paroisses
par des associations où les incroyants pourraient être en majorité.
Quelques frivoles qu'elles fussent, ces craintes prévalurent en haut
lieu. Rome interdit au clergé français de se soumettre à
la loi. Des conséquences de cette décision prise par la Papauté
en 1906 il sera parlé dans le chapitre
suivant.
En attendant, le clergé,
atteint dans sa situation matérielle, se rebella contre le
nouveau statut. Il prit prétexte de la formalité on ne peut
plus judicieuse des inventaires, inscrite dans
la loi avec l'approbation de tous les partis dans le dessein d'empêcher
la dilapidation des objets d'art qui renfermaient les édifices du
Culte, pour entraîner les fidèles à la révolte.
Heureusement le parti clérical avait mal choisi son terrain de bataille.
Il indisposa les gens raisonnables.
Il ne s'en rendit pas compte. Se repaissant,
comme toujours, d'illusions, croyant que la France désavouerait les
auteurs de la Séparation, il se jeta dans la bataille électorale
de 1906 tout bouillant d'espérances. Le pays se cabra. Redoutant le
"gouvernement des curés " il répondit à la campagne
de droite en balayant partout, sauf dans l'Ouest et dans quelques coins du
Nord et de l'Est, les conservateurs et les modérés qui avaient
fait cause commune avec les réacteurs.
Les élections de 1906 furent très
à gauche.
Rien d'autre à dire - j'exclus à
mon habitude les détails - sur la politique intérieure du cabinet
Rouvier qui fut de placidité ! J'en viens aux graves incidents de
politique extérieure qui survinrent en 1905. L'opinion, captivée
par les luttes religieuses, y fut sinon indifférente, du moins peu
attentive. Elle n'en réalisa l'importance, ce qui ne laissa pas de
présenter des avantages, que lorsque la tourmente était déjà
passée.
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Page 259 à 261 :
Le ministère était à
peine formé qu'il se trouvait aux prises avec une terrible difficulté
: Rome interdisait au clergé d'accepter la loi de séparation.
Que faire? Les églises seront-elles fermées comme le souhaitaient
les énergumènes de gauche et de droite? On se le demandait.
On se demandait si les choses ne tourneraient pas très mal. Un de mes
compatriotes, Mgr Dubois, alors évêque de Verdun, depuis
cardinal-archevêque de Paris, indiquait les appréhensions
que. nourrissaient les catholiques de raison dans une lettre qu'il m'adressait
le 28 décembre 1906 et que Je livre d'autant tant plus volontiers
qu'elle est tout à l'honneur de l'éminent prélat qui
l'a écrite.
Personnelle.
Verdun, 28 décembre 1906.
« Monsieur le ministre,
« C'est à titre absolument personnel et
nullement comme évêque que je me permets de vous soumettre quelques
pensées sur les événements présents.
« Je ne vous dirai pas, monsieur le ministre, que
mes séminaires sont fermés, que j'ai dû quitter l'évêché
avant l'expiration des huit jours qu'on m'avait accordés; je
veux simplement vous dire que le nouveau projet de loi, pour plus accommodant
qu'il paraisse sur quelques points, aggrave sur d'autres et complique encore
la loi précédente,
« J'ai la très vive crainte qu'après
les escarmouches d'hier, ce soit demain la guerre religieuse. Le pays tout
entier en souffrira. Ce serait la désaffection de la République,
la division entre Français qui s'accentueront.
« De grâce, monsieur le ministre, évitez
à la France, tous ces maux.
« Obtenez qu'on donne aux catholiques le minimum
de libertés qui leur sont nécessaires.
« L'état des esprits est tout autre aujourd'hui
qu'il n'était il y a six mois. Il est plus difficile de faire appel
au calme et à la charité, car les plus indifférents s'étonnent
qu'on en soit venu déjà où nous en sommes.
« Il en eût été autrement, je
pense, si dans la confection d'une loi atteignant trente millions et plus
de catholiques on avait entendu leurs chefs. A plusieurs reprises M. Dumay
m'a exprimé ses regrets et ses inquiétudes au sujet de cette
loi de Séparation.
« Laissez-moi vous prier, monsieur le ministre, d'user
de votre influence pour éviter à notre pays la guerre religieuse.
Je suis épouvanté de ce que je vois. A titre de compatriote
ayant bénéficié de votre bienveillance, j'ai voulu libérer
mon âme en vous confiant mes craintes et mes voux.
"Daignez agréer, monsieur le ministre, avec mes
excuses, l'assurance de ma respectueuse considération.
Louis DUBOIS.
Évêque de Verdun."
Heureusement, Briand, qui avait,
bien entendu, conservé dans le cabinet Clemenceau le portefeuille des
Cultes, se tira au mieux de cette situation périlleuse. Il témoigna
d'une extraordinaire dextérité politique. Entassant loi de fortune
sur loi de fortune, sans se décourager jamais, il parvint, quelque
paradoxal que cela puisse paraître, à organiser législativement
la tolérance de l'illégalité (comparer les modifications faites en 1908 entre le texte
voté en 1905 et celui en vigueur actuellement
).Vivement attaqué - cela va de soi - par
l'extrême droite, il ne fut pas ménagé par les forcenés
de l'anticléricalisme. Clemenceau, qui se sentait très près
de ceux-ci, voyait d'un mauvais oil, sans oser le dire, les solutions de
tranquillité que son collègue s'efforçait de faire prévaloir.
Il saisit une occasion de le montrer et de loger du même coup une écharde
dans la chair de son collaborateur qu'il regardait avec méfiance.
Un député socialiste ayant avancé qu'on était
en pleine incohérence législative le président ramassa
joyeusement l'expression. " M. Allard a parfaitement raison, dit-il. Nous
sommes en pleine incohérence. J'y suis, j'y reste."
Effet de stupeur ! Briand sort de la salle
des séances. Va-t-il démissionner ? Les choses s'arrangent
tant bien que mal ...
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