Début
I
Culte catholique.


DE CLOVIS A MIRABEAU
La pragmatique sanction
Le concordat de Bologne
La déclaration de 1682

DE LA RÉVOLUTION AU CONCORDAT
La constitution civile du clergé
Le concordat de 1801

 

DU CONCORDAT AU SYLLABUS
Le Concordat de 1817
Campagne séparatiste
Le Syllabus

DE 1870 A 1905

LE BUDGET DU CULTE CATHOLIQUE

DE CLOVIS A MIRABEAU

    L'adhésion de Constantin aux idées chrétiennes avait inauguré une ère nouvelle dans l'histoire du christianisme. DEpuis le jour où Constantin présida le concile de Nicée (313), depuis le moment où, après avoir été le souverain pontife de la religion païenne, il se proclama, devenu chrétien, "empereur et docteur, roi et prêtre", les tendances de la religion de jésus se trouvèrent profondément modifiées. La parole de Galiléen : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" fut désormais sans application ; une confusion s'établit entre le spirituel et le temporel ; l'Église emprunta, pour s'organiser, les cadres administratifs de l'empire, et elle fut amenée, par la succession des circonstances, à prendre en main une part considérable de la puissance temporelle.
    Lorsque les Barbares envahirent la gaule, ils se trouvèrent en face d'une situation de fait : l'Empire tombé, l'évêque avait remplacé presque partout, le fonctionnaire romain et il apparut aux envahisseurs comme le véritable chef de la cité, ayant sa part de l'autorité judiciaire, administrant les fonds du municipe, percevant les impôts, inspectant les édifices publics et dirigeant les travaux de construction de voirie.
    Le pouvoir de  l'évêque était si bien établi dans la cité romaine qu'il devint un des éléments nécessaires à l'installation définitive des envahisseurs sur le vieux sol gaulois.
    C'est la raison même de la conversion de Clovis. Le récit qu'en a fait Grégoire de Tours, avec les formes émouvante de sa foi naïve, nous dit quelle force avait alors la religion sur les volontés hésitantes des chefs barbares. Cet épisode de la conversion de Clovis a été vulgarisé, en une belle langue, par Augustin-Thierry ; il est dans le souvenir de tous et nous le notons ici, car il constitue la première étape des rapports de l'Église et de la France.
    En même temps que Clovis, 3 000 Francs se firent baptiser avec leur roi. Dès lors la victoire de Clovis sur les Burgondes et les Wisigoths fut préparée par les évêques orthodoxes qui, établis au milieu des populations égarées par l'hérésie arienne, se firent les agents du chef catholique. Et quels agents ! Certes, de par leur fonction même, ils vivaient confinés dans chacun des royaumes barbares ; mais, malgré les frontières, ils étaient en relations les uns avec les autres et leur puissance était décuplée du fait qu'un chef étranger, l'évêque de Rome, coordonnait leurs actions et unifiait leurs efforts. Participant dès cette époque de la puissance romaine, les évêques gallo-romains furent les plus sérieux adversaires des rois ariens et c'est grâce à eux que Clovis, baptisé, put préparer la domination de la dynastie mérovingienne.
    Nous avons des renseignements précis sur les complicités intérieures qui, au sein des nations ariennes, préparèrent la conquête des Francs, les évêques Tolisianus et Vérus sont expulsés, Quintianus doit s'enfuir de son évêché de Rodez ; enfin nous avons la lettre par laquelle l'évêque le plus considérable de la fin du cinquième siècle, Avitius, métropolitain de Vienne, l'adversaire le plus passionné et le plus intelligent de l'hérésie arienne, félicite Clovis d'une conversion qu'il a d'ailleurs contribué à rendre inévitable.
    Cette lettre est le premier texte précis, dans lequel se manifestent les intentions, les secrets désirs, les espérances de Rome. On y sent déjà quelle force attend l'Église romaine de sa collaboration intime avec la nation, que préparent les conquêtes de Clovis. Cette lettre fait prévoir la conception romaine d'un roi de France, fils aîné de l'Église, et même la prétention qu'aura bientôt Rome, pour établir définitivement son pouvoir, de créer un monarque placé sous sa dépendance, et dont le pouvoir temporel s'étendit aussi loin qu'allait sa force spirituelle. La lettre du métropolitain de Vienne prévoit déjà l'empire chrétien de Charlemagne.
    Grâce à l'appuis des évêques catholiques, Clovis va pouvoir triompher des Burgondes et des Visigoths ; mais l'église romaine ne perdra rien dans le marché conclu. Désormais, la royauté mérovingienne est liée à l'épiscopat, et nous assisterons bientôt à l'alliance des carolingiens avec Rome. Ce lent travail de la papauté qui, à deux reprises, à travers les siècles, fut sanctionné d'une manière éclatante par le concordat de Bologne, une première fois ; puis par la révocation de l'Edit de Nantes, commence son action méthodique et persévérante. Il y a une diplomatie ecclésiastique qui, dans ces périodes troublées, fut d'autant plus féconde en résultats qu'elle émanait d'un point fixe, Rome, où convergeaient toutes les forces d'intelligence, toutes les forces d'argent de l'Europe civilisée.

    La mainmise de la papauté dans les affaires intérieures de la royauté franque ne s'établit pas cependant sans d'assez grandes difficultés. En face des prétentions romaines, il y eut, dès l'origine, une tendance de la nation à vivre de ses propres ressources et de sa propre pensée, à l'abri de toute ingérence extérieure. Mais, à l'époque qui nous occupe, cette tendance est encore hésitante et imprécise. La loi qui règle les rapports de l'Église et de la royauté franque est la loi du chaos. Nous avons remarqué que, à l'arrivé des barbares, les évêques gallo-romains avaient une puissance administrative et judiciaire. Ils l'ont conservée. Il existe une juridiction ecclésiastique dont nous aurons l'occasion de parler et qui subsiste jusqu'au dix-septième siècle. Cette situation de fait, accrue encore par le prestige que leur donne la foi superstitieuse des peuplades barbares, propice à l'accroissement de leurs biens temporels, les rend puissants et redoutables. Mais ils ne sont pas encore placés sous la domination directe et impérative de la papauté.
    Théoriquement, les élections canoniques se faisaient alors par le peuple et par le clergé. Survivance de la primitive Église, le suffrage des croyants y maintenait encore dans les rangs du clergé le mouvement de la vie. Il est vrai que cette élection n'était qu'un des actes par lesquels était institué un évêque. Il fallait, par surcroît, la confirmation du roi et le consentement du métropolitain.
    Tel était, du moins, la règle, mais en fait, on dut la rappeler fréquemment aux premiers rois qui avaient inauguré un véritable droit de nomination directe. Saint Rémi ayant consacré prêtre un certain Claudius, les évêques protestèrent, et Saint Rémi répliqua qu'il avait agi ainsi par ordre du roi. L'évêque Quintinius meurt ; le roi ne reconnaît pas le nouvel élu. Il en nomme un autre. Nous empruntons à l'Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud un troisième fait des plus significatifs : en 562, un synode de Saintes, présidé par métropolitain, a destitué un évêque nommé par Clotaire et mis à sa place Heraclius. Quand ce dernier vint chercher la confirmation auprès de Charibert, le roi le fit jeter sur un chariot rempli d'épines et conduire à l'exil ; puis il envoya "des hommes religieux" qui rétablirent le destitué. Le métropolitain dut payer une forte amende et les autres évêques furent punis de même.
    Les évêques eurent une revanche à l'occasion d'un synode qui tenta de mettre quelques régularité dans la nomination aux grades ecclésiastiques. L'édit de 614 rétablit les élections canoniques pour le clergé et pour le peuple ; il maintient l'institution royale, mais avec cette réserve que "si l'on nomme quelqu'un du palais, ce soit pour ses mérites personnels".
    Cet édit avait pour objectif de réduire l'arbitraire royal. Il établit également par un texte le droit de l'Église à des privilèges de juridiction ainsi que ses privilèges d'immunités. Il constitue une victoire de l'aristocratie ecclésiastique qui tend, de plus en plus, à se former en un corps distinct dans la nation.
    Sous la dynastie mérovingienne, le roi conserve cependant un certain nombre de droits acquis. C'est lui qui préside les conciles et les synodes, et l'on sait que, parfois, dans ce chaos où le temporel et le spirituel voisinent et même se confondent, le roi a souvent employé les conciles aux affaires publiques. Gontran convoqua tous les évêques de son royaume pour les faire décider de sa querelle avec Sigebert. IL prétendit faire juger Brunehaut par un concile ; c'était une extension abusive de son droit. La coutume était qu'il jugeât les évêques, comme président d'un synode. Son droit à la présidence des conciles et des synodes est dès lors incontesté. Les conciles ne se réunissent qu'avec qu'avec son autorisation, lorsqu'il l'ordonne ; pour être applicables, les décisions des conciles doivent être confirmées par lui. On découvre déjà les forces qui limiteront la puissance de Rome et permettront au gallicanisme de naître.
    Mais nous n'avons pas dit assez les services réciproques de la papauté et des dynastie franques. Pendant que sous la dynastie mérovingienne une aristocratie ecclésiastique se forme, limitative de la domination abusive des rois, toute la politique de Rome consiste à mettre obstacle aux tendances des divers clergés à se former en église nationales, indépendantes de la papauté. Telle est la situation réciproque des combattants à l'avènement de la maison carolingienne.

    La diplomatie romaine remporta une première victoire décisive, pendant le principat de Charles-Martel. Elle fit preuve ainsi d'un très grand mérite, car Charles-Martel ne faisait pas précisément profession de favoriser les dessins de l'Église. Son autorité se manifesta d'abord contre les ecclésiastiques. Il dépose Rigobert, évêque de Reims (717); il fait saisir Euchère, évêque d'Orléans, qui est conduit sur son ordre à Cologne. Évêques et abbés sont déposés en foule ; leurs biens - évêchés et abbayes - sont distribués aux proches de Charles-Martel. Ces biens, malgré les protestations de Rome, ne furent jamais, dans la suite, restitués à l'Église ; et c'est une preuve historique de la facilité avec laquelle les souverains de France disposèrent de ce qui appartenait au clergé. Mais si Rome dut se soumettre elle fit payer d'une autre façon ce sacrifice au puissant maire du palais. C'est sous le principat de Charles-Martel, et avec sa collaboration, que la papauté commence à imposer à l'Europe son hégémonie morale et matérielle.
    Mais dans quelles circonstances ? Le moine Winfrid avait reçu du pape la mission d'évangéliser la Frise, puis la Germanie. Son apostolat consistait à prêcher l'unité religieuse sous l'égide du catholicisme romain. En même temps qu'une fois agissante, l'obéissance aux volontés du Saint-Siège apostolique était exigée des fidèles.
    Au printemps 723, Boniface obtint de Charles-Martel une lettre qui plaçait sous son patronage l'évangélisateur de la Germanie.
    Le prince des Francs avait agi en politique avisé. La force d'expansion de l'idée chrétienne permettait à l'influence des Francs de se répandre en dehors. La mission de Boniface fut couronnée de succès. L'église de Germanie fut crée. Le nom de Boniface acquit un prestige énorme.  Il se préoccupa, dans la suite, de réformer l'église d'Austrasie ; une série conciles eurent lieu furent tenus en Austrasie et en Neustrie ; enfin, en 745, un concile général de tout le royaume des Francs permit de constater quelle force avait acquise l'activité du pontife romain. Quelques années après, en 748, Boniface qui présidait un concile annuel fit voter une formule de soumission au siège de Rome. L'Église de Gaule, qui avait contribué à asseoir la dynastie mérovingienne et qui était devenu assez puissante pour se soustraire à l'arbitraire des rois, se soumet, à son tour, à l'autorité extérieure de la Rome pontificale. Une nouvelle étape a été franchie. De plus en plus, la politique romaine collabore à l'établissement de la puissance royale, qui rendra possible la fondation de l'empire chrétien de Charlemagne. Dans une circonstance critique, pour se défendre contre les Lombards, elle avait déjà fait appel à Charles-Martel. Étienne II s'adresse à nouveau à pépin. IL fait le voyage de Paris et conclut bientôt avec le prince des Francs une alliance décisive qui ouvre définitivement l'ère de la puissance romaine, en même temps qu'elle contribue à établir en France la domination de la dynastie capétienne.
    Cette domination fut surtout assurée par une cérémonie, qui empruntait aux croyances religieuses du temps, une portée immense. Pépin venait d'être élevé au trône de France. Suivant la coutume, il y avait eu élection. Mais, au moment où, avec ses deux fils, il allait entreprendre une guerre contre les Lombards, le pape lui donna l'onction sainte, ainsi qu'à ses deux fils.
    Dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, l'importance essentielle de cette intervention papale est marquée en quelques phrases décisives : "Le sacre était une nouveauté chez les Francs. Aucun des Mérovingiens, pas même Clovis, ne l'avait reçu. Cette cérémonie mystique élevait le roi au-dessus du peuple, d'où il était sorti. Les Francs avaient élu pépin, mais le jour du sacre, le pape leur a interdit à jamais de se servir de leur droit d'élection ; ni eux, ni leur descendance ne pourront prendre un roi dans une autre race, celui-ci ayant été élu par la divine Providence pour protéger le siège apostolique. désormais les "reins" du roi et de ses fils sont sacrés. Dieu y a mis le pouvoir d'engendrer une race de princes que les hommes, jusqu'à la fin des temps ne pourront renier sans être reniés par le Seigneur. Autrefois les guerriers portaient leur chef sur le bouclier, au bruit des armes et des acclamations : à Saint-Denis, ce n'est pas un homme, c'est une dynastie qui a été élue au chant des cantiques. Le Seigneur a repris aux hommes le pouvoir de faire des rois. C'est lui qui "les choisit dès le sein de leur mère". La raison de régner, la source de l'autorité royale sera désormais la grâce de Dieu."
    La force morale qu'en recueillit la royauté capétienne est incontestable ;mais celle-ci ne fut pas en reste avec la papauté. Elle contracta envers celle-ci des obligations que Rome sut lui rappeler au moment voulu. Pour l'instant, elle obtint d'être débarrassée des Lombards, elle se fit donner un pouvoir temporel. En 756, le roi des Francs remet les clefs de vingt-deux villes entre les mains du pape ; il est vrai que, quelques temps auparavant, Étienne II avait écrit aux Francs: "Selon la promesse qui nous a été faite par le Seigneur Dieu notre rédempteur, je vous prends entre toutes les nations, vous, peuple des Francs, pour mon peuple spécial."
    Cette collaboration intime de la papauté et de la royauté capétienne aboutit, comme c'était le dessein secret de Rome, à la fondation de l'Empire chrétien de Charlemagne ; mais cette création, contraire aux tendances de l'Europe à se former en nationalités distinctes, est bientôt anéantie et Rome, qui a échoué du côté des Francs, renouvelle sa tentative de concert avec les princes germaniques.
    Cette attitude de la papauté facilite le développement des tendances du clergé français à se créer une vie propre, indépendante de Rome.
    La royauté capétienne continue à trouver son principal appui dans le clergé. Charlemagne a réorganisé l'Église. Il a conservé, et même accru, l'autorité administrative des évêques. Certes, cette puissance abandonné au clergé n'est pas sans dangers. Grâce à ce pouvoir politique considérable, l'Église accrut encore ses biens. En 851, le concile de Soisson obtint que certains crimes, entre autre l'inceste, soit soumis à la juridiction ecclésiastique. Hugues Capet conserve avec les dignitaires de l'Église une union intime. La féodalité refuse à la royauté capétienne son appui. Celle-ci trouve dans la société ecclésiastique la base de son action et les ressources nécessaires à son établissement. Il s'agit de lutter contre les éléments anarchiques de la féodalité ; les évêques et les abbés favorisent la tendance de la royauté nouvelle vers la centralisation et l'unité ; ils sont membres actifs des assemblés administratives et judiciaires ; ils fournissent au roi des subsides et même des ressources pour la guerre.
    Mais cette collaboration intime de la royauté et de l'Église ne favorise nullement les prétentions romaines. Malgré les tentatives que fera Rome pour se rapprocher de la France, après les déboires de sa politique germanique, il lui faudra patienter jusqu'au concordat de Bologne (1516) pour ressaisir son influence prépondérante dans les affaires intérieures de notre pays.
    Elle s'est faite d'ailleurs de plus en plus arrogante avec Grégoire VII. Elle a accru ses prétentions à la domination universelle. Elle les a précisées dans des textes définitifs, dans des formules, sous des images. Seul, le pontife romain peut être appelé œcuménique. Son nom est unique dans le monde. Il ne peut être jugé par personne. L'Église romaine ne s'est jamais trompé et ne se trompera jamais. Le pontife romain a le droit de déposer les empereurs. Il y a ainsi vingt-sept propositions qui affirment à la face du monde la suprématie du pape sur l'Église et les princes.
    Ces principes n'ont pas été inventés de toute pièces par Grégoire VII. Ils sont en germe dans le droit canonique et dans les décisions antérieures des conciles ; mais c'est ce pape, célèbre à juste titre dans l'histoire de l'Église, qui a coordonné ces éléments divers et a dressé le monument juridique de la théocratie romaine.
    Armée de cette charte théorique de ses droits, la papauté a voulu en appliquer les principes au gouvernements des sociétés. Elle a voulu établir son autorité indiscutée sur les évêques et les prélats de toutes les nations chrétiennes. Mais elle a trouvé en face d'elle les princes, qui, par un usage consacré, avaient conservé la nomination aux grades ecclésiastiques.
    La guerre qui s'ensuivit entre la papauté et la royauté germanique est demeurée célèbre sous le nom de "Querelle des investitures". Sans doute, Rome fut finalement vaincue ; mais à la suite de quelles luttes !....
    Au début de cette querelle, Grégoire VII avait déposé Henri IV, en des termes que l'histoire a conservés et qu'il n'est pas inutile de citer : " ...Pour l'honneur et la défense de ton église, disait-il, au nom du Dieu tout puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, par ton pouvoir et ton autorité, je nie au roi Henri, qui s'est insurgé avec un orgueil inouï contre ton Église, le gouvernement de l'Allemagne et de l'Italie ; je délie tous les chrétiens du serment de fidélité qu'ils lui ont prêté ou qu'il lui prêteront ; je défends que personne ne le serve comme on sert un roi." Quelque temps après, Henri IV faisait pénitence ; il allait à Canossa, accordant à la papauté la plus belle victoire qu'elle ait jamais remportée sur une puissance temporelle.

    En France, Philippe 1er ne laissa point Grégoire VII s'immiscer dans sa politique intérieure. Avant lui, Hugues Capet avait défendu contre la cour de Rome l'indépendance de ses églises. Au concile de Saint-Bast avaient été proclamées les libertés gallicanes. Mais cette attitude s'expliquait par le fait que la papauté n'était alors qu'un instrument entre les mains des empereurs germaniques et qu'il eût été dangereux de favoriser l'intervention d'influences étrangères.
    Avec Philippe 1er, la situation a changé. Les papes ont rompu avec l'empire germanique et ils ont entrepris la réforme morale du clergé, abandonné à tous les abus, à toutes les déchéances, à tous les vices. Cependant Philippe 1er résiste. Quelques après, Louis le Gros se montre moins énergique dans la lutte contre Rome. Malgré tout, il maintient résolument son droit d'intervention dans les élections ecclésiastiques. Philippe Auguste ( 1180-1225); tout éclatant du prestige de ses victoires, accentue encore cette tendance. Il contraint les évêques à se présenter devant sa cour de justice. Il leur enjoint de participer aux frais de la guerre ; soucieux de mettre obstacle aux ingérences pontificales, il ne craint pas d'engager pour cela la lutte avec Innocent II ; en un mot, il prépare la naissance d'un esprit laïque et national, en opposition avec les prétentions de la théocratie romaine. Saint Louis continue son œuvre et ce monarque très chrétien fut un des plus fervent défenseur de la société laïque.
    Loin de se plier devant la papauté, il obtint d'elle des concessions. Sous son règne, les ecclésiastiques sont astreints à payer les décimes, douzièmes et centimes. C'est le moment héroïque des croisades. Le clergé est appelé à prendre sa part des charges qu'elles occasionnent. Saint Louis obtint aussi que les clercs mariés ou commerçants soient enlevés à la juridiction ecclésiastique.
    C'est sous le règne de Saint Louis que vécut Guillaume II, cet évêque de Paris qui aurait plutôt sacrifié les intérêts de Rome que ceux de la politique royale.
    Les tendances antiromaines de saint Louis étaient tellement connues qu'on lui a attribué la paternité d'un document considéré aujourd'hui comme apocryphe, et connu sous le nom de Pragmatique sanction de saint Louis ou Édit sur les élections ecclésiastiques et les libertés gallicanes.
    Que ce document ait été rédigé sous l'inspiration du roi très chrétien ou qu'il ait été composé plus tard de toute pièces, au moment où il s'agissait de préparer et de rendre possible la "pragmatique sanction" de Bourges, il est une chose certaine c'est que saint Louis n'en aurait contesté ni l'esprit ni les expressions.
    Ce document si intéressant pour l'histoire des origines du gallicanisme débute ainsi : Ludvicus, Deo Gratia rex Francorum, et le commentateur qui croit à l'authenticité de la pragmatique, fait remarquer, en une note, que "les princes de la troisième race se dirent rois par la grâce de Dieu, non seulement par pitié, mais encore pour marquer leur autorité souveraine et leur indépendance des papes, qui s'étaient, vers ce temps là, arrogé, sans apparence de raisons, le prétendu droit d'excommunier les souverains et de disposer de leurs royaumes."
    Il n'est pas sans intérêt historique de marquer ici l'importance essentielle de ce simple petit détail.

    Quelle était, à l'époque de Clovis, la conception que se faisait la papauté de ces rapports avec les princes temporels ? On connaît la comparaison, chère à la papauté entre le soleil et la lune ; entre l'Église romaine qui éclaire le monde et la royauté qui en reçoit les rayons
    Une autre figure illustre les théories romaines de la subordination des rois à l'égard de la papauté : " Il y a deux glaives : le glaive spirituel et le glaive temporel ; tous les deux appartiennent à l'Église ; l'un est tenu par elle, par la main du papa ; l'autre est tenu pour elle par la main des rois, tant que le pape le veut ou le souffre. En outre, l'un des glaives doit être subordonné à l'autre, le temporel au spirituel."
    Ces théories se sont manifestées dans plusieurs concile de l'époque. A aucun moment la papauté n'a admis qu'il y eut égalité de droit entre les deux pouvoirs.
    C'est donc une nouveauté, qui caractérise bien la conception des rois de la dynastie capétienne, que cette prétention de recevoir directement de Dieu la grâce qui les consacrait rois. Bossuet en tirera plus tard de beaux effets. Nous les notons ici comme une première étape décisive vers la fondation en France d'une Église anglicane ( Je suppose qu'il s'agit d'une faute de composition, c'est gallicane qu'il aurait fallut écrire !) , indépendante du pouvoir romain.
    Les différents célèbres entre Philippe le bel et Innocent III vont nous permettre de déterminer encore la marche ascendante des idées gallicanes. Elles vont prendre corps et s'organiser en système, grâce au patriotisme des légistes.
    Philippe le bel déclarait net, dès 1297, qu'il ne tenait sa royauté que de Dieu seul. il affirmait ainsi, de façon catégorique, l'indépendance du pouvoir temporel. Il montra bientôt comment il prétendait se libérer de la domination envahissante des pontifes romains.
    Le pape venait de lancer sa bulle dite clericis laïcos, par laquelle il interdisait à tout ecclésiastique de rien payer à un laïc sans y avoir été autorisé par le Saint-Siège, et cela sous peine d'excommunication. Prétention plus étonnante encore : Rome frappait d'interdit les villes qui imposaient le clergé.
    Philippe le Bel prit une décision capable de faire réfléchir la papauté. Il interdit toute exportation d'or et d'argent hors du royaume. C'était réduire à néant les ressources que Rome recevait de son Église de France.
    Le pape protesta, puis céda. Il est vrai que vingt-trois évêques français le suppliaient de revenir sur sa précédente bulle. Il autorisa la perception, par les laÏcs des droits féodaux, qu'autorisaient les coutumes du royaume. Les dons d'argent et les prêts, consentis à des laïcs par les prélats, furent punis. Le roi de France put lever, dans certains cas, des subsides sur le clergé. Le pape alla lui-même jusqu'à remettre à Philippe une partie de la collecte de terre sainte et une année des revenus des bénéfices vacants, et le garanti de la censure ecclésiastique. Quelques années après, de nouvelles difficultés se présentent. Elles atteignent un état aigu. Philippe est amené à faire ouvrir, devant la cour de Senlis, une procédure contre le pape, pour "lèse-majesté, rébellion, hérésie, blasphème, simonie". mais le pape accuse Philippe de "tyrannie, mauvais gouvernement, fausse monnaie". Dans une grande assemblée, à Notre-Dame, le roi affirme la doctrine de l'indépendance absolue du pouvoir royal ; Boniface VIII répond que "toute créature humaine est soumise au pontife romain". Des lettres frappant Philippe d'excommunication sont envoyées en France. On saisit le porteur des lettres à Troyes ; on le jette en prison, après l'avoir dépouillé. Le pape prétend, par une bulle, détacher sept princes ecclésiastiques de France et les dégager de toute fidélité au roi capétien. Un complot contre Boniface VIII est organisé par de Nogaret. Le palais pontifical de d'Amagni, où se trouvait le pape ( été 1303), est envahi. Boniface déclare qu'il "aime mieux renoncer à la vie qu'à la tiare". Il mourut quelques jours plus tard à Rome.
    Les années qui suivront consacrèrent le triomphe définitif de la royauté capétienne. Le vœu intime de Philippe le bel avait toujours été de supprimer l'ordre militaire des Templiers. Il y parvient. Les templiers étaient riches à l'excès. Ils avaient ouvert des crédits, pratiqué l'usure, leurs caisses regorgeaient d'argent, on les poursuivit comme hérétiques, les Dominicains les interrogèrent à la mode inquisitoriale. leurs biens furent mis sous séquestre ; 137 frères passèrent par le fer et par le feu.
    Un moment il y eu du flottement. La papauté était récalcitrante. Alors, Philippe ressuscita son idée de poursuivre Boniface VIII. Il était mort. On fit le procès de sa mémoire ... Finalement, tout s'arrangea. Boniface VIII ne fut pas considéré comme hérétique, mais les Templiers furent sacrifiés. On prononça la suppression de l'ordre en concile de Vienne (1311-1312). Philippe s'empara du numéraire et converti en caisse royale la caisse du Temple.
    Au cours de cette époque troublée, parallèlement aux actes se développent les idées d'un droit national opposé aux prérogatives de Rome. C'est pendant les luttes, dont nous venons de donner une brève impression, entre Philippe le bel et Boniface VIII, que, pour la première fois, le roi de France en appelle des déclarations du pape à un concile général. La supériorité des conciles nationaux, par rapport au Saint-Siège deviendra une de thèses les plus chères du clergé gallican.
    Nous ne sommes pas encore au moment de la déclaration gallicane de 1682, nous ne sommes même pas encore à la pragmatique sanction de Bourges; mais nous constatons l'élaboration doctrinale de ces deux actes essentiels dans l'existence de l'Église libre de France. Les légistes de l'an 1300, les Guillaume de Nogaret, les Pierre Flotte, les Enguerrand de Marigny préparent, dans leurs écrits et par leurs actes, les événements importants qui vont suivre. Tandis que Philippe le bel posait, sur le terrain des faits, le grave problème de la séparation de l'Église romaine et de l'État, ses conseillers légistes le posaient sur le terrain des idées.

    Nous passerons sur les événements qui suivirent. Ils sont importants cependant pour l'histoire de la papauté. C'est le grand schisme d'Occident, d'abord bicéphale, puis tricéphale. Ce sont les conciles qui, peu à peu, s'établissent en limitateur de la puissance romaine. C'est le concile de Constance qui, en 1418, malgré la fuite du pape, se déclare œcuménique et proclame que "tout chrétien, y compris le pape, lui doit obéissance pour ce qui concerne la foi, l'extinction du schisme et la réforme générale de l'église, dans son chef et dans se membres." C'est le concile de Bâle (1431) qui abolit l'impôt des annates, principal revenu des papes.
    Eugène IV, alors pape, adresse une encyclique aux princes de l'Europe, disant qu'un concile a émis la prétention de porter atteinte à ses prérogatives et de diriger l'Église, en ses lieu et place. Il transfère le concile à Ferrare. Celui de Bâle se maintient et nomme un antipape.
    Quelle est, dans ce conflit, l'attitude du roi de France ? Elle est d'un homme prudent, d'un politique avisé. Charles VII se déclare pour Eugène IV ; mais, au même moment, il travaille à recueillir, dans le décret de Constance et de Bâle, ce qui peut être favorables aux théories gallicanes, et avec ces éléments il crée le statut nouveau de l'Église de France, la pragmatique sanction de 1438.

La pragmatique sanction
    Charles VII avait déjà eu l'occasion, a plusieurs reprises, de faire montre de sentiments nationaux dans la questions des rapports entre l'Église de France et la papauté. Un des commentateurs de la pragmatique constate que, tout jeune encore - il n'était que dauphin - Charles VII ayant été chargé de gouvernement publia, en mars 1418, sous le nom de son père, des lettres qui rétablissaient l'ancien droit des Églises de France et du Dauphiné, relativement aux élections et collations des bénéfices, " sans aucun égard aux réserves expectatives et aux autres prétendus droits de la cour romaine, dont il ordonnait de faire cesser les exactions".
    Plus tard, Charles VII avait aussi publié d'autres lettres relatives à la collation des bénéfices, "non par rapport à l'ordre des nominations, mais par rapport aux personnes qui pouvaient être nommées". De tout temps, constate le commentateur, les rois de France avaient défendu qu'aucun étranger ne fût reçut à aucun bénéfice du royaume (lettre du 10 mars 1831)( plutôt 1431 ?) Mais leur défense avait été mal observée. Charles VII l'avait renouvelée dans des lettres adressées au concile de Constance. Charles VII en fit, dans la suite, comme nous le disons, signifier de semblables. Le pape favorisait le "parti anglais "donnant les bénéfices dans les États de Charles à ceux qui tenaient ce même parti. Depuis qu'Eugène IV avait succédé à Martin V, Charles l'avait fait prier de conférer les bénéfices considérables et de dignité "aux personnes nobles et de grand mérite, de la loyauté, prud'homie, prudence et littérature desquels il était dûment informé". Mais Eugène continuait de donner les bénéfices à des étrangers et même, parfois, a des ennemis du roi, "ce qui était préjudiciable à l'État, et même dangereux, car, par là, non seulement les finances passaient en main ennemies, mais des forteresses importantes, dépendantes de grands bénéfices, se trouvaient confiées à des personnes pouvant en abuser".
    Les tendances nationales de Charles VII se présentèrent encore à mesure qu'il prit l'habitude du pouvoir.
    De graves problèmes avaient été posés au concile de Bâle. Charles VII convoqua son clergé pour en étudier les éléments. On vit à cette assemblée extraordinaire cinq archevêques, vingt-cinq évêques et un grand nombre de prélats. L'assemblé s'ouvrit le 1er mai 1438 mais elle ne fut complète que le 5 juin. Des envoyés avaient été dépêchés de Bâle et de Ferrera, porteurs de requêtes. On leur donna aux uns et aux autres, de bonnes paroles et on fit un examen minutieux des décrets du concile de Bâle, afin de juger s'ils étaient bien conformes aux exigences de l'Église gallicane. Tous les membres de l'assemblée étaient d'accord pour considérer les libertés de l'Église gallicane non comme des privilèges, mais comme des droits "acquis", mais comme des droits primordiaux, essentiels, nécessaires à l'Église de France et à toute Église qui veut demeurer à l'abri des atteintes que tous les papes s'efforcent trop souvent de lui porter.

        Le travail fut terminé le 7 juillet, et c'est le même jour que Charles VII publia l'édit célèbre intitulé : "Pragmatique sanction sur l'autorité des conciles généraux, la collation des bénéfices, élections expectatives, appellations, annotés, etc."
    Le préambule de ce document important constitue un violet et amer réquisitoire contre les abus du Saint-Siège. Les Églises de France sont victimes de cupidités insatiables. Des "usurpations très graves" sont commises et d'"intolérables entreprises" accomplies. L'argent du royaume est entraîné "en des régions étrangères". D'autre part, le culte du Christ s'atténue : c'est la faveur qui règle l'avancement des clercs. Il convient donc de recourir, pour les maux de l'Église, aux remèdes indiqués par le concile de Bâle.
    Les deux premiers articles de la pragmatique déclarent que les conciles sont supérieurs à toute autre autorité en matière de foi et de discipline. Un concile œcuménique devra être convoqué tous les dix ans.
    Les autres articles interdisent la fête des fous et les spectacles donnés dans les églises, limitent l'incontinence des clercs. Mais les articles qui intéressent surtout le clergé gallican sont ceux qui diminuent, dans de notables proportions, les droits du Saint-Siège en matière de bénéfice ecclésiastiques et de procès. Évêques et abbés devront être élus par les chapitres et les couvents. Le pape n'aura plus le droit de consacrer le nouvel élu, sauf le cas où celui-ci se trouverait à Rome au moment de son élection. La pragmatique déclare supprimer les annates et le pape ne pourra juger les procès en appel qu'une fois que les plaideurs auront épuisé toutes les juridictions.
    Faut-il ajouter maintenant que cette charte du clergé gallican ne fut pas toujours appliquée ? Charles VII fit lui-même des entailles chaque fois qu'il eût intérêt à se faire venir du Saint-Siège.
    C'est l'histoire continuelle des rapports entre la royauté française et la papauté. Aux exigence de la foi et des principes se mêlent des raisons d'ordre politique ou d'intérêt privé qui les dénaturent. C'est ainsi que la pragmatique fut bientôt viciée de par la volonté même du roi de France. Elle donnait aux chapitres le droit d'élection des évêques et des abbés. Les rois jugèrent bientôt que l'autorité des chapitres en serait trop considérablement accrue et qu'elle limiterait la leur et ils s'entendirent avec Rome pour défaire ce qu'ils avaient fait.
    En 1463, Louis XI déclare la pragmatique abolie. Elle n'avait d'ailleurs jamais été reconnue par le Saint-Siège.
    Cette abolition fut complétée par la convention de 1470. Il est vrai que le roi obtenait du pape l'engagement de ne nommer que des Français et de tenir compte de la recommandation du roi. Nous entrons dans une période où la papauté reprend progressivement son influence. C'est le moment où Machiavel, alors ambassadeur en France (1501), écrivait au cardinal d'Amboise : "Les Français n'entendent rien à la politique ; autrement, ils ne laisseraient pas l'Église si grande."

Le concordat de Bologne.

    En 1515, François 1er se rencontre à Bologne avec le pape Léon X. Un accord s'établit entre eux pour le gouvernement de l'église de France. L'année suivante, le concordat de Bologne est signé. Il consent l'abolition de la pragmatique sanction de Bourges. Le roi et le peuple se donnent réciproquement des attributions, qu'ils n'avaient pas eues jusque-là. Le roi se réserve la nomination des évêques et des abbés ; le pape institue les prélats et reçoit l'annate des biens ecclésiastiques.
Par l'article 40 du traité de 1516, les prélats ont l'obligation, dès qu'ils sont institués, de payer au pape une somme équivalente au montant des revenus annuels de l'église ou de l'abbaye.
    C'est cette contribution flétrie et supprimée par la pragmatique qui a reçu le nom d'annate.
    Le résultat de cet accord de la royauté française avec Rome fut d'établir en France un pouvoir étranger, favorable, certes, dans certains cas, aux intérêts personnels du roi, mais nuisible au pays. Des abus furent dénoncés sous Henri II, dans les perceptions romaines. De multiples compétitions se produisirent, lorsqu'un bénéficiaire, élu d'après les canons des conciles, se trouvait en rivalité avec celui qu'avait nommé le roi. On portait alors l'affaire devant le grand conseil. Et quels abus n'entraîne point parfois la nomination royale ! Les évêques, abandonnant le soin de leurs diocèses laissèrent leurs vicaires les administrer et ils allèrent aux Tuileries se confondre dans la mêlée des courtisans. Le roi tira de ce clergé domestique d'excellents fonctionnaires. Napoléon recherchera plus tard dans un concordat calqué sur celui de Bologne les avantages qu'y avait trouvé François 1er.
    Les grands corps de l'État - parlement, Université - avaient vu le danger et s'étaient opposés à l'enregistrement du Concordat, puis à son exécution. Nous empruntons à la Bibliothèque historique le texte des protestations du parlement :
    "La cour, toutes chambres assemblées, voyant et considérant les grandes menaces dont on usait à son égard, ayant tout lieu d'appréhender sa propre dissolution, qui entraînerait celle du royaume, craignant que si aucunes étaient suscitées à l'occasion du délai de la publication du Concordat, on ne lui impute des malheurs qui pourraient arriver ; craignant encore que les alliances faites ou à faire avec les autres princes chrétiens ne fussent rompues ou empêchées par le refus d'enregistrement, et après que la cour a fait tout ce qui lui était humainement possible pour obvier à cette publication et enregistrement, par devant et en présence de sir Michel Blondel, évêque et duc de Langres, pair de France, comme authentique personne, elle a protesté et proteste, tant en général qu'en particulier, conjointement et divisement, qu'ils n'étaient et ne sont en liberté et franchise, et si la publication a lieu, ce n'était ni de l'ordonnance ou du consentement de la cour, mais par le commandement du roi, force et impression ci-dessus déclarées, que ce n'était point leur intention de juger les procès conformément au Concordat, mais de garder, observer comme auparavant les saints décrets de la pragmatique sanction, dont le procureur du roi aurait appelé, tant pour et au nom de la cour, que de tous les sujets du royaume ; la cour adhérant à ce premier appel et y persistant, appelle de nouveau au pape mieux informé, au premier concile général et à celui et à ceux auxquels il appartiendra."
    Si le Concordat, contre lequel le pouvoir laïque et national protesta dans les termes que nous venons d'indiquer, favorisa l'existence d'un épiscopat de courtisans, il y eu cependant dans le clergé français une majorité d'évêques et de prélats attachés aux libertés gallicanes qui unirent leur protestation à celle de l'Université et du parlement. Il suffit de lire les Mémoires du clergé pour en être convaincu. On y voit que " l'Église de France n'a jamais approuvé le concordat de 1516, et ne le reconnaît pas comme règle de discipline".

    Mais un nouveau fait va contribuer à atténuer, pour un temps assez long, les protestations du clergé gallican. Les abus de la cour de Rome, les vices et les dépravations du clergé de la renaissance italienne, la domination envahissante de la papauté avaient permis aux tendances des chrétiens évangélistes de se traduire dans une doctrine nouvelle, qui va avoir ses savants, ses héros et ses martyrs. Le protestantisme profite du besoin général qu'on avait au quatorzième siècle d'une vie religieuse plus réelle et plus profonde que celle des du catholicisme romain, immobilisé dans le dogme et dans la pratique minutieuse des cérémonies dont les sens échappait à la plupart de ceux qui s'y soumettaient par contrainte. La religion avait été transformée par les papes en un simple moyen de gouvernement ; Luther affranchit la conscience. En Vingt années, la moitié de la chrétienté rompt avec le chef et les dogmes du catholicisme.
    Il y eu un protestantisme français. Il naquit parmi les humanistes, impressionnés par la lecture de l'Évangile, retrouvé parmi les textes de l'antiquité grecque et latine. " Ils étaient habitués à un culte qui attribuait une importance capitale aux observances, aux rites, aux pratiques, qui réclamait leurs dévotions pour la vierge, les saints et les saintes ; ils lisent le texte même du nouveau Testament et tout disparaît : il ne reste que Jésus-Christ : lui, toujours lui !"
    Le clergé gallican se sentit anéanti par le développement de l'idée évangélique et le résultat fut qu'il resserra ses liens avec Rome. On le verra bientôt lorsqu'il s'agira de "recevoir" en France les décrets du concile de Trente.
    Ce concile avait été réuni, sur l'initiative de la papauté, pour tenter de rétablir l'unité brisée de l'Église catholique (1545-1563). On s'attacha, d'une part, à maintenir la pureté du dogme, et, d'autre part, à rétablir la discipline au sein du clergé et à en réformer les mœurs. Pour donner aux décrets de ce concile une force inusitée, on décida que les décrets concernant le dogme exigeraient la foi et que seraient déclaré hérétiques ceux qui refuseraient à y souscrire. Outre ces graves décisions, le concile avait également décidé que le jugement des évêques serait réservé au pape, que les juridictions ecclésiastiques conserveraient la faculté de prononcer des peines temporelles - amende ou emprisonnement - et que leurs privilèges seraient maintenus aux ordres religieux.
    La "réception" du concile de Trente en France occasionna de multiples péripéties. On examina la question en conseil du roi. Les décrets furent furent vivement critiqués par le chancelier de l'Hôpital qui les accusait de "trahir les libertés de l'Église gallicane". Catherine de Médicis, alors régente, qui voulait ménager les Huguenots, promit "de faire exécuter le concile en particulier, sans le publier en général". Cette réponse politique marque le début des guerres de religion.
    Elles avaient eu déjà leurs prodromes tragiques. A Paris, les premiers bûchers furent montés de 1525 à 1528, bien avant, par conséquent, le concile de Trente. François 1er, qui venait d'unir son action à celle de la papauté, était hésitant. Le 24 juin 1539, on publie l'édit général contre les luthériens, Étienne Dolet, condamné comme athée à l'occasion d'un dialogue de Platon, monte au bûcher le 3 avril 1546 ; la chambre ardente, instituée sous Henri II pour expédier les procès d'hérésie, émet quatre cent trente-neuf sentences, dont soixante condamnations capitales. Et les édits se succèdent. Le chef d'œuvre classique, le monument de cette législation est l'édit de Chateaubriand ( 27 juin 1551), véritable code de la persécution. Tout est réglé dans ces quarante-six articles avec une précision juridique, depuis la surveillance minutieuse de l'imprimerie jusqu'à la dénonciation de ceux qui lisent la Bible. Interdiction de tout emploi public, même d'une place de régent, à quiconque ne produirait pas un certificat de bon catholique ; ordre aux procureurs généraux de se livrer à une enquête sur les magistrats et officiers de justice de tout rang, pour sévir contre ceux qui seraient suspects de négligence dans la punition des luthériens ; défense aux simples particuliers, que la pitié pourrait égarer, d'adresser aucune supplique ou demande de grâce en faveur d'un hérétique ; interdiction, sous les peines les plus graves, de favoriser l'émigration à Genève ; " et, pour ce que plusieurs sans aucun savoir, en prenant leurs repas ou bien en allant aux champs, parlent, devisent et disputent des choses concernant la foy et les cérémonies de l'Église et font des questions curieuses et sans fruit ; défense à toutes personnes non lettrées, de quelque estat qu'ils soient, de ne faire plus d'ores en avant telles propositions, questions et disputes ; commandement très exprès à tous d'aller assidûment à la messe avec due révérence et démonstration ". Enfin comme sanction, outre les pénalités habituelles, une disposition nouvelle " le dénonciateur recevra le tiers des biens confisqués au dénoncé "(L'Histoire universelle de Lavisse et Rambaud). Il y a plus : un autre édit, celui de Compiègne (1557), unifie la peine : ce sera la mort.
    En 1555, l'Église réformée de Paris s'était fondé. En mai 1558 elle réunit 5 000 à 6 000 personnes au Pré-aux-Clercs et, dans cette assemblée, on distingua deux neveux du connétable de Montmorency, d'Andelot et l'amiral de Coligny. En 1559, eut lieu le synode des Églises réformées de France.
    Parallèlement à ce mouvement ascendant de l'idée protestante, se produit, au sein du parlement, un mouvement d'idées qu'il est nécessaire de signaler, car il révèle une nouvelle conception du droit et il prépare les vues juridiques d'après lesquelles nous envisageons aujourd'hui le problème des rapports de l'Église et de l'État, du spirituel et du temporel. Le Tiers apparaît, avec ses formes de pensées, ses notions juridiques, sa conception particulière de la vie. C'est Pierre Séguier et de Harlay, à la Chambre de la Tournelle, se refusant à prononcer la peine de mort pour choses de religion. Audacieuse prétention ? C'est Anne du Bourg qui, en une séance solennelle des Chambres réunies - le roi est présent - revendique la liberté de pensée : " Ce n'est pas chose de petite importance de condamner ceux qui, au milieu des flammes, invoquent le nom de Jésus-Christ !" Anne du Bourg est envoyée au bûcher.
    Après la mort de Henri II, une trêve se produit. Les États généraux sont convoqués, le Tiers formule ses prétentions : les causes de la détresse publique sont les richesses et le luxe du clergé. Les nobles et les communs sont d'accord pour émettre l'avis que l'on rembourse les dettes publiques en vendant les biens de l'Église, estimés à 120 millions de livres. Le connétable et le duc de Guise demandent à l'église 15 millions de livres. Elle offre 9 millions et demi, qui seront payés en six ans et elle remboursera les dettes de l'Hôtel de Ville de Paris. En général, le Tiers est favorable aux protestants. Entre les extrêmes, se place le parti des Politiques, qui prépare notre doit moderne. A une époque où, catholiques et protestants, d'accord en cela avec l'opinion publique, jugeaient impossible l'existence simultanée dans un pays de deux religions, dès 1504 ( ???), les Politiques émirent cette idée que c'est le rôle de l'État de garder la neutralité, d'accorder aux deux cultes m'existence légale et de faire respecter le droit de chacun. Suprême ironie à l'instant où l'on assiste aux massacres de la Saint-Barthélémy que célèbre le pape par des actions de grâce, où le dominicain Jacques Clément poignarde le roi Henri II (ou III ?), coupable de faiblesse à l'égard des hérétiques, où Henri IV doit abjurer afin de régner.

    Le premier acte politique de Henri IV fut de se réconcilier avec le Saint-Siège, en promettant de "faire observer le décret du concile de Trente, excepté aux choses qui ne se pourront exécuter sans troubler la tranquillité". Le deuxième acte fut l'édit de Nantes ( 13 avril 1598)
    Cet édit célèbre, après avoir constaté que le culte catholique était rétabli là où il avait été supprimé et après avoir reconnu au clergé la totalité de ses biens et droits antérieurs, assurait à la religion réformée la légalité. Il ne garantissait cependant l'exercice du culte que là où il existait déjà. Il fut donc, comme auparavant, défendu de pratiquer le culte réformé à Paris, ainsi que dans un certain nombre de villes d'où les protestants avaient été exclus par de récentes capitulations. Ils y purent cependant demeurer à la condition d'avoir leur prêches dans les faubourgs. Dans ces dispositions accessoires, les droits civils étaient reconnus aux protestants, ainsi que l'accès des emplois publics, universités, collèges et hôpitaux. Amnistie générale était proclamée en faveur de quiconque avait été condamné pour sa foi.
    Le constant effort de la papauté va tendre maintenant à rendre éphémère cette victoire de l'esprit laïque. L'édit autorise le clergé à reprendre, moyennant indemnité, tous ceux de ses biens qui, depuis quarante ans, avaient été aliénés. ce travail de reconstitution territoriale occupa d'abord les ressources d'ingéniosité de la diplomatie catholique. Elle sait quelle influence décisive a l'argent, que c'est le nerf non seulement de la guerre, mais de toutes les luttes, politiques ou idéales et qu'avec de l'argent, à propos employé, on peut agir efficacement sur les rois eux-mêmes.

    Si l'on envisage, d'une façon superficielle, le résultat obtenu par la diplomatie ecclésiastique, le grand événement de la révocation de l'édit de Nantes, apparaît dans un énorme relief, et d'autant plus important et décisif que les ruines, morales et matérielles, qu'il a causées, ont été plus grandes.
    Mais cette révocation de l'édit de nantes, si l'on étudie les événements qui l'ont précédée, accompagnée et suivie ne peut pas être considérée comme une victoire de la papauté. Elle fut l'acte nécessaire, inévitable, de celui qui, pour asseoir davantage sa domination absolue, voulut réaliser l'unité de l'Église de France, croyant, comme il était encore commun au dix-septième siècle, que l'on peut, par la persécution, extirper la foi des consciences, et éteindre la pensée dans les cerveaux.
    Le concordat de Bologne, fruit d'un accord entre la royauté française et la cour de Rome, avait enlevé la nomination des évêques et des prélats au clergé pour la confier au roi. En échange de cet abandon de privautés, qu'elle avait, elle aussi, revendiquées, la papauté avait reçu des compensations pécuniaires.
    Ce nouveau privilège de la royauté permit aux souverains français, et aux ministres, qui conseillaient leur politique, d'élever aux dignités importante de l'épiscopat des hommes dont le dévouement et la fidélité pouvaient paraître sûrs. L'épiscopat n'y gagna point en dignité. Un clergé domestiqué permit à Louis XIV de triompher plus facilement dans ses conflits avec Rome. Il prétendait devenir le chef incontesté de l'Église de France. Sa politique fut antiromaine, car il voulait annihiler toute autre autorité que la sienne. Elle devait être antiprotestante, pour que son église fut plus forte, en étant unifiée, et que sa puissance temporelle s'accrût de la force agissante d'une foi incontestée.
    Cette réalisation totale du gallicanisme, qui se produisit sous le règne de Louis XIV, fut préparé par l'action des pouvoirs qui se succédèrent en France depuis la mort de Henri IV.
    Ce fut, en premier lieu, sous la régence de Marie de Médicis, l'action des États généraux de 1614, où le tiers état, au premier article de son cahier, posait comme loi fondamentale "qu'il n'y a personne en terre, quelle qu'elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur le royaume, le roi ne tenant sa couronne que de Dieu seul." ce fut ensuite Richelieu qui, dès son arrivée aux affaires, se trouva en opposition avec le pape et inaugura une politique essentiellement laïque. Sous son inspiration, ou du moins sans qu'il y eût opposition de sa part, des livres son imprimés où l'on se plaint de "l'oppression que le pouvoir des papes fait subir à la France". Il interdit aux prédicateurs toute allusion désagréable au gouvernement et, au besoin même, il leur fait obligation d'en faire l'éloge. Une assemblée de prélats se réunit en 1641. Il l'épure, lorsqu'elle lui parait dangereuse. Deux archevêques et quatre évêques, opposés à ses projets, doivent quitter la ville ; les lettres royales qui leur enjoignent de partir se terminent ainsi : "Je prie Dieu, monsieur l'archevêque, qu'il vous donne une meilleure conduite."

    Le jour où, devenu majeur, Louis XIV prit en mains les rênes du gouvernement, l'archevêque de Rouen, Harley de Champvallon, fut reçu par le roi : "Sire, lui dit-il, j'ai l'honneur de présider à l'assemblée du clergé de votre royaume. Votre majesté m'avait ordonné de m'adresser à M. le cardinal Mazarin pour toutes les affaires ; le voilà mort ; à qui Sa Majesté veut-elle que je m'adresse à l'avenir ? " " - A moi, monsieur l'archevêque, je vous expédierai bientôt."
    Ce fut lui, en effet, qui expédia toutes les affaires de son royaume. On connaît la formule : " L'État, c'est moi !" Il l'étendit aux choses de l'Église et Bossuet légitima ses prétentions dans des écrits où aboutissent, pour se transformer en un système cohérent, toutes les tendances qui s'étaient fait jour dans les assemblées de la bourgeoisie et qui affirmaient la royauté de droit divin, la supériorité des conciles sur les papes et l'indépendance du clergé français vis-à-vis de la cour de Rome.
    Il devint impossible à un évêque d'établir une correspondance avec la cour de Rome, sans avoir au obtenu préalable une autorisation régulière émanant du roi. L'usage des relations directes entre Rome et les évêques de France se perdit bientôt. Le clergé devient un corps de fonctionnaires, sur lequel Louis XIV conserve une autorité sans limites, ce qui fait écrire à Fénelon que " le roi est beaucoup plus chef de l'Église que le pape ... L'Église de France, privée de la liberté d'élire des pasteurs, est un peu au-dessous de la liberté dont jouissent les catholiques sous l'empire du Grand Turc."
    Louis XIV pensait que le roi, représentant l'État, était le seul propriétaire de la fortune publique. Il en résultait pour lui le droit de disposer librement des biens ecclésiastiques. C'est lui, d'ailleurs, qui répartissait les bénéfices. Chaque fois qu'il devait communier le lendemain il se mettait d'accord avec son confesseur pour donner des titulaires aux postes vacants. On remplissait la "feuille des bénéfices" qui était soumise au pape, par simple formalité.
    Le souverain absolu intervint aussi dans les affaires de l'Église pour régler, ou plutôt pour achever d'anéantir son droit séculaire de juridiction. Le droit à une juridiction temporelle ecclésiastique datait de l'empereur Constantin. Au douzième siècle, en France, cette juridiction appartient non seulement aux évêques, mais aux autres ecclésiastiques : archidiacres, archiprêtres, chapitres, abbés des monastères. Elle s'exerçait au moyen des cours de chrétienté, qu'on appela par la suite des officialités.
    La compétence des ces cours là était très étendue. Il suffisait d'être tonsuré pour en être justiciable et les historiens constatent que vers 1288, il y eut jusqu'à 20 000 marchands qui "se faisaient donner par les barbiers couronne de clercs, pour profiter d'une procédure qui, à cette époque là, était plus raisonnable que celle de la justice féodale". Outre les clercs, les veuves, les orphelins, les croisés, les écoliers des universités étaient, dans certain cas, soumis à leur compétence.
    Les matières de la juridiction ecclésiastique avait à connaître étaient relative à la foi, à la discipline ecclésiastique. Dans le domaine temporel, elles jugeaient tous les procès qui avaient trait au mariage, aux propriétés du clergé, aux testaments, aux conventions confirmées par serment. Elle jugeait encore les crimes contre la religion, tels le sacrilège, le blasphème, la sorcellerie et tous les crimes commis dans des lieux saints. Elle édictait des peines, qui consistaient en des pénitences, emprisonnement et amendes, lesquelles étaient attribuées à des oeuvres de piété. Elle excommuniait fréquemment aussi. Mais, sous prétexte que Ecclesia abhorret a sanguine, elle transmettait aux cours séculières les coupables qui méritaient la peine de mort ou les mutilations douloureuses.
    Cette juridiction fut d'abord combattue par les barons féodaux ; de Philippe le bel à François 1er, sa compétence fut réduite. Des édits avaient transmis aux juges séculiers la connaissance des questions immobilières, des restrictions se trouvent réunis dans l'édit que prit Louis XIV en 1695 et qui traite en même temps de l'érection des cures, des fabriques, de l'entretien des églises et des cimetières, de la surveillance des maîtres et des maîtresses d'école par le clergé, des prières publiques.
    L'Église fut définitivement soumise à la justice civile, car, d'autre part, au moyen de l'appel comme d'abus, les juges séculiers pouvaient s'immiscer dans les affaires spirituelles elles-mêmes. Cette théorie de l'appel comme d'abus avait été élaborée par les légistes. Tout acte qui semblait contraire aux libertés de l'Église gallicane put être supprimé par le parlement comme abusif. L'auteur de cet acte pouvait même être condamné à l'amende et à la saisie de son bénéfice. Et Fénelon de s'écrier :" Ce n'est plus de Rome que viennent les empiétements et les usurpations ; le roi est en réalité plus maître de l'Église gallicane que le pape ; l'autorité du roi sur l'Église a passé aux mains des juges séculiers ; les laïques dominent les évêques."
    Louis XIV avait atteint son but. Il avait un clergé impuissant à réagir contre son empreinte. On constata à quel point il était indépendant de Rome, au moment du conflit avec la papauté, à propos du droit de régale.
    En vertu de ce droit séculaire, le roi de France percevait à la place des évêques décédés ou démissionnaires, les revenus de leurs diocèses, tout le temps de leur vacance, et ils nommaient aux bénéfices dont l'évêque avait, comme tel, la collation.
    Il est juste d'ajouter qu'à plusieurs reprises, le Saint-Siège avait protesté contre la deuxième de ces prérogatives. D'autre part, certains diocèses s'étaient rachetés à prix d'argent et il y en avait un certain nombre qui n'avaient jamais été soumis au droit de régale.
    Cet édit amena les protestations de deux évêques atteints. Les autres ne protestèrent point. Innocent XI se rangea du côté des plaideurs ; mais à la suite de diverses péripéties, une assemblée du clergé réunie à paris, au couvent des Grands-Augustins, confirma la régale universelle (1681)

La déclaration de 1682

    Le pape refuse de s'incliner ; il annule les actes de l'assemblée générale du clergé de France et demande aux évêques de se rétracter ; mais avant que sa lettre soit parvenue à destination, le clergé de France a signé une déclaration, divisée en quatre articles et rédigée de la main même de Bossuet. En voici le texte. Il est important, car cette déclaration constitue la charte essentielle du clergé de France.
    " Plusieurs personnes s'efforcent en ce temps-ci de ruiner les décrets de l'Église gallicane et ses libertés, que nos ancêtres ont soutenu avec tant de zèle, et, de renverser leurs fondements appuyés sur les saints canons et la tradition des pères. D'autres, sous prétexte de les défendre, ne craignent pas de donner atteinte à la primauté de Saint-Pierre et des pontifes romains, ses successeurs, instituée par Jésus-Christ, et à l'obéissance que tous les chrétiens leur doivent, et de diminuer la majesté du Saint-Siège apostolique, respectable à toutes les nations où la vraie foi est enseignée et où l'unité de l'église se conserve. D'un autre côté, les hérétiques mettent tout en oeuvre pour faire paraître cette autorité, qui maintient la paix de l'Église, odieuse et insupportable aux rois et aux peuples, et pour éloigner par ces artifices les âmes simples de la communion de l'Église leur mère, et par là de celle de Jésus-Christ. Afin de remédier à ces inconvénients, nous, archevêques et évêques assemblés à paris par ordre du roi, représentant l'Église gallicane avec d'autres ecclésiastiques députés, avons jugé, après mûre délibération, qu'il est nécessaire de faire les règlements et la déclaration qui suivent :

I

    " Que Saint-Pierre et ses successeurs, vicaires de Jésus-Christ, et que toute l'Église même, n'ont reçu d'autorité de Dieu que sur les choses spirituelles et qui concernent le salut, et non point sur les choses temporelles et civiles ; Jésus-Christ nous apprenant lui-même que son royaume n'est pas de ce monde, et, en un autre endroit, qu'il faut rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Qu'il faut s'en tenir à ce précepte de Saint Paul : que toute personne soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c'est lui qui ordonne celles qui sont sur terre : c'est pourquoi celui qui s'oppose aux puissances résiste à l'ordre de Dieu.
    " En conséquence, nous déclarons que les rois ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique par l'ordre de Dieu, dans les choses qui concernent le temporel, qu'ils ne peuvent être déposés directement ou indirectement par l'autorité des chefs de l'Église ; que leurs sujets ne peuvent être exemptés de la soumission et de l'obéissance qu'ils leur doivent, ou dispensés du serment de fidélité ; que cette doctrine, nécessaire à la paix publique, et autant avantageuse à l'Église qu'à l'État, doit être tenue comme conforme à l'Écriture sainte et à la tradition des pères de l'Église et aux exemples des saints.

II

    " Que la plénitude de puissance que le Saint-Siège apostolique et les successeurs de Saint-Pierre, vicaires de Jésus-Christ, ont sur les choses spirituelles est telle néanmoins que les décrets du saint concile oecuménique de Constance, contenus dans les sessions 4 et 5, approuvés par le Saint-Siège apostolique et confirmés par la pratique de toutes l'Église et des pontifes romains, et observés de tout temps religieusement par l'Église gallicane, demeurent dans leur force de vertu, et que l'Église de France n'approuve pas l'opinion de ceux qui donnent atteinte à ces décrets ou les affaiblissent, en disant que leur autorité n'est pas établie, qu'ils ne sont point approuvés ou que leur disposition ne regarde que le temps du schisme.

III

    " Qu'il faut régler l'usage de l'autorité apostolique par les canons faits par l'esprit de Dieu et consacrés par le respect général de tout le monde ; que les règles, les moeurs et les constitutions reçues dans le royaume et dans l'Église gallicane doivent avoir leur force et leur vertu et que les usages de nos pères doivent demeurer inébranlables ; qu'il est de même de la grandeur du Saint-Siège apostolique que les loi et les coutumes établies du consentement de ce siège et des Églises aient l'autorité qu'elles doivent avoir.

IV

    " Que, quoique le pape ait la principale part dans les questions de foi, et que ses décrets regardent toutes les Églises, et chaque Église en particulier, son jugement n'est pas réformable, si le consentement de l'Église n'intervient.
    "Ce sont les maximes que nous avons reçues de nos pères et que nous avons arrêté d'envoyer à toutes les Églises gallicanes et aux évêques que la Saint-Esprit y a été établis pour les gouverner, afin que nous disions tous la même chose, que nous soyons tous dans le même sentiment et que nous tenions tous la même doctrine."

    Le parlement de Paris enregistre le lendemain un édit par lequel il était défendu d'enseigner ou d'écrire rien qui fut " contraire à la doctrine contenue dans la déclaration". Désormais les quatre articles devront être enseignés dans les séminaires.
    Innocent XI, en réponse à la déclaration, refusa l'institution canonique aux évêques qui, étant prêtres, auraient assistés, comme délégués à l'assemblée de 1682 et signé la déclaration. Or, comme Louis XIV se gardait bien d'en nommer d'autres, il arriva qu'en janvier 1688, trente-cinq églises cathédrales se trouvaient sans pasteurs.
    Innocent XI meurt en 1689. Son successeur, Alexandre III, déclare nulle la déclaration de 1682. Le conflit devient de plus en plus aigu ; mais il meurt à son tour et, avec Innocent XII l'entente a lieu. Louis XIV donnera des ordres pour que l'édit ne soit pas observé et le pape s'inclinera devant les volontés du roi, en ce qui concerne le droit de régale.
    Cependant, les parlementaires n'abdiquèrent pas. Ils ne cessèrent d'appliquer, dans leur jurisprudence, les quatre articles de la déclaration. Au dix-huitième siècle, ils reparaîtront dans les édits royaux. On les verra aussi rappelés dans les articles organiques du Concordat de 1801.
    Trois ans après la déclaration du clergé gallican, le 17 octobre 1685, Louis XIV signait l'édit de révocation de celui de Nantes, corollaire de la déclaration et qui devait, dans l'esprit du roi, réaliser l'unité du culte en France. Les réformés furent autorisés à demeurer en France. Autorisation précaire, puisque tout culte public leur était interdit et que leurs enfants devaient être élevé dans le catholicisme. Il avait été ordonné précédemment que les notaires et huissiers protestants abandonnent leur charges à des catholiques (1682) ; que les officiers protestants de la maison du roi devraient abandonner leur place ou se convertir au catholicisme (1683) ; que les épiciers fermeraient leurs boutiques, sous peine de 3 000 fr. d'amande. Une déclaration royale avait interdit aux sages-femmes protestantes "de se mêler d'accoucher".
    Par le fait de ces décisions, 10 000 familles protestantes s'étaient expatriées avant la révocation. Vauban estime à 100 000 le nombre des protestants qui désertèrent la France à la suite de l'édit, avec 60 millions de francs. Cette exode causa la ruine du commerce ; les flottes ennemies furent grossies de 9 000 matelots, les meilleurs du royaume ; leurs armées de 600 officiers et de 12 000 soldats plus aguerris que les leurs.

    Cette révocation avait été préparée par une action patiente et minutieuse du clergé français. Louis XIV n'était encore qu'un enfant qu'il entendait Choiseul, l'évêque de Comminges, lui dire : " Nous ne demandons pas à Votre Majesté de bannir encore de votre royaume cette malheureuse liberté de conscience qui détruit la liberté des enfants de Dieu, s'il n'est en votre pouvoir d'étouffer l'hérésie d'un seul coup, de la faire du moins périr peu à peu."
    Le clergé réclama d'abord que l'on observât strictement l'édit de Nantes, sans tenir aucun compte des événements survenus depuis sa promulgation. Louis XIV fit envoyer des commissaires dans les provinces. Des temples furent démolis sous le prétexte qu'ils se trouvaient sur des lieux où le culte public n'avait pas été fait en l'année 1593 et 1597, ainsi que l'indiquait l'édit de Nantes. Le 17 juin 1681, une déclaration paraît "portant que les enfant de la R.P.R. pourront se convertir à l'âge de sept ans et défend à ceux de la R.P.R. de se faire élever dans les païs étrangers". On n'a jamais pu noter pareille atteinte à l'autorité du père de famille. Faut-il parler des dragonnades qui suivirent ? Les protestants avaient huit jours pour devenir catholiques ; ensuite ils étaient chargés par des troupes, que conduisaient des évêques.
    Louis XIV avait voulu réaliser l'unité du culte français. Il avait également pris part à la lutte contre les jansénistes - Port-Royal avait été rasé - et aussi contre les inoffensifs quiétistes. La conséquence inévitable de cette politique se produira bientôt : aucun pouvoir humain n'empêchera de naître la philosophie du dix-huitième siècle.
    " La politique inepte du gouvernement eut deux conséquences également funeste pour la royauté et pour l'église, écrit M. Debidour, dans l'introduction de son important et consciencieux travail sur le sujet qui nous occupe ( Histoire des rapports de l'Église de l'État en France, de 1789 à 1870 - Armand Colin, Paris) ; La première fut d'enhardir la magistrature au point que, dès le milieu de dix-huitième siècle, elle pût ébranler le vieil édifice de l'absolutisme monarchique et que, par le seul exemple de ses résistances, elle rendit la Révolution inévitable ; la seconde fut de rendre ridicules et odieuses les querelles théologiques, les persécutions, les d'affaiblir singulièrement la foi dans les classes supérieures et moyennes de la nation, de faire enfin le jeu des philosophes qui s'emparèrent dès lors de l'opinion et familiarisèrent bientôt beaucoup d'esprit avec l'idée de rejeter non seulement l'infaillibilité du pape, mais toute autorité sacerdotale, toute religion révélée. ce n'est plus dans l'Augustinus ou dans les Réflexions morales de l'ancien testament que l'on va chercher des arguments : c'est dans l'Encyclopédie et dans le Dictionnaire philosophique. Le mot d'ordre n'est plus de faire son salut, mais de fonder la liberté."
    Les dernières années du règne de Louis XIV illustrent cette vérité démontrée par l'histoire, qu'un pouvoir temporel ne peut être que l'ennemi de Rome ou son jouet. Louis XIV, on vient de le voir, s'était rapproché de Rome, en deux circonstances ; Rome empiéta. Le jansénistes avaient contesté l'infaillibilité du pape ; la compagnie de Jésus, émanation agissante de la papauté, convainquit le souverain absolu de la nécessité d'une publication urgente de la célèbre bulle Unigenitus (1713). Or, cette bulle ne conseille rien moins que l'obéissance aveugle aux ordres du Saint-Siège que Louis XIV avait mis tant d'acharnement à combattre. Quelques temps après, les jansénistes en ayant appelé des décisions du Saint-Siège au concile, celui-ci ne put avoir lieu. Le pape reprenait la prééminence perdue.
    Le parlement repoussa la bulle et, lorsque sous le règne de Louis XV, par ordre de l'archevêque de Paris, plusieurs curés exigèrent des mourants la déclaration qu'ils adhéraient à la bulle Unigenitus ou un billet de confession provenant d'un prêtre non janséniste, le parlement invita l'archevêque à retirer son mandement. Le roi casse l'arrêt du parlement. Mais celui-ci ne se tient pas pour battu, et le conflit se poursuit et s'aggrave. Louis XIV en arrive à exiler les membres du parlement (1713); mais aucune juridiction ne veut s'incliner devant les décisions du roi. Finalement Louis XIV cède au parlement. Billets de confession, refus des sacrements sont interdits, et Benoît XIV déclare que les ordonnances de l'archevêque ne seront applicables qu'à ceux qui seraient "publiquement et notoirement réfractaires à la bulle Unigenitus" (1756). Le parlement a triomphé.
    Le triomphe s'accompagne d'une réaction contre les jésuites. Gallicans, philosophes, encyclopédistes, sociétés secrètes se liguent contre eux. La faillite du P. Lavalette, ruiné à la Martinique, faillite dont les jésuites se refusent à solder le déficit, permet au procureur général du parlement de Paris d'examiner les statuts de l'influente compagnie. En 1764, elle est supprimée par un édit royal. En 1776, une commission, dite des réguliers, est nommée par le roi pour réformer "le clergé régulier". Un édit du 24 mars 1778 prépare la disparition d'un grand nombre de monastères. Les protestants profitent de la détente générale ; l'édit de novembre 1787 leur rend l'état civil. Ce sont les signes avant-coureurs de la prochaine liquidation. Cependant le clergé romain est toujours le premier de la nation. Il est le plus riche, il est encore le puissant, au moment ou va s'ouvrir la période de la Révolution française.

DE LA RÉVOLUTION AU CONCORDAT

    La suppression de la dîme, dans la fameuse nuit du 4 août, inaugure, pour le clergé, un ordre social nouveau. L'histoire des discussions, qui agitèrent alors l'Assemblée nationale, est suffisamment connu et nous ne l'entreprendrons pas ici. On sait qu'après avoir affirmé solennellement les droits de l'homme, l'Assemblée, inquiète à l'annonce des troubles et des violences qui affligeaient les provinces, lasses d'être pressurées, dans un mouvement spontané déclara que l'impôt serait désormais payé par tous les membres de la nation, que les droits féodaux seraient rachetables, et que les servitudes seraient radicalement abolies.
    Ces sacrifices, acceptés du clergé et de la noblesse par le souci de sauver du naufrage l'existence même de leurs ordres, provoquèrent un bel enthousiasme. Avec une égale sincérité, chacun affirmait son dévouement à la chose publique par l'abandon d'un de ses privilèges, d'un de ses droits séculaires. Il se produisit comme un entraînement à la renonciation. A deux heures du matin, tout était consommé. Aussitôt, les membres du clergé, se ressaisissant, accusèrent l'Assemblée de précipitation.

    Le 11 août, Camus se vit obligé de combattre le maintien des Annates, réclamé par de prétendus banquiers "en cours de Rome", qui en faveur de leur proposition se disaient partisan d'une entente entre la France et l'Italie. Camus déclara que les richesses expédiées à Rome étaient perdues pour la France.
    La veille, Sieyès avait démontré qu'il avait été bien entendu, le 4 août, que la dîme appartenait, en toute légitimité, à l'État et que ce n'est point platoniquement que des sacrifices avaient été faits à l'intérêt national.
    Le projet d'arrêté destiné à sanctionner les décisions prises pendant la nuit du 4 août était en butte aux attaques sournoises de deux ordres qui s'étaient, contre eux-mêmes, dépouillés de leurs plus chers privilèges. Mais, en dépit de tous leurs efforts, la nation eut le dessus. Le 11, tous les articles furent décrétés.
    Le régime féodal était à tout jamais anéanti. Les dîmes de toute natures se trouvaient détruites, "sauf à aviser aux moyens de subvenir d'une autre manière à la défense du culte divin".
    L'État paraissait donc, par cette formule, reconnaître une obligation le liant au clergé. Cependant, dans les écrits du temps, inspirés clairement par le tiers ordre, on lit que le prêtre doit vivre désormais de l'autel et que les fidèles doivent contribuer à la dot du pasteur. Assurément, la situation de l'État vis-à-vis du clergé n'apparaissait pas encore aux membres de l'Assemblée nationale sous un jour très clair.
    Le tiers état réformateur se contentait du résultat positif atteint : 133 millions de livres, soit 250 millions de francs (1901), revenant à la partie la plus travailleuse de la nation, au lieu d'aller annuellement grossir les recettes du budget clérical.
    Des obligations nouvelles, du fait même de cette suppression, liaient-elles l'État au clergé ? Rien ne paraît moins certain. mais il n'est pas moins vrai qu'une situation équivoque venait de surgir, situation qui durera jusqu'au 10 octobre, jour où Talleyrand spécifiera nettement les droits de la nation sur le clergé.
    L'évêque d'Autun était partisan de l'accomplissement total des réformes. Il était d'avis que l'État devait assumer toutes les charges qui pouvaient le rendre tout-puissant. Mais l'état des finances n'était-il pas tel qu'on ne saurait sans imprévoyance l'engager dans une série illimitée d'innovations ? Et, puisque impérieuses sont les transformations de la société, à quelles ressources extraordinaires l'État a-t-il le droit de faire appel ?
    Ce sont ces idées que Talleyrand développa, le 10 octobre, avec une clarté remarquable.
    Ces ressources extraordinaires ? mais où les trouver, sinon dans les biens du clergé ? Et qu'on ne vienne point prétendre que l'Assemblée fera subir à cet ordre la faix d'une nouvelle charge. Les "charges politiques" ne peuvent être qu'allègrement consenties.
    L'évêque d'Autun envisage ensuite les droits qu'a l'état de s'approprier les biens ecclésiastiques.
    La nation souveraine peut sans conteste mettre la main sur les biens vacants des associations qu'elle juge inutiles. Cela est indiscutable. Peut-elle réduire le revenu des bénéficiaires vivants ? Oui, si elle laisse au clergé ce qui est nécessaire à sa subsistance. Le surplus, elle l'emploiera au soulagement des déshérités de la nature et de la fortune, se substituant, de cette manière, à l'Église qui, jusqu'alors, avait le soin de l'assistance et qui y était tenue selon l'intention première des donateurs du clergé.
    La totalité des fonds du clergé s'élève à la somme de 70 millions et les dîmes, qui doivent être acquittées quelque temps encore, à 80 millions.
    Une fois en possession de la fortune cléricale, c'est la subsistance de quatre-vingt mille ecclésiastiques qu'il faudra assurer. Talleyrand explique comment il entend les voies et moyens de cette opération.
    Par la vente du capital, estimé 2 milliards, l'État rembourserait les rentes viagères et les rentes perpétuelles sur le roi. Le déficit serait comblé. Il resterait - 100 millions étant assurés au clergé - 35 millions pour former le premier fond d'amortissement, destiné à adoucir la prestation de la dîme jusqu'au jour où elle serait définitivement abolie.
    De nombreux applaudissements accueillirent la lecture de ce projet, dont l'impression fut ordonnée au nombre de 1 200 exemplaires.
    Cependant il ne devait pas être donné à l'évêque d'Autun d'attacher son nom à la réalisation de cette grande opération financière.
        Il est indéniable que son rapport avait montré à tous l'opportunité de la réforme, mais la leur avait fait apparaître complexe, difficile, savante ; mais ce n'est point un tel langage qu'entend une assemblée politique. C'est ce que comprit Mirabeau avec son sens affiné de conducteur de majorités. Aussi, deux jours plus tard, le 12 octobre, inopinément, comme d'une manière épisodique, Mirabeau, en peu de mots, demande que la propriété du clergé fasse retour à la nation " à charge par elle de pourvoir à l'existence des membres de cet ordre ", et que la disposition de ces biens soit telle qu'aucun curé ne puisse avoir moins de 1 200 livres avec le logement.
    Le principe de la nationalisation était ainsi posé.
    Quand, le lendemain 13, la discussion s'ouvrit, la droite fit remarquer qu'un tel procès de propriété ne devait se juger qu'à la dernière extrémité. Et les membres du clergé tentèrent l'impossible pour éluder la question.
    Mais on alla aux voix et l'Assemblée décréta que la proposition de Mirabeau allait être examinée.
    Camus affirma que l'État ne peut toucher aux propriétés de l'Église, sans s'exposer à détruire ce "corps social". Plusieurs abbés s'essayèrent à prouver que la propriété du clergé ne peut être revendiquée par l'État, sinon contre tout droit et contre toute justice. L'abbé d'Eymar renforça son opinion de cette assertion que c'est vouloir porter atteinte à la religion que de salarier le clergé.
    Mais Barnave revint au fait : la distribution des fonds assignés au service religieux appartient-elle à la nation ? Il est deux sortes de biens : ceux qui ont pour source la nation et ceux qui viennent des fondateurs. Ces derniers appartiennent également de droit à la nation.
    Les fondations ayant pour double objet l'assistance et le payement d'un service public ne sont qu'un dépôt entre les mains du clergé. Et Barnave déclare que, sans le bon vouloir de l'État, le clergé ne pourrait manifester aucune activité propre ; les biens ecclésiastiques ne peuvent lui appartenir. Puis, quittant le domaine de la théorie, Barnave montre que l'État de chose national nécessite la nationalisation. La suppression des dîmes a dépouillé inégalement le clergé ; il y a là une injustice à réparer. Enfin, dernier argument, par la vente des immeubles de l'Église, l'État évite la banqueroute.
    L'abbé Maury répliqua que l'Assemblée, en tolérant le procès de la propriété ecclésiastique allait au-devant d'un péril social ; à remonter à l'origine des propriétés, on aboutit à la loi agraire. En outre, c'est ébranler les assises de l'État, car si le clergé n'est pas propriétaire des biens fonds, s'il est doté par le fisc, au premier revers dans les finances, les particuliers refuseront de payer. La religion seule est la sauvegarde de l'empire.
    L'ancien gouverneur de la Guyane, Malouet, apporta au milieu de cette passionnante discussion une note personnelle.
    Pour lui, il reste indiscutable que les biens du clergé sont propriété nationale. L'État doit en régler l'emploi, afin que leur double destination soit rigoureusement remplie : entretien du clergé et soulagement des pauvres. Mais il ne saurait les aliéner sans méconnaître ses devoirs essentiels vis-à-vis de l'Église et vis-à-vis des malheureux ; s'il lui est permis de disposer du revenu de ces propriétés, ce ne peut être que les années où, grâce à une meilleure administration, les ministères de l'Église étant entretenus et les pauvres secourus, un excédent résulterait des exercices.
    Ce modus vivendi n'était pas conçu sans habileté. Il rallia de nombreux curés qui formèrent ainsi un parti intermédiaire, une minorité agissante moins faible. Contre les questions de principe, que la majorité posait inlassablement, on ne pouvait rien. Thouret proclamait que le clergé ayant cessé d'être un corps politique, son droit de propriété était inexistant puisque la loi ne connaît que les propriétaires réels. Ces corps ne peuvent donc pas posséder ; sans spoliation, la nation peut donc reprendre au clergé les biens qu'elle lui avait seulement permis de posséder.
    Les représentants du clergé s'évertuaient à rétorquer ces arguments de droit et de fait par un ensemble d'affirmations sèches, raides, scolastiques. Le clergé est une personne morale, disait-ils ; il peut être propriétaire. Le travail, les acquisitions sont de suffisants titres de propriété ; mais en réalité il a acquis à deniers comptants et par échanges ; ces actes ne sont pas ceux d'un usufruitier, mais d'un propriétaire.
    Ce débat juridique eût pu s'éterniser si Mirabeau, le 30 octobre, n'était venu trancher la question avec son éloquence et sa logique coutumières. Loin d'accorder au clergé une qualité d'usufruitier, il ne voit en lui que le dispensateur des biens qui, depuis un temps immémorial, était à la disposition du roi. Et il démontre qu'il doit être le principe que la nation est seule propriétaire des biens de son clergé.
    Le 2 novembre, il combat de nouveau, avec une force dialectique encore plus puissante, le second discours de l'abbé Maury, tissé de menaces et sophismes canoniques. Il répond aussi, moins sèchement toutefois, aux paroles de l'archevêque d'Aix. Et il n'est pas une seule raison, parmi celles que le clergé met en ligne, qui résiste à ses arguments politiques et théoriques.
    " Vous allez décider une grande question, dit-il. Elle intéresse la religion et l'État. C'est moi, messieurs, qui ai eu l'honneur de vous proposer de déclarer que la nation est propriétaire de tous les biens du clergé.
    " Ce n'est point un nouveau droit que j'ai voulu faire acquérir à la nation ; j'ai seulement voulu constater celui qu'elle a, qu'elle a toujours eu, qu'elle aura toujours, et j'ai désiré que cette justice lui fût rendue, parce que ce sont les principes qui sauvent les peuples et les erreurs qui les détruisent."
    Suivant Mirabeau, la nation a le droit "d'établir ou de ne pas établir des corps" . " Ce n'est point la réunion matérielle des individus qui forme une agrégation politique. Il faut qu'elle ait une personnalité distincte et qu'elle participe aux effets civils. Or de pareils droits, intéressant la société entière, ne peuvent émaner que de sa puissance."
    Par la suite, la société, ayant le droit d'établir, ou de ne pas établir, des corps, a également "le droit de décider si les corps qu'elle admet, doivent être propriétaires ou ne l'être pas".
    "La nation, dit-il, a ce droit, parce que si les corps n'existent qu'en vertu de la loi, c'est à la loi à modifier leur existence ; parce que la faculté d'être propriétaire est au nombre des effets civils, et qu'il dépend de la société de ne point accorder à tous les effets civils : des agrégations qui ne sont que son ouvrage ; parce qu'enfin la question de savoir s'il convient d'établir des corps est entièrement différente du point de déterminer que ces corps soient propriétaires."
    M. l'abbé Maury avait prétendu qu'aucun corps ne peut exister sans propriété. Mais Mirabeau lui répond :
    "Quels sont les domaines de la magistrature et de l'armée ? Quelle était donc la propriété du clergé dans la primitive église ? Quels étaient les domaines des membres des premiers conciles ? On peut supposer un état social sans propriété, même individuelle, tel que celui de Lacédémone, pendant la législation de Lycurgue. Pourquoi donc ne pourrait-on pas supposer un corps quelconque, et surtout un corps du clergé, sans propriété ?"
    Mirabeau continue en disant que partout où des corps existent, la nation " a le droit de les détruire, comme elle a eu celui de les établir"
    " Il n'est aucun acte législatif qu'une nation ne puisse révoquer ; elle peut changer, quand il lui plaît, les lois, sa constitution, son mécanisme."
    Il ajoute que l'Assemblée devant laquelle il parle n'est pas seulement législative, mais constituante, et qu'elle a, pour cela seul, tous les droits que peuvent exercer les premiers individus qui formèrent la nation française.
    Appliquant les principes au clergé, Mirabeau en déduit que la nation a le droit de décider que "le clergé ne doit plus exister comme agrégation politique".
    Et si elle exerce ce droit, qu'en résultera-t-il ? que deviendront les biens du clergé ?
    Mirabeau envisage plusieurs hypothèses : Retourneront-ils aux fondateurs ? Seront-ils présidés par chaque église particulières ? Seront-ils partagés entre tous les ecclésiastiques ? La nation en sera-t-elle propriétaire ? Il lui paraît évident que seule la dernière est légitime.
       " Tous les biens de l'Église n'ont pas des titulaires ; les titulaires mêmes n'ont pas des détenteurs, et il faut nécessairement que des biens qui ont une destination générale aient une administration commune.
    "Il ne reste donc que la nation  à qui la propriété des biens du clergé puisse appartenir ; c'est là le résultat auquel conduisent tous les principes."
    Mais une question se pose alors : sera-t-il de l'époque de la loi, que la nation sera propriétaire, ou l'aura-t-elle toujours été ? Faut-il, comme dit M. l'abbé Maury, tuer le corps du clergé pour s'emparer de ses domaines ? Ou bien est-il vrai que l'Église n'a jamais eu que l'administration, que le dépôt de ces mêmes bien :
    Mirabeau soutient cette deuxième thèse:
    " En effet, dit-il, si tout corps peut être détruit, s'il peut être déclaré incapable de posséder, il s'ensuit que ses propriétés ne sont qu'incertaines, momentanées et conditionnelles ; il s'ensuit que les possesseurs des biens, dont l'existence est aussi précaire, ne peuvent être regardés comme des propriétaires incommutables, et qu'il faut par conséquent supposer pour ces biens un maître plus réel, plus durable et plus absolu."
    " ... C'est pour la nation entière que le clergé a recueilli ses richesses ; c'est pour elle que la loi lui a permis de recevoir des donations, puisque, sans les libéralités de fidèles, la société aurait été forcée elle-même de donner des revenus, dont ces propriétés, acquises de son consentement, n'ont été que le remplacement momentané. Et c'est pour cela que les propriétés de l'Église n'ont jamais eu le caractère de propriété particulière."
    D'ailleurs, ne rentrent-elles point dans la même catégorie que celles qu'on a appelées le domaine de la couronne ? Est-ce qu'il ne serait pas au pouvoir de la nation de l'aliéner, d'en retirer le prix et de l'appliquer au payement de la dette ?
    Pour décider cette question, Mirabeau compare les propriétés de l'Église avec toutes les autres propriétés qui lui sont connues. Elles n'en possèdent aucun des caractères.
    " Ils n'ont pas été donnés à des individus, mais à un corps ; non pour transmettre, mais pour administrer ; non à titre de salaire, mais comme un dépôt ; non pour l'utilité de ceux qui devaient les posséder, mais pour fournir des dépenses qui auraient été à la charge de la nation."
    Par contre, les possessions de l'Église ont la même origine, la même destination, les mêmes effets que le domaine de la couronne.
    " Les biens, comme le domaine de la couronne, sont une grande ressource nationale. Les ecclésiastiques n'en sont ni les maîtres, ni même les usufruitiers ; leu produit est destiné à un service public ; il tient lieu d'un impôt qu'il aurait fallu établir pour le service des autels, pour l'entretien de leurs ministres ; il existe donc pour la décharge de la nation.
    " C'est donc pour son intérêt personnel, et, pour ainsi dire, en son nom, que la nation à permis au clergé d'accepter les dons des fidèles ; et, si le clergé cesse de posséder ces biens, la nation seule peut avoir le droit de les administrer, puisque leur destination est uniquement consacrée à l'utilité publique."
    A la suite de ce discours, la sécularisation des biens du clergé fut votée par 568 voix, contre 346 et 40 nulles.
    Par ce vote, l'Assemblée n'avait, à vrai dire, fait que poser le principe. Comment l'appliquer dans la pratique ? mais des conséquences forcées découlaient naturellement de ce vote.
    Le 13, Treilhard proposa de mettre le scellé sur tous les bénéfices, excepté les cures ; ce qui fut décrété sur-le-champ. D'autre part, le comité des finances s'inquiétait de l'état du trésor. Le 19 décembre, un plan de son rapporteur, Le Coulteux de Canteleu, proposait la création d'une caisse destinée à recevoir le produit de la vente des biens du clergé, caisse devenue nécessaire par le fait des votes précédents, particulièrement celui du 17 décembre, par lequel Treilhard, au nom du comité ecclésiastique, réclame la suppression de tous les couvents et maisons religieuses " dont l'inutilité est évidente". Ne seraient conservés que les ordres qui se consacrent à l'étude et au soulagement des malades. Le comité prévoyait des pensions pour les religieux quittant le monastère.
    De telles dispositions étaient inspirées par un sévère souci d'équité. Mais elle n'eurent pas le don de plaire au haut clergé qui ne se fit point faute de manifester violemment son mécontentement. Déjà, il adressait des menaces directes à l'État, encouragé qu'il était par ceux de ses membres qui avaient passé la frontière.
    L'Assemblée, prise par l'urgence de débats nouveau, ne put discuter le projet de Treilhard que le 11 février 1790.
    L'évêque de Clermont formula des vœux tendant à ce que les ordres monastiques reprissent leur ancienne splendeur ; l'évêque de Nancy proclame que le catholicisme est une religion d'État. La séance du 13 fut des plus tumultueuses. En face des insolences de la droite, la majorité jugea trop modérées les propositions de Treilhard et elle décréta que désormais la nation ne reconnaissait plus les vœux monastiques et toutes les congrégations furent supprimées. Les établissements de charité et d'éducation étaient cependant maintenus provisoirement.
    Cette loi porta au comble l'irritation du clergé. Des tentatives contre-révolutionnaires furent signalées en divers diocèses ; et, avant tout opération financières, les immeubles de l'Église, que l'État avait repris, étaient discrédités en chaque province.
    D'autre part, la dîme n'étant due que jusqu'en 1791, l'entretien du clergé devenait un problème pressant. Mais, comme les domaines ecclésiastiques répondaient seuls de cet entretien, il s'agissait de les arracher à l'Église qui les détenait encore.
    Tout d'abord l'Assemblée eut souci de rassurer les futurs acquéreurs des biens dits du clergé. Et comment, sinon en mettant à la charge de l'État la dette totale du clergé ?
    Ensuite, le 9 avril, le rapporteur du comité des dîmes, le jurisconsulte Chasset donna communication d'un projet de décret aux termes duquel le traitement de tous les ecclésiastiques serait payé en argent. A cet effet, une somme déterminée serait inscrite au budget de l'État. Et les anciens bien ecclésiastiques, tenus en état par les départements et par les villes, administrés par des citoyens élus, produiront des revenus qui serviront uniquement à payer les intérêts de la dette publique.
    Chasset fixait les frais du culte à 130 millions.
    Il était donc possible, avec une telle somme, d'assurer un traitement convenable aux membres du clergé. Mais c'est le principe même du salariat, que l'Église repoussait ; et elle ne pouvait se faire à l'idée qu'elle était dépossédée de son titre de propriétaire. Il lui paraissait que, sans richesse matérielle, son prestige avait cessé d'être, ainsi que toute autorité morale et toute domination temporelle.
    Ainsi, est-ce solennellement, au nom de tous les établissements religieux, que l'évêque de Nancy déclare ne pouvoir consentir au décret et à tout ce qui s'ensuivrait. L'archevêque d'Aix crut nécessaire d'user de moyens de conciliation et fit une offre de 300 millions hypothéquée sur les biens du clergé, qui en payerait les intérêts et en rembourserait le capital par des ventes progressives. Mais l'archevêque achevait son discours d'apaisement en évoquant la "puissance ecclésiastique", ce qui déplut à nombre de membres. Don Garbo fut encore plus maladroit. "Il faut décréter, dit-il, que la religion catholique, apostolique et romaine est et demeure, et pour toujours, la religion de la nation, et que son culte sera le seul autorisé." Un tel fanatisme, qui eut été compréhensible un siècle plus tôt, déchaîna le tumulte et ce fut au milieu de propositions et de contre propositions, de harangue menaçantes que le projet Chasset fut adopté dans son économie essentielle.

    Le clergé n'était plus désormais qu'un corps de fonctionnaires salariés par l'État. En moins d'un an, l'Église catholique avait perdu tous se privilèges : son pouvoir temporel, assise inébranlable de sa domination spirituelle, lui était ravi par l'État, maître de ses propre destinées.
    Elle ne souffrit point partielle déchéance. Ses ministres s'enrôlèrent dans les rangs des ennemis de la révolution, tandis que la nation après avoir détruit l'édifice de l'ancienne Église, se donna pour devoir d'établir selon ses vues un nouvel ordre de choses religieux.

La constitution civile du clergé.

    Le 6 février 1790, l'Assemblée avait chargé son comité ecclésiastique de dresser un plan de réorganisation du clergé. afin d'accélérer ses travaux, elle adjoignit à ce comité quinze nouveaux membres qui, pour éviter les fâcheuses critiques, furent choisis parmi les amis de l'Église.
    L'Assemblée avait à cœur de se tenir en dehors des matières spirituelles. Son rôle, elle désirait le borner à déterminer législativement les rapports que l'État devait entretenir avec l'Église, à établir de nouveaux principes qui subordonneraient le clergé, service public, à l'administration nationale.
    Il paraît surprenant que les réformateurs de l'Assemblée constituante n'aient pas perçu ce qu'il y avait, dans leur tentative, de contraire à la réalité, à la nature même des choses. Prétendre transformer le clergé en un corps de salariés, soumis à l'État, n'était-ce point méconnaître le caractère de l'Église catholique, universelle, romaine, n'était-ce pas renouveler l'erreur du gallicanisme, aboutissant à la bulle Unigenitus?
    La temporalité était l'unique domaine où les constituants se donnaient le droit de légiférer. Mais dès l'instant où l'État fait intervenir son autorité dans les matières de juridiction ecclésiastique, n'est-il pas fatal de le voir aux prises avec des questions de droit canon ? On croirait vraiment que nos grands laïcisateurs avaient perdu le souvenir d'une époque, pourtant récente, où s'était affirmée avec tant de force la toute-puissance de Rome sur son clergé. D'autre part, si les visées de leur politique étaient de susciter à nouveau une Église gallicane, comment n'eurent-ils pas la prévoyance de la mettre à l'abri de toute réaction, en s'assurant le dévouement de la plus forte partie du clergé ?
    Mais ce serait aller, croyons nous, contre la vérité historique, que de prêter aux hommes de 1789 un projet aussi résolu dans leur esprit.
    L'Église temporelle n'existait plus ; aucun des privilèges d'autrefois ne subsistait. Cependant, la crédulité religieuse ne paraissait pas avoir reçu des atteintes sérieuses ; à cette loi il fallait des serviteurs. L'État commit l'erreur de s'imaginer qu'il lui était possible de les créer de toute pièces, de sa propre autorité ; et cette assemblée, qui se révoltait quand on lui proposait de décréter le catholicisme religion nationale, s'asservit à une collectivité d'hommes vivant du commerce des croyances, tout en prétendant les soumettre à son despotisme, elle qui proclamait la liberté.
    A cette époque de la Révolution, la paix et la liberté religieuse eussent pu être réalisées, si les esprits plus avisés avaient su reconnaître dans le principe de la séparation des Églises et de l'État, la solution de bon sens, la solution logique.
    Bien au contraire, dans l'état des choses qu'elle prétendait instaurer, l'Assemblée nationale manifesta une légitime susceptibilité au sujet de son indépendance. Elle se montra indignée, quand le pape Pie VI prononça, le 29 mars 1790, la condamnation des principes révolutionnaires. Et dans la crainte que ce clergé, qu'elle voulait à son service, ne prit au pied de la lettre les paroles enflammées du Saint-Siège, elle se décidera à rompre en visière avec Rome.
    Mais, d'autre part, l'Assemblée ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que des ecclésiastiques français, avec lesquels elle désirait négocier, lui échappaient chaque jour. Par tous les diocèses ils lançaient de fougueux mandements, encourageant la levée de libelles incendiaires, fanatisant les populations et leur ouvrant le paradis si elles marchaient d'une belle ardeur à la guerre sainte. De terribles émeutes ensanglantaient le Midi et l'Ouest ; les anciennes congrégations devenaient des armées et les autorités civiles, harcelées, insultées, menacées, ne pouvant plus arrêter le flot des émeutiers catholiques, faisaient le sacrifice de leurs jour.

    Un tel spectacle eut dû ouvrir les yeux de l'Assemblée. En quels rangs du clergé avait-elle la possibilité de recruter ses troupes ? L'Église toute entière s'insurgeait contre la nation !
    Mais non, La Constitution civile, en dépit des événements, fut portée à l'ordre du jour le 29 mai et le 12 juillet, le projet était décrété.
    Elle donna lieu à des débats extrêmement laborieux. Le clergé répétait comme une antienne que les pouvoirs de l'Église sont inaliénables, imprescriptibles et illimités, que Jésus-Christ n'a pas donné aux empereurs le gouvernement ecclésiastique et qu'enfin la législation, la juridiction, l'enseignement sont ses droits inviolables.
    Devant une pareille irréductibilité, il apparaissait difficile de composer. Les constituants ne se laissèrent pas rebuter, tant ils avaient conscience que la nécessité sociale leur commandait la réglementation civile de l'Église. Ils avaient beau entendre et souffrir des panégyriques du pape dans ce goût : "Le pape a la primatie d'honneur et de juridiction sur toute l'Église", ils ne s'émouvaient pas et persistaient dans leur intention de soustraire le clergé français au pouvoir romain. N'est-ce pas Robespierre qui déclarait l'obligation pour l'État d'attacher étroitement les prêtres à la société, de leur inculquer la nation de l'intérêt public ?
    Les représentants ecclésiastiques révoltés contre les "hérésies" des réformateurs n'avaient pas à leur égard d'épithètes assez blessantes. L'une d'elles était que l'on "conduisait la nation au presbytérianisme" ! La majorité fit bon accueil à l'accusation. On proclama qu'en effet elle travaillait à fonder une Église gallicane, libérée à tout jamais des doctrines ultramontaines.
    Ainsi sa constitution civile se ressent-elle, dans toute se parties, de ce souci de création politique, de cet effort, pour dresser l'édifice juridique où s'abritera la nouvelle Église.
    Elle se divise en quatre parties : la première est consacrée aux offices ecclésiastiques, la seconde à la nomination aux bénéfices, la troisième a rapport au traitement des ministres de la relation et le quatrième établit les dispositions de la loi de résidence.

    Le principe du titre 1er est que la configuration des diocèses reproduira les divisions départementales de l'empire. Les seuls titres reconnus par l'administration sont ceux dévêques et de curés ; par la suite, les offices autres que les évêchés et les cures sont abolis. De plus, l'évêque ne devient qu'un président de consistoire ; le conseil, qui l'assiste, donne souverainement son avis. Ainsi désormais l'évêque ne sera plus le soldat obéissant du pape et, partant, les appels en cours de Rome ne seront plus possibles.
    Le titre II réglementait la procédure de la nomination aux bénéfices. Les évêques et les curés seraient les élus du peuple. En effet, ne sont-ils pas assimilés aux fonctionnaires civils ? Or ceux-ci sont nommés par une assemblée électorale ; et, comme tels, les ecclésiastiques seront soumis à toutes les formalités ordinaires jusques et y compris celle du serment. Quant à l'investiture, elle serait donnée par le métropolitain du diocèse. Solliciter la confirmation du pape eût été un acte de rébellion contre l'État.
    Les curés étaient élus parmi les prêtres ayant exercé le sacerdoce pendant cinq ans. Après avoir prêté le serment consacré d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi, l'élu était admis à recevoir l'investiture canonique. Les curés avaient toute latitude pour choisir leurs vicaires.
    On voit que la direction de l'Église était mise tout entière dans les mains du pays. C'est ce que les adversaires de la loi se refusaient à tolérer ; mais la disposition qui dépassait leur entendement était celle qui dépossédait le pape du droit essentiel du pontificat : le droit d'accorder ou de refuser l'institution canonique. Ils n'avaient pas de mots pour exprimer l'effet d'un tel outrage sur leur âme de chrétien. Quant à l'obligation du serment, c'était la consécration du schisme ; les prêtres qui, cédant aux mesures coercitives de la nation, jureraient respect à la constitution seraient déchus de leur dignité de ministre de Dieu. Mais les défenseurs du projet ne se dérobaient pas aux attaques. Et, tout d'abord, ils justifiaient l'élection en rappelant l'état primitif de l'Église, véritable démocratie. Et, pour exprimer la raison de l'éloignement où la Constitution tenait le pape, ils demandaient si le souverain pontife pouvait être autre chose, aux yeux des Français, que l'évêque de Rome.
    Le titre suivant, qui faisait bénéficier le clergé d'avantages pécuniaires, fut adopté sans difficultés. La gauche de l'Assemblée s'éleva contre cette loi qui rentait trop magnifiquement, à son avis, ceux-là qui n'étaient plus que des fonctionnaires. La réclamation demeura sans écho.
    En outre, Robespierre invoqua la justice de l'Assemblée en faveur des ecclésiastiques "vieillis dans le ministère et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmités". Libéralement, de nombreuses pensions de retraite furent octroyées aux invalides.
    Enfin, par la loi de résidence, objet du titre IV, il était interdit aux évêques de s'absenter de leur diocèse sans y être autorisé par le directoire du département ; leur absence ne pouvait s'élever au delà de quinze jours. De même, les curés et les vicaires n'avaient pas le droit de séjour ailleurs que dans leur cure ; si des nécessités impérieuses les réclamaient ailleurs, le directoire du district examinait leur demande de congé.
    Aussi l'Assemblée ne pouvait-elle accorder aux ecclésiastiques le droit de poser leur candidature à des emplois qui les auraient obligés à rester éloignés de leur offices. Cependant exception est faite pour les élections à l'Assemblée nationale et, d'autre part, la raison d'interdire au clergé au clergé l'entrée des divers conseils administratifs de leur commune ne subsistait plus ; l'Assemblée même avait tendance à encourager les prêtres à s'occuper des affaires publiques, puisque son ambition était de doter la nation d'un clergé patriote et libéral.

    Chaque article donna lieu à de violents débats ; lentement, péniblement on atteignit le 12 juillet et l'ensemble de la loi fut adopté.
    Quelques jour plus tard, le 24, Chasset, au nom du comité ecclésiastique, déposa un projet de loi sur les retraites, destiné à compléter les dispositions relatives au traitement du clergé. Les évêques supprimés, selon les propositions du comité, devaient jouir des deux tiers, à la condition que le tout n'excédât pas 30 000 francs ; les évêques conservés se démettant de leurs fonctions recevaient pareille somme.
    Il ne parut à aucun des membres de la majorité que la loi n'était pas suffisamment favorable au personnel de l'Église. On demanda même qu'il ne fut rien donné à ceux qui ne prouvaient pas que leur retraite était nécessitée par des raisons valables. Mais, par esprit de conciliation et pour s'assurer le dévouement de tout le clergé, les vues du comité furent adoptées.
    Les largesses de l'Assemblée, loin de désarmer les ecclésiastiques, ennemis de la constitution, prirent l'aspect d'une faiblesse et l'incitèrent d'avantage à la rébellion.
    Le clergé démasqua sa politique. Il s'efforçait d'agir à la fois sur l'esprit du roi et sur celui du paysan ; l'un et l'autre étaient sensibles aux prédictions fanatiques. A celui-ci, il évoquait le roi, déchu de son autorité. A celui-là, il parlait du maître de tous les rois, du vicaire de Jésus-Christ, couvert d'invectives, bafoué, dont l'autorité spirituelle se trouvait compromise, sinon détruite, par les lois hérétiques de la Constituante.
     Mais Pie VI, malgré son désir d'entre en lutte contre la France révolutionnaire, hésitait, tergiversait, tant il avait souci de ne point exposer son domaine d'Avignon.
    De son côté, le roi, pris entre les incitations du clergé et les menaces réservées de l'Assemblée, balançait à prendre une décision. Tout - son éducation, ses intérêts, ses influences - complotaient à lui faire opposer son veto à la promulgation de la loi. Mais une telle indépendance vis-à-vis des législateurs ne pouvait que mettre sa couronne en péril. dans son irrésolution, il réclama le secours du pape ; celui-ci répondit que le dernier mot sur la constitution appartenait au sacré collège. Dès lors, Louis XVI, mis au pied du mur, promulgua, le 24 août, la loi religieuse.

    Les évêques décidèrent de combattre sans le secours du pape ni du roi. L'archevêque d'Aix lança un manifeste qui, après la réfutation des théories laïques, provoquait à la guerre civile. Désormais, l'Assemblée allait avoir, à l'ordre du jour de ses séances, des interpellations incessantes sur les troubles cléricaux.
     Sans tarder, elle prit des mesures énergiques pour vaincre la révolte de l'Église. Tous les évêques et les curés en fonction furent tenus de prêter le serment constitutionnel, dans la huitaine, sous peine de perdre leurs offices. Ce décret, présenté par Veydel, fut rendu le 27 novembre, grâce à un discours de Mirabeau, qui légitima, avec une abondante éloquence, tout ce que l'Assemblée pourrait tenter pour assurer le respect de ses droits.
 Mais le roi ne peut se résigner à sanctionner le décret. Le peuple se soulève contre son souverain que Rome subjugue. L'émeute gronde. Le roi est soupçonné de trahison. Et ce sera le premier ébranlement sérieux que son royaume subira. Les assauts furieux et répétés de l'Église contre le pouvoir national prépareront la mesure trop tardive, qui deviendra le salut public, la séparation des Églises et de l'État.

     Il ne nous appartient pas d'exposer ici tous les événements religieux qui se placent entre la Constitution de 1790 et le décret du 27 novembre 1793. Avec eux, nous sommes dans la période de l'insurrection. Et, s'ils forment comme une trame serrée, si les actes législatifs auxquels ils donnent naissance paraissent découler légèrement les uns des autres, c'est qu'à toute cette agitation il n'était qu'un aboutissant politique : la dénonciation de l'erreur législative de 1789, de la constitution civile du clergé.
 Et si, par la force de choses, on en arriva à abandonner l'Église, c'est que les législateurs acquirent l'expérience que toutes les mesures qu'ils peuvent prendre à l'égard du clergé révolté serait insuffisant à assurer l'ordre et le respect de l'État laïque.
 

     Le 18 septembre 1794, la Convention, par mesure de financière, sur proposition de Cambon, vota un projet, qui d'abord posait en principe que la République française ne payerait plus les frais ni les salaires d'aucun culte.
     Ce principe, Cambon le dit formellement, était "dans tous les cœurs". Il n'était donc pas dicté uniquement par un état des choses financier ; il résultait des leçons de l'expérience. "Proclamez un principe religieux, dit Cambon, de suite il faudra des temples, qui devront être gardés par des personnes, qui s'en prétendront les ministres ; ils demanderont des traitements ou des revenus. S'ils réussissent dans leur première demande, ils élèveront bientôt de nouvelles prétentions, et, sous peu, ils établiront des hiérarchies et des privilèges."
     On ne saurait mieux faire apparaître le danger que fait courir à l'État une union avec l'Église. Mais, nous l'avons dit, ce n'est pas d'un coup que les conventionnels de 1794 arrivèrent à posséder une conscience aussi nette des intérêts supérieurs des deux partis. De 1790 à 1794, l'étape fut longue, ardue ; sanglante à plusieurs reprises, la solution finale ne manqua pas d'être présentée, formulée même et désirée.

     C'est d'abord la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, lorsque le pape, prévoyant l'annexion d'Avignon, refusa de recevoir notre ambassadeur, M. de Ségur. Dès que la nouvelle fut connue à Paris, le 30 mai 1791, le nonce fut informé d'avoir à quitter aussitôt la France. Rien alors ne put mettre un frein à la violence des ecclésiastiques contre la constitution civile ; et de nombreux curés assermentés, cédant à leur tendance ultramontaine, violèrent toutes les prescriptions de la loi à plaisir afin de la rendre inexistante. Ils ne tardèrent pas à atteindre leur but ; la Constitution, qui avait donné naissance à un nouveau clergé maintenant en révolte, n'était rien autre, à la fin de 1791; qu'un poids mort, qu'un monument législatif tout en façade, sans vertu, sans sanction, au nom duquel il fallait verser le sang, puisque l'Église, en portant ses coups contre la Constitution, visait en plein cœur la nation. Il est donc tout naturel que, dès cette époque, de bons esprits aient cru politique pour l'Assemblée de détruire elle-même son œuvre.
     André Chénier, dans une lettre adressée au Moniteur, le 22 octobre, disait que les prêtres cesseront d'être dangereux le jour où la nation se désintéressera des religions : " les prêtres ne troublent point les États quand on ne s'y occupe point d'eux".

     Le 6 février 1792, l'Assemblée législative demanda au ministre de l'intérieur, M. Cahier de Gerville, un tableau général de la situation du royaume. Celui-ci lut, à la séance du 18 février, un exposé détaillé de l'état de la France. Ce qui avait trait aux troubles religieux occupe la majeure partie de son rapport ; et, en matière de conclusion, il exprimait de judicieuses pensées qui étaient le signe d'un nouvel état d'esprit.
 Tout ce que peut faire une bonne constitution, c'est favoriser toutes les religions sans en distinguer aucune. Il n'y a point en France, de religion nationale. Chaque citoyen doit jouir librement du droit d'exercer telle pratique religieuse que sa conscience lui prescrit, et il serait à désirer que l'époque ne fut pas éloignée où chacun eût la charge de son culte. Le fanatisme est comme un torrent qui détruit et renverse toutes les barrières qu'on lui oppose et qui s'écoule sans ravage lorsqu'on lui ouvre les issues ... L'intérêt des prêtres ne doit entrer pour rien dans le combinaisons du législateur. La patrie attend une loi juste qui puisse entrer dans le code de peuples libres,  et qui dispense de prononcer ici les mots : Prêtres et religions.
 

     Le 18 novembre 1792, au cours d'un important débat sur le régime des impôts, Cambon monte à la tribune de la Convention et formule le principe de la séparation tel qu'il découlait de la situation financière de l'État :
     "Ayant à nous occuper de l'état des impositions en 1793, nous devons nous poser cette question : si les croyants doivent payer pour leur culte. Cette dépense pour 1793, qui coûterait 100 millions, ne peut pas être passée sous silence, parce que la trésorerie nationale ne peut pas la payer. Il faudrait donc que le comité des finances eut l'impudeur de venir demander le sang du peuple pour payer des fonctions non publiques. Votre comité a regardé cette question sous tous les points de vue. Il s'est demandé : qu'est-ce que la Convention ? Ce sont des mandataires qui viennent stipuler pour tout ce que la société entière ne pourrait stipuler elle même. Ils ne doivent point fixer des traitements lorsque chacun y peut mettre directement la quotité. Alors il s'est dit : faisons l'application des vrais principes qui veulent que celui qui travaille soit payé de son travail, mais payé par ceux qui l'emploient."
    Cependant, en dépit de toute les raisons puissantes qui militaient en faveur de la proposition de Cambon, Robespierre, Danton et quelques autres se rangèrent d'un côté tout opposé. Selon eux, l'État devait continuer à salarier son clergé pour ne point aggraver par une suppression radicale le caractère de sédition qui éclatait de toutes parts ; et la motion que Cambon développa en plusieurs séances fut définitivement écartée.
     Il la reprit lui-même deux ans plus tard, quand la Convention décimée ne pouvait plus lui opposer ses antagonismes d'autrefois. La situation financière ne laissait pas que d'être encore plus alarmante, et les derniers conventionnels eux-mêmes trempés dans la tourmente terroriste, ayant appris jusqu'à quels crimes pouvait aller l'esprit d'insubordination du clergé, inclinait vers l'unique solution capable de dissiper l'équivoque de 1790. Tous étaient partisans d'une rupture avec tous les errements des premières heures de la Révolution que, par une fausse conception des rapports du clergé et de l'État, il avait paru bon de conserver. Mais, sauf le financier Cambon, nul ne s'aventurait à exprimer l'esprit de la nouvelle politique.

     Ce mérite revint à Grégoire qui, le 23 décembre 1794, fit la lumière sur les velléités communes à tous les conventionnels et formula les véritables principes de liberté en matière religieuse. Car il n'était pas suffisant de dire que, la constitution civile n'existant plus, l'Église avait seule à prendre souci d'elle même. Grégoire s'élève au dessus du moment et spécifie qu'absolument, dans tous les pays et dans tous les temps, l'État n'a pas à légiférer en ce qui concerne les choses cultuelles.
     "Le gouvernement, dit-il, ne peut adopter, encore moins salarier aucun culte, quoiqu'il reconnaisse à chaque citoyen le droit d'avoir le sien. Le gouvernement ne peut donc, sans injustice, refuser protection, ni accorder préférence à aucun. Dès lors, il ne doit se permettre ni discours, ni acte qui, en outrageant ce qu'une partie de la nation révère, troublerait l'harmonie ou romprait l'égalité politique. Il doit les tenir tous dans la juste balance, et empêcher qu'on ne les trouble et qu'ils ne troublent.
     Ils faudrait cependant proscrire une religion qui n'admettrait pas la souveraineté nationale, la liberté, l'égalité, la fraternité dans toute leur étendue ; mais, si un culte ne les blesse pas, et que tous ceux qui en sont sectateurs jurent fidélité aux dogmes politiques, qu'un individu soit baptisé ou circoncis, qu'il crie Allah ou Jéhova, tout cela est hors du domaine de la politique".
    On ne peut pas mieux dire. Nous sommes loin de l'opinion terre à terre de Cambon. Mais Grégoire, sans doute, pêchait par le défaut contraire ; il perdait son époque de vue et disait la législation d'un siècle plus calme. Il réclamait que les autorités fussent chargées de garantir à tous les citoyens l'exercice libre de leur culte, en prenant les mesures que commandaient l'ordre et la tranquillité. Mais permettre le libre exercice du culte, n'était-ce point déchaîner la fureur homicide du clergé contre la Révolution ? Néanmoins, l'Assemblée manifesta clairement, avant de passer à l'ordre du jour, qu'elle était assez détachée des religions pour laisser les prêtres à leur pratique, " à la condition, dit Legendre, qu'ils ne rétrécissent point l'esprit public".

     Les événements donnèrent raison à la Convention.. Il n'était pas un point de la France où il ne fallut réprimer des émeutes cléricales, sinon des batailles rangées ; la messe était un acte subversif. Et ce ne fut que lorsque la Vendée, définitivement écrasée, réclama, comme une justice, la libre pratique des cultes que la Convention crut possible de détendre sa politique de défense révolutionnaire.
    Le 21 février, elle étudia un projet de décret ne réglementant que la police des cultes. C'était tout un ensemble de garanties contre tout culte qui deviendrait exclusif ou dominant ; la liberté de chacun était minutieusement protégée. Plus d'oppression vis-à-vis de l'Église, mais une large et sévère surveillance.
    Les communes ne pourront acquérir ni louer de local pour l'exercice des cultes ; il ne peut être formé aucune dotation perpétuelle ou viagère, ni établi aucune taxe pour entretenir les prêtres. Aucun signe particulier à un culte ne peut être élevé, fixé sur quelque lieu que ce soit, sauf les églises et dans les maisons particulières. La République interdit en outre les exhibitions d'emblèmes, les proclamations confessionnelles, le port de tout insigne sacerdotal
    Les sanctions à toute cette série de prescriptions, nécessaires à rendre réelle la liberté de conscience, étaient des amendes de 100 à 1 000 livres et des emprisonnements d'un mois à dix ans
    A la faveur de cette loi, l'ancien clergé constitutionnel se réorganisa promptement. Le 17 mars, il lança une encyclique, à laquelle adhérèrent de nombreux évêques assermentés. Sa politique fut d'amener à lui les membres du clergé réfractaire ; mais il n'y réussit pas.
    D'ailleurs, bien que très agissant, le clergé gallican avait perdu toute popularité. Les croyants se tournaient vers l'Église dite orthodoxe, vers les insermentés et les émigrés. Chaque jour, les prêtres proscrits rentraient nombreux , et ils n'avaient rien de plus empressé, aussitôt sur le sol de la République, que d'user de la liberté nouvelle pour combattre les idées, les institutions et les hommes de la Révolution. Si bien que les menées audacieuses des anciens réfractaires provoquaient à la Convention, le 17 avril 1795, un violent débat qui aboutit au décret du 1er mai, condamnant à mort tous les émigrés saisis ;les prêtres insermentés avaient un mois pour franchir la frontière.

     Le clergé antinational ne tenait, en effet, aucun compte du décret sur la liberté des cultes ; il disait la messe dans des églises qui lui étaient interdites et prêchait ouvertement le royalisme.
     La loi du 21 février fut donc encore prématurée, puisque la révolte contenue éclata plus violemment que jamais. Cependant, la République, pour ne point exaspérer les esprits et pour faire cesser la guerre civile, mit toutes les église non aliénées à la disposition des prêtres qui feraient acte de soumission aux lois du pays. Mais ce nouveau serment, le clergé voulut pas le prêter, et il considéra cette formalité comme un prétexte pour mettre encore en mouvement ses compagnies d'émeutiers. La Convention dut encore voter des lois de bannissement et compléter la loi sur la police des cultes.
     Les prêtres gallicans, par contre, protestèrent de leur égal respect pour l'autorité civile et pour l'autorité papale ; mais leurs efforts pour apaiser la lutte de l'Église romaine et monarchique contre la République n'aboutit pas. Les prêtres réfractaires violèrent chaque jour la loi sur la police des cultes. Le Directoire, pour anéantir les ennemis de la nation, se résout alors à attaquer directement la papauté ; Contre les prêtres insoumis, il vote des lois de salut public. Mais les Anciens ne le suivent pas dans cette voie ; ils désiraient plutôt l'indulgence à l'égard des révoltés ; et, le 5 septembre 1796, les prêtres étaient admis à prendre jouissance des biens qui avaient appartenu à l'Église d'autrefois.
     D'un autre côté, par l'intermédiaire du général Bonaparte, le Gouvernement fait pressentir le pape pour le décider à prêcher aux réfractaires la soumission à l'État. Le Saint-Siège, qui apercevait dans la République de sérieux symptômes de désagrégation, ne se hâtait point d'acquiescer ; le triomphe de la contre-révolution l'assurait d'un meilleur avenir. En effet, elle était déjà triomphante. Les réfractaires, par la loi du 24 août étaient solennellement amnistiés ; il fallut que la république, dans un sursaut d'énergie se défendit par la loi du 19 fructidor, véritable coup d'État révolutionnaire. Le clergé insoumis et le pape subirent les durs effets de cette loi. Celui-là, par des prescriptions en masse, rapides et sans conditions ; celui-ci par par la lutte qu'il eut à soutenir dans sa ville pour empêcher que ne se dresse, en face de son pouvoir, un gouvernement démocratique.
     A Rome, on ne recula point devant l'assassinat de l'ambassadeur Basseville et du général Duphot ; et la république dut lancer contre son ennemi une armée qui fit prisonnier celui dont la Révolution avait tant à redouter.
     Mais le régime de fructidor ne fut pas sans réveiller le fanatisme. Partout, ce sont des insurrections ; les provinces sont travaillées par les prêtres qui, bien que bannis, viennent de nouveau ensanglanter la France. Plus qu'aux périodes troublées que le pays vient de vivre, la passion contre-révolutionnaire fanatise les esprits et devient, cette fois, invincible. Le directoire était au dessous de sa tâche. Bonaparte s'offrit en sauveur.
     Il voulut d'abord la restauration religieuse. Rien n'était plus politique pour l'accomplissement de ses ambitions. Un clergé gallican ne pouvait être utile à Bonaparte, puisque ce clergé, en dehors de Rome, était sans autorité sur le pays. Il était donc de toute nécessité que les relations avec le Saint-Siège fussent reprises. Mais un tel acte devait se produire à son moment. Bonaparte n'apporta aucune hâte malencontreuse dans la poursuite de ses desseins.
     La pacification religieuse, il l'obtint par des mesures pondérées, où les concessions mutuelles s'équilibraient habilement. Son ambition n'était, semble-t-il, que d'assurer la plus complète liberté des cultes ; il y arriva sans secousses. Que lui demander de plus ? Le clergé, autrefois réfractaire, entretenait librement avec le Saint-Siège les relations qui lui convenaient. Sous ce régime, la France revenait au calme.

Le concordat de 1801

     Toutefois, Bonaparte poursuivait son idée. Pour exercer sur le pays le pouvoir du maître, il avait besoin de rétablir en France les pratiques religieuses d'autrefois ; de plus, pour la complète réussite de ses ambitions politiques, il fallait qu'il pût mettre à leur service la complaisance, sinon la complicité du souverain pontife.
     Dès la nomination du nouveau pape, le 15 mars 1800, le premier consul commença ses avances. Du premier coup il offrait à Pie VII ses anciens États. Par la même occasion, il lui demandait son avis sur l'état des choses ecclésiastiques en France. Mais le gouvernement consulaire ne paraissait pas suffisamment stable au Saint-Siège pour qu'il engageât d'emblée des négociations.
     Ce fut seulement aux lendemains de Marengo que le pape, s'attendant à voire l'Italie envahie par les troupes françaises, fit entendre à Bonaparte qu'il était prêt à entamer des pourparlers. Selon le désir du premier consul, c'est à Paris qu'ils s'ouvrirent. L'archevêque Spina, bien que délégué officiel du pape, était néanmoins sans pouvoirs pour traiter quoi que ce fût. Mis en face du représentant du Gouvernement, il exposa d'une façon si casuistique les prétentions du Saint-Siège, que l'accord entre eux ne put établir.
    Le plan de Bonaparte n'était pas compliqué.
     L'État salarie les ministres du culte. On fait table rase : réfractaires et constitutionnels donnent leur démission. Le premier consul désigne les titulaires ; le pape donne l'institution canonique. Les évêques nomment les curés. L'Église accepte la confiscation des biens ecclésiastiques. tout le clergé prête serment de fidélité au Gouvernement.
     Sur ces bases l'entente est possible.
    Mais Rome a d'autres visées.
    En premier lieu, elle veut qu'il soit proclamé que le catholicisme est religion d'État en France. Quant au réfractaires, aux ennemis de la République, ils avaient trop mérité de l'Église pour que le Saint-Siège pût les contraindre à donner leur démission. Quant aux évêques constitutionnels, il exigeait que tous reconnussent publiquement leurs erreurs.
    D'autre part, le pape s'opposait aux règlements de police, quels qu'ils fussent. L'état civil n'avait aucun droit de commandement, de surveillance sur l'Église omnipotente. Enfin, en ce qui concerne les biens, il faisait abandon de ce qui avait été aliéné ; mais il voulait que l'Église pût recevoir des biens-fonds par voie de legs ou de donation.
    Tels étaient le desiderata du pape en face de ceux du premier consul. Bonaparte aima mieux attendre l'écrasement de l'Autriche avant de conclure avec Rome. De son côté, le pape désirait connaître les résultats de la guerre avant de prendre de sérieux engagements avec le gouvernement français.
    Mais, après le traité de Lunéville, alors que les armées françaises occupaient tout le territoire de l'Église, Pie VII, par la force des choses, dut négocier avec le premier consul. Le délégué de Rome réclama Ferrare, Bologne et Ravenne. Il n'eut rien. Napoléon ne voulait point entendre parler de restitutions tant que le concordat, tel qu'il l'avait conçu et rédigé, n'aurait pas obtenu l'agrément du pape. Et, pour brusquer les choses, le premier consul expédia à Rome le diplomate Cacault, qui avait pour mission de forcer la main du pape. Mais il n'aurait pu y parvenir. Le pape avait fait dresser un contre-projet par une congrégation de cardinaux, et il se préparait à connaître la réponse qu'allait lui faire le premier consul, quand il reçut un avis officiel qu'un délai de cinq jours lui était accordé pour accepter le Concordat présenté par la France.
    Aussitôt le pape envoie à Paris un négociateur, muni des pleins pouvoirs, le cardinal Consalvi, qui, voyant sur place combien les hommes du gouvernement et des hauts fonctionnaires étaient contraires à l'idée d'un concordat, eut la crainte de laisser échapper l'occasion de traiter avec Bonaparte s'il ne lui faisait pas de pénibles mais nécessaires concessions.
    On ne parla plus d'une religion d'État ; il fut question d'une religion catholique " qui est celle de la majorité des Français". Sur tous les autres points, Napoléon resta intraitable. Il exprima même le désir de voir l'Église soumise , sans arrière-pensée, à un règlement de police.
    Le cardinal Consalvi ne se permit aucune objection. Le 15 juillet 1801, le Concordat était signé, mais ne fut mis en vigueur qu'au mois d'avril 1802, après l'établissement de la législation à la police de cultes.
    Il est indiscutable que le mécontentement contre le premier consul fut très vif dans toutes les sphères politiques fidèles aux principes de la Révolution. Le conseil d'État même le désapprouva par son silence. Le clergé constitutionnel, qui voyait de nouveau s'ouvrir l'ère des bulles pontificales et qui, en sa qualité, n'ignorait pas tout ce dont étaient capables la rouerie et l'astuce du gouvernement romain, fit part à Napoléon de ses justes alarmes. Le Sénat, le Corps législatif souffraient pour la dignité nationale, car alors même que le Concordat était favorable aux intérêts de l'État français, il n'en restait pas moins que la France venait de conclure un accord avec le pape ; or la France de la Révolution ignore Rome ; elle ne saurait négocier avec le maître de l'Église.
    Mais par ses règlements de police, Bonaparte ne doutait pas de voir se calmer l'émotion des révolutionnaires. Le Concordat devait lui attirer les bonnes grâces de l'Église ; ultérieurement il présenterait son interprétation de l'acte consenti avec la papauté, le correctif nécessaire, tous les tempérament propres à faire de l'Église, l'esclave docile de l'État.
    On comprend que le premier consul n'ait éprouvé aucun besoin de dévoiler sa pensée entière, il le ferait seulement le jour où le pape serait pris, pieds et poings liés, dans le piège du Concordat. D'ici là, il lui paraissait politique de laisser le champ libre à la cour de Rome, de l'encourager même à se donner des airs d'autorité souveraine.

DU CONCORDAT AU SYLLABUS

    Comme l'organisation concordataire de l'épiscopat pressait, Napoléon fit des efforts pour que le pape usât sans tarder des prérogatives que lui conférait l'accord de 1801. En effet, il était temps que la nouvelle église fût organisée sur les bases solides que l'on avait prévues. Mais rien n'était moins facile. Pour nommer des évêques, n'était-il pas nécessaire d'obtenir la démission des occupants ? Or Bonaparte avait à cœur de réserver l'honneur épiscopal aux anciens constitutionnels ; tandis que  Rome ne pouvait se décider à les faire rentrer dans la communion de l'Église s'ils ne se soumettaient pas aux formalités humiliantes de l'abjuration publique de l'erreur gallicane. Rome se montrait irréductible. Pour lui forcer la main, Napoléon tenait en réserve ses fameux articles organiques, dont il fit donner lecture au légat du pape, dès que celui-ci eut légitimé les nouvelles circonscriptions diocésaines et rendu possible le fonctionnement régulier de l'Église concordataire.
    Quelle est donc l'économie générale de ces articles organiques que Napoléon considérait comme le chef-d'oeuvre de ses ressources astucieuses ? Etaient-ils réellement de nature à mettre en échec l'autorité romaine ?
    Ce serait une grave erreur de le croire. Un siècle d'expérience a démontré la fragilité et l'insuffisance de ces précautions que le Saint-Siège n'a jamais voulu reconnaître.
    En premier lieu, Napoléon céda aux instances du pape, qui se refusait à observer toutes les prescriptions du règlement. Ainsi l'article 17 ordonnait l'information pour les candidats à l'épiscopat par-devant l'ordinaire du lieu de leur résidence. Rome qui se considère comme " la source de l'épiscopat", ne souffre pas de rester en dehors de l'acte préparatoire à l'institution canonique, puisque cette institution est le lien avec lequel elle a toujours tenu en laisse le monde chrétien et les empires. La question était donc d'importance ; le pouvoir du Saint-Siège en France en dépendait. Néanmoins, Napoléon se rangea à l'avis du pape.
    Ensuite, quelles étaient les innovations de ces articles ? L'enseignement des quatre propositions du clergé ? Mais ce n'était point une invention de l'esprit révolutionnaire, puisqu'elles dataient de 1682 ; et, par la suite, d'ailleurs, certaines des dispositions qui émanaient de cet esprit, tombèrent en désuétude.
    Cependant, il est indéniable que, sur certains points, le nouveau règlement affirme la prépotence du pouvoir laïque. Mais, après les années que la France venait de vivre, et qui avaient consacré dans les mœurs un nouvel état des choses, les législateurs ne pouvaient pas suivre une marche opposés aux tendances de l'opinion publique.
    Enfin, cette loi sur la police des cultes n'est pas le contrepied du Concordat lui-même, ainsi qu'on aurait voulu le faire entendre. Le Concordat, au dire des intéressés, satisfait pleinement les besoins de la religion ; au culte, il assure la liberté et la sûreté, il lui accorde des temples et des ministres. Les articles organiques ne démentent d'aucune manière ces dispositions. D'autre part, l'accord de 1801 est exempt de matière bénéficiale ; le clergé peut, de lui-même, pourvoir au nécessaire, le superflu seul est interdit. Le règlement de 1802 reste aussi étranger à cette question.
    En outre, ce soit-disant correctif de la convention avec Rome ne répare pas ce qu'avait d'antinational cet acte quand il stipule que le Gouvernement français doit nommer les évêques dans un délai donné, alors que le pape n'a point de terme pour instituer. C'était mettre la France en état d'infériorité vis-à-vis de Rome.
    Avec le pape, Napoléon essaya de jouer au plus fin ; mal lui en prit. Sa soi-disante Église, qu'il voulait docile à ses ordres, ne fut rien autre que romaine. Jamais, même au temps de la monarchie, elle se montra plus dépendante du Saint-Siège ; dépouillée de ses biens temporels, comment aurait-elle pu vivre en dehors des volontés de Rome ? Elle était une indigente à qui il n'était plus possible de se tracer librement un plan d'existence conforme à ses goûts, à son tempérament.
    Napoléon a donc mis entre les mains du pape une arme dangereuse pour la France. Le salaire, loin de produire un lien d'attachement entre celui qui donne et celui qui reçoit, contribue plutôt à les éloigner l'un de l'autre. En 1801, cette vérité était moins sensible. On a voulu assimiler le clergé aux autres serviteurs de l'État ; le clergé a d'abord protesté, sa dignité lui faisait un devoir de refuser ce qu'il considérait comme une aumône ; par la suite, il a bien voulu consentir à recevoir son salaire, mais il se vengea en se dévouant tout entier à Rome contre la France.
    Cependant Rome crut de bonne foi avoir été jouée, quand elle connut les articles organiques. Dans le consistoire de 1802, le pape formula véhémentement ses plaintes contre un règlement de police élaboré et dicté sans son consentement. Mais n'eut garde de mécontenter le 1er consul, le concordat dépassant ses espérances.

    Les démêlés de Napoléon 1er avec le pape n'entrent pas dans le cadre de ce rapide exposé historique. Quels sont les actes législatifs qui sanctionnent les relations de l'État avec Rome ? Telle et la question que jusqu'ici nous avons eu en vue et qui, au début du nouvel état des choses crées par le premier consul, sacré empereur, revêt à nos yeux une importance spéciale, puisque nous entrons dans la période contemporaine de ces relations.
    Le pape, en retour de la consécration religieuse du nouvel empereur, comptait bien recevoir Bologne, Ravenne et Ferrare ; en outre, il espérait, à brève échéance, de la magnanimité de Napoléon, le rétablissement des ordres religieux et l'abolition des articles organiques. Sa déception fut cruelle, car il n'obtint rien et, dès ce jour sans doute, il n'aspira qu'au retour des Bourbons. La prise d'Ancône exaspéra encore d'avantage ses sentiments d'hostilité à l'égard de l'empire. Plus tard, l'occupation de Civita-Vecchia mit le comble à son indignation. Le mariage de raison entre l'Église et l'État avait eu pour effet, presque immédiat, de susciter querelles sur querelles. Napoléon, il est vrai, était un prince trop remuant ; mais, de son côté, le pape apportait tout son mauvais vouloir à l'expédition des affaires religieuses de la France. Et ce n'est point tant parce qu'il an avait contre l'empereur, mais bien plutôt parce que traiter avec l'autorité laïque lui était insupportable. Lorsqu'il réclamait avec tant d'insistance la restitution de toutes les parties de son domaine temporel, c'était pour que l'intégrité de son autorité spirituelle sur son armée cléricale ne fût pas atteinte par une diminution de sa puissance matérielle et qu'il pût mieux écraser les États du poids de sa domination. Dès qu'il lui paraît que, sur les champs de bataille, Napoléon court à un échec, aussitôt il s'applique à entraver lui-même ses relations avec la France, à rendre son administration religieuse plus tracassière, lente, compliquée. Mais, de plus en plus, Napoléon fait sentir à la cour de Rome que c'est sa déchéance temporelle qu'il vise et qu'il obtiendra, si les relations ne s'améliorent pas ; l'invasion de l'État pontifical par le général Miollis était un commencement d'exécution du projet impérial qui se réalisa définitivement, quelques jours plus tard, par la main-mise sur la puissance spirituelle du pape. Tout le sacré collège fut épuré des cardinaux qui entretenaient des intelligences avec les Bourbons, et, le 17 mai 1809, les États pontificaux étaient annexés à l'empire. La papauté temporelle n'était plus. Néanmoins, le pape conservait son autorité spirituelle.
    Napoléon n'hésita pas à s'y attaquer ; l'enlèvement de Pie VII n'a pas d'autres raison, et il est indiscutable que la destruction du Saint-Siège était dans la pensée de l'empereur .
    La seule vengeance permise au pape ne pouvait être que le refus de l'institution canonique. Et du reste, le Concordat subsistait-il réellement ? L'une des parties contractante avait enfermé l'autre à Savone !

    Napoléon ne trouvait pas l'expédient capable de mettre un terme à ces difficulté inextricables. Il s'en remit du soin de la chercher à une commission ecclésiastique, mais ce n'est pas une solution qu'il lui demandait. Il désirait être simplement instruit sur les véritables droits de l'Église.
    Les travaux de la commission traînèrent, puis furent brusquement interrompus par le vote d'une loi réglant les rapports du pape et de l'empereur. L'État pontifical formait deux départements français. Le pape ne disposerait désormais que de son autorité spirituelle ; deux millions de revenus lui étaient assurés et l'empire aurait la charge des dépenses du sacré collège et de la propagande. En outre, les quatre propositions de 1682 étaient proclamées lois de l'empire.
    Le Gouvernement donnait ensuite l'ordre à tous les cardinaux romains d'évacuer les domaines pontificaux, et il faisait saisir les archives du Vatican.
    Les menées , qui s'exercèrent autour de la captivité du pape, les complots royalistes, qui, sourdement, se tramaient dans l'ombre, éveillèrent les soupçons de l'empereur. Il vit que le schisme conduisait à la restauration et se décida à convoquer une seconde commission ecclésiastique pour parer du danger.
    Elle se proposa trois objets principaux : 1° prévenir les communications avec le pape ; 2° faire adopter une mesure relative à l'institution canonique ; 3° faire rendre la liberté au pape.
    Quand la commission et terminé ses travaux, à la fin mars 1811, quatre de ses membres allèrent en députation auprès du pape lui annoncer que l'empereur consentait à revenir au Concordat de 1801 si les évêques nommés étaient institués ; que, de plus, il pourrait se rendre à Rome, s'il prêtait le serment prescrit par le Concordat. S'il refuse, il résidera à Avignon, avec la liberté d'administrer à sa guise le spirituel, et un concile d'Occident sera convoqué.
    Le pape, en réponse aux négociateurs, rédigea une note par laquelle il s'engageait à accorder l'institution canonique aux sujets nommés, mais il ne signa que le premier article des quatre propositions.
    Il est compréhensible que devant toutes ces intrigues l'opinion restât confondue. La convocation d'un concile œcuménique pour le 9 juin 1811 fut un nouvel événement qui attira l'attention du monde catholique.
    Ce concile était formé de tout l'épiscopat de France, d'Italie et d'Allemagne ; il se tint à l'archevêché de Paris. Son objet était de régulariser l'ordre de l'institution canonique. M. de Pradt fait remarquer que les Italiens paraissent plus gallicans que les Français et ceux-ci plus Italiens, plus Romains que gallicans : voilà qui indique que l'un des effets les plus remarquables de Concordat avaient été de rapprocher l'Église de France de la Rome papale.

    Dès l'ouverture du concile, lecture fut donnée d'un message impérial ; c'était une violente critique de l'attitude du pape, depuis la signature du Concordat. L'intention formelle de Napoléon s'y trouvait formulée, d'instituer dorénavant les évêques selon les formes antérieures au Concordat, sans que jamais un siège pût vaquer au delà de trois mois. Cette volonté du maître, que l'on sentait planer menaçante déplut au concile ; ses membres demandèrent que la liberté de discussion fût respectée par le Gouvernement et, comme il n'en était rien, chacun s'employa à déranger l'ordre des travaux.
    La commission des évêques proposa de déclarer le concile compétent pour statuer sur l'adoption du mode d'institution par le métropolitain, quand il y avait nécessité. Pareille proposition ne manqua pas d'être repoussée ; le concile entendait que le pape, en matière d'institution, fût le seul maître de déclarer incompétent ; c'était aller au devant de la dissolution. Des discussions sans fin prirent naissance. Napoléon s'apercevait qu'un sentiment de vive hostilité contre sa personne se manifestait en toute occasion. Loin de devenir conciliant, il montra à tous que sa volonté était prépondérante. Les ministres déclarèrent au Corps législatif que le Concordat n'existait plus et que les évêques assemblés n'avaient pour objet que de pourvoir aux sièges vacants. Dès lors, toute idée de réconciliation paraissait bannie. De son côté, le concile n'eut plus à cacher son jeu ; il affirma sa politique romaine.
    Cependant, désireux de préparer un terrain d'entente, Napoléon essaya de faire prendre le change à la commission du concile en lui annonçant que le pape entrait dans ses vues. La supercherie était trop évidente. Le concile, un instant abusé, s'abrita de nouveau sous l'autorité suprême du pape.
    Napoléon prit un décret de dissolution et envoya au donjon de Vincennes les chefs de l'opposition.

    Le procédé ne fut pas sans produire quelque effet sur l'esprit des prélats ; ils se montrèrent disposés à venir à résipiscence pour peu qu'on les y engageât. Napoléon aussi désirait transiger à tout prix. Le concile démembré fut de nouveau réuni ; le projet impérial se trouva être du goût de tout le monde et son adoption se fit sans difficulté.
    Il était donc admis que les sièges épiscopaux ne pourraient être vacants plus d'un an ; l'empereur nommerait les candidats et, dans les six mois, le pape devrait donner l'institution canonique. En cas de refus, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique présidait à l'institution.
    Ce décret devait être soumis à l'approbation du pape.
    Une seconde députation, composée de cinq cardinaux, fut envoyée à Savone. Le pape accéda à tout ce qui lui était proposé et sanctionna le décret du concile.
    Le bref du pape paraissait être selon les désirs de Napoléon ; néanmoins, celui-ci crut lire entre les lignes l'expression d'une indépendance invincible, de revendications temporelles, et il se demanda s'il n'était pas joué. Il en eut bientôt la certitude quand, après un long retard, les bulles d'institution canonique parurent ; le pape parlait en maître comme si Rome était son domaine. Les bulles ne furent pas publiées.

    A cette époque, les événements de Russie pressaient Napoléon ; aussi voulait-il en finir avec la question du pape. Rien ne semblait plus difficile. Pie VII se refusait à renoncer à la souveraineté de Rome et Napoléon retardait la publication du bref parce que les prétentions papales y étaient trop visibles. D'autre part, l'absence de conseillers apostoliques auprès de lui interdisait au pape d'entamer de nouvelles négociations.
    Napoléon avait hâte de brusquer les choses. Il fit connaître au pape que, si le bref n'était pas révisé, le droit d'instituer les évêques ne appartiendrait plus. Le pape répondit qu'il n'obéirait pas aux injonctions tant qu'il ne jouirait pas  d'une pleine liberté. Nouvelle sommation, et, cette fois, plus autoritaire que jamais. Mais elle resta sans résultats. Il fut donc notifié au pape que les Concordats étaient abrogés et qu'il n'aurait plus à intervenir dans l'institution canonique.
    Le clergé, s'étant, à maintes occasions, montré outré de la conduite de l'empereur à l'égard du pape, ne se contint plus et fulmina au grand jour contre le maître de la France. La réponse ne se fit pas attendre.
    Un décret du 15 novembre 1811 porte un coup terrible à l'enseignement religieux, en exigeant que les élèves des institutions libres suivent les cours des établissements laïques et en inscrivant que toutes les écoles pour candidats à la prêtrise soient soumises à l'Université ; que, du reste, il n'en soit toléré qu'une par département. En outre, les élèves des séminaires n'obtiendront aucune sorte de bourses, et ils seront soumis au service militaire. Les arrestations de prêtres loyalistes se multiplient à ce moment, et les chapitres doivent obéissance aux évêques nommés par l'empereur. Enfin, le pape est transféré de Savone à Fontainebleau, ce qui paraît aggraver le caractère de sa captivité.
    Mais après le désastre de Russie, l'empereur revint plus conciliant. L'alliance avec l'Église lui parut une consolation à ses déboires ; il fit tout pour aboutir à un rapprochement. Le 29 décembre 1812, l'empereur écrivit ses intentions à Pie VII. Peu de temps après, l'évêque de Nantes se présenta auprès du pape en négociateur. Mais cette première tentative resta vaine. Napoléon alla lui-même à Fontainebleau, le 18 janvier. Quelques jours suffirent pour amener une entente parfaite, et le 25 janvier, le Concordat de 1813 était signé.
    Le pape devait exercer le pontificat en France et dans le royaume d'Italie de la même manière et dans les mêmes formes que ses prédécesseurs. C'était déjà une sérieuse concession à l'Église. Mais le but de ce concordat était d'établir une institution canonique régulière : il fallait que les vacances indéterminées de sièges devinssent impossibles. Sur ce point, il paraît que Napoléon a pu dicter ses propres instructions. Six mois étaient accordés à l'empereur pour nommer et six mois au pape pour instituer ; les six mois expirés, le métropolitain, et à son défaut l'évêque le plus proche, aurait à procéder à l'institution.
    Mais, Pie VII avait bien tenu à signifier qu'il acceptait ces dispositions par "considération à l'état actuel de l'Église"
    Napoléon, heureux d'être enfin parvenu à une résolution acceptable, offrit au pape 300 000 fr. Pie VII les refusa. Il ne pouvait se résoudre à accepter la paix, et il attendit une occasion pour revenir sur ses engagements.
    En effet, l'article sur l'institution des évêques était, à ses yeux, la négation même de la souveraineté spirituelle, et toutes les concessions qu'avait pu lui faire Napoléon ne rachetaient pas ce douloureux sacrifice. Pourtant, l'empereur étant allé jusqu'à l'extrême limite des concessions que pouvait permettre le souci de son prestige et la sauvegarde de ses droits.
    N'avait-il pas, avec l'abandon des articles de 1682, remis au pape les évêchés de ses états pontificaux ?
    Mais qu'était cela pour le pape ? Ce qu'il réclamait, c'était l'intégrité de sa puissance et, ne reculant pas devant une nouvelle rupture, il refuse les bulles instituant les nouveaux évêques. Puis, par une lettre datée du 24 mars, il reprit sa parole. Le lendemain même parut un décret rendant obligatoire le concordat de 1813 à tous les archevêques, évêques et chapitres, et déférant aux cours impériales, et non plus au conseil d'État, le recours comme d'abus.
    Il n'était plus possible de conclure un accord. Napoléon s'y résigna. Il pourvu d'évêques les diocèses vacants et s'interdit toutes relations avec Pie VI. Dans la suite, il réfléchit que se réconcilier avec le pape serait d'un heureux effet sur l'esprit de ses ennemis, et il fit dire à son prisonnier que la souveraineté temporelle ne lui serait plus contestée s'il agréait l'amitié de l'empereur. Pie VII se refusa à de nouvelles ouvertures, "la restitution de ses états, disait-il, étant un acte de justice".
    Pareille situation eût été sans issue si les coalisés, en abattant l'empire, n'avaient en même temps rendu au chef de l'Église sa pleine et entière liberté.
    Ils la lui rendirent trop complète pour que les Bourbons pussent échapper à son emprise théocratique. Ce furent eux qui, en livrant l'État aux chaînes de l'Église, permirent à celle-ci de reprendre un nouvel essor, une puissance qui pèsera sur tout un siècle et contre laquelle le pouvoir laïc n'essaya de lutter que par intermittence.

    Après Coblentz, une nouvelle génération sacerdotale envahissait la France. L'Église devint double. Il y avait plusieurs évêques pour un seul siège, et le clergé resté en France n'était que toléré. Une refonte le ferait disparaître.
    Telles étaient les disposition d'esprit des hommes de la Restauration à l'égard de l'Église, de la Révolution et de l'empire. Leur programme réformiste était dicté par la même haine des années vécues depuis 1789.
    Les rapports entre l'Église et l'État redevenaient ce qu'ils étaient sous la monarchie. Par conséquent, l'Église reconquérait sa puissance temporelle. Les anciens diocèses étaient reconstitués et le clergé doté en biens-fonds ou en rente perpétuelles. Les ordres religieux pouvaient accroître leurs biens indéfiniment. Les évêques réfractaires, connus sous le nom de "petite Église", émettaient encore d'autres prétentions.
    Louis XVIII n'était pas d'avis de les suivre jusqu'au bout de leurs prétentions. La charte proclame la liberté des cultes, mais elle dit que le catholicisme est la religion de l'État. Les prêtres constituaient son entourage et le circonvenaient. Après avoir détruit l'Université, le 17 février 1815, Louis XVIII proposa à Rome de rétablir le concordat de François 1er ; mais Pie VII répondit que le Concordat de 1801 avait été librement consenti par lui.
    Le retour de Napoléon interrompit les négociations.

    La seconde Restauration déchaîna les fureurs réactionnaires que l'on connaît. Elle voulut, plus encore que la première, l'Église toute- puissante. Non seulement le parti des prêtres réclamait la restitution des biens non vendus, mais même une inscription de rentes au grand livre de la dette publique. Ses revenus eussent été de 82 millions. La chambre introuvable regimba contre de telles prétentions. Il y eut des royalistes assez avisés pour affirmer que l'État avait le droit de supprimer les corporations ; que, par suite, la propriété de ces corporations appartenaient légitimement à l'État. L'article concernant le retour à l'Église des domaines non vendus fut seul voté.
    L'Église ne se tint pas pour battue. La souveraineté par l'argent lui échappant en partie, elle réclama le monopole de l'enseignement afin d'imprimer une empreinte ineffaçable sur l'esprit des générations futures et d'assurer ainsi son règne moral.
    Louis XVIII se vit déborder par les prêtres et leurs partisans ; il inclina vers un léger libéralisme et fit reprendre les négociations avec Rome.
    Le 25 août 1816, l'ambassadeur du roi auprès du souverain pontife put enfin expédier à son gouvernement un projet de concordat. Le concordat de 1516 serait rétabli, mais celui de 1801 n'était pas annulé. Seuls, les articles organiques devaient être établis. En outre, le pape exigeait la démission des évêques qui ne reconnaissait point le Concordat de 1801.
    Ces propositions n'eurent pas le don de plaire à Paris. Le gouvernement monarchique n'était point opposé aux articles organiques.

Le Concordat de 1817

    De nouvelles négociations aboutirent. Le 11 juin 1817, le quatrième concordat avait pris forme.
    Son apparition remua extrêmement l'opinion. Elle donna naissance à un nombre considérable d'écrits, la plupart contre cette convention.
    On était, en effet arrivé à une époque où tout acte religieux émanant de Rome inspirait une vive défiance. La plus violente critique porta sur ce point que le Concordat est tout de matière bénéficiale, alors qu'il n'y a plus de bénéfices. Et ces bénéfices, il n'est pas dit quel en sera le nombre ni qui les payera.
    L'opinion se révoltait contre l'abolition des articles organiques, parce que publiés, disait le Concordat, sans l'aveu du Saint-Siège et, parce que contraires à la doctrine et aux lois de l'Église. Or en quoi atteignaient ils ces lois ? On ne saurait le spécifier exactement ; mais il est probable que le principal grief du pape consistait à reprocher à ces articles la liberté qu'ils accordaient aux ordinaires d'informer sur les évêques nommés.
    Enfin, l'augmentation des sièges épiscopaux paraissait exorbitante ; l'État oubliait trop que c'était le contribuable qui devait en faire les frais. " L'ordre religieux se maintient par tributs publics, les établissements religieux ne peuvent être multipliés que par impôts." cette vérité, M. Frayssinous la méconnaissait trop, lorsqu'il disait qu'il est bon de multiplier les sièges pour qu'il y ait plus de prêtres et plus de vocations. A quoi M. de Pradt répliquait : " M. Frayssinous entend-il que la France  devienne une tribu de Levi uniquement occupée à produire des prêtres et de provoquer des vocations ?" D'autre part, les évêques choisis étaient ceux qui s'étaient signalés par une longue opposition à la constitution civile, à la Révolution et à l'Empire.
    L'opinion publique n'était donc pas sans inquiétude. Pour la rassurer, le Gouvernement publia un projet de loi garantissant les libertés. Mais il n'atteignit que difficilement son but.
    Le Concordat paraissait antinational au premier chef. Il était contraire au droit public, au gouvernement constitutionnel, au droit du gallicanisme. La France s'était laissée imposer quatre-vingt douze diocèse ; elle avait toléré que le pape, pour pourvoir à l'entretien de l'Église, assignât lui-même une dotation en bien-fonds ou en rente de l'État.
    Dans toutes ces dispositions, le Concordat et la bulle de circonscription avaient l'aspect d'une provocation à la société nouvelle.
    On a dit qu'à cette époque la France devenait une "terre d'indemnités". Rien n'est plus vrai. Le budget de 1818, à la charge du Trésor, était de 29 millions, et encore faut-il ajouter à ce chiffre les dépenses locales, les suppléments de traitements, les entretiens de cathédrales, d'évêchés, etc., etc.
    Mais le Gouvernement se ressaisissait. Il décida qu'un projet de loi serait présenté aux Chambres pour rendre la convention de 1818 plus acceptable ; mais, peu après, il le retira, pour ne pas courir le risque d'aller à un échec. Il aima mieux se contenter d'envoyer à Rome un négociateur pour amender le Concordat ; ce fut le comte Portalis . Un accord eut lieu entre Rome et la France sans qu'il y eut abrogation du Concordat. Il constitue la France en pays d'obédience, c'est à dire que les évêques en fonction ont l'autorisation d'administrer les nouveaux diocèses. Cet accord, qui n'avait pour but que de pourvoir aux sièges vacants, fait dépendre du pape tout l'ordre religieux.
    Le clergé se plaignait d'avoir été tenu à l'écart de cette dernière négociation avec Rome ; on pouvait lui répondre qu'il avait pris soin de faire défendre ses intérêts par le pouvoir temporel. Cette observation qui faisait écrire à un homme d'État de l'époque : "Le clergé continue d'attacher son salut à la protection du temporel."
    Le temporel d'alors ne méritait pas le reproche de ne pas assez prendre soin du clergé.
    Dans son rapport, le ministre de l'intérieur trace au roi le tableau ancien et nouveau de l'Église en France.
    Avant 1815, le budget du clergé actif était de 11 500 000 fr.
    En 1819, il est de 25 millions. Les pensions ecclésiastiques se montent à 11 millions.
    Et cette somme de 33 millions était doublée, chaque année, par les suppléments de traitement que votaient les conseils généraux et les communes.
    Le traitement des curés de 1re et de 2e classe augmentait en proportion de l'âge. Les vicaires généraux et chanoines étaient inscrits pour une somme de 5 000 fr. Les archevêques et évêques pour la somme de 10 000 à 50 000 fr. Les séminaires recevaient un supplément de pension de 300 000 fr. Les congrégations religieuses avaient à se partager la somme de 200 000 fr. Et pour la réparation des églises, on prévoyait une somme de 650 000 fr.
    Le clergé manifestait cependant le plus vif mécontentement. Dans leur lettre au pape, les évêques, sous prétexte de réclamer l'exécution du Concordat, se plaignent de la précarité de leur traitement. Le roi dut s'engager à faire jouir le clergé "d'une position stable et définitive" et d'augmenter le nombre des sièges épiscopaux, selon sa promesse et selon les "formes constitutionnelles".
    Mais, répondant au clergé, le pape annonce que le Concordat est suspendu, parce que la création des quarante-deux nouveaux sièges est cause d'embarras financiers et que le royaume ne cesse d'apporter des obstacles à l'exécution du Concordat.
    Les évêques en fonctions conservaient l'administration des circonscriptions, conformément à la bulle de 1801, et le pape instituait les évêques nommés aux sièges vacants.
    L'avortement du Concordat exaspéra le parti clérical. Jamais, a-t-on écrit, la cour de Rome n'a reçu "d'hommage aussi ardents". Et quand les royalistes et les ultramontains arrivèrent au pouvoir, après la chute du libéral Decazes, l'église triompha pleinement.
    Dix-huit nouveaux sièges furent crées. La France était soumise à Rome. Les contestations n'étaient plus possibles, puisque le Gouvernement avait aliéné se droits de gouvernement libre. La question primordiale qui parut nécessiter le Concordat, la régularisation de l'institution canonique, n'a plus sa raison d'être ; les ultramontains agissent comme bon leur semble, suivant les intérêts de l'Église universelle.

    La Révolution de 1830 ne fut pas irréligieuse, mais les hommes qui en bénéficièrent paraissaient résolus à repousser les entreprises théocratiques et à débarrasser le Gouvernement des doctrines ultramontaines. Ils ne purent y réussir, soit que leur énergie combative n'égalât pas celle du parti clérical, soit que la conscience des nécessités politiques modernes leur fit défaut.
    Et cependant le programme d'action anticlérical était dicté, pour ainsi dire, par l'église elle-même. Elle visait, pour l'instant, à l'anéantissement de l'Université ; il était donc de toute nécessité de protéger et d'affermir celle-ci. Les congrégations, affluant de tous côtés, attendait la chute de la rivale pour s'emparer de l'enseignement et arrêter l'essor des idées d'émancipation ; il importait d'appliquer les lois contre certaines d'entre elles et de dissoudre les autres. Rien de tout cela ne fut fait.
    Le clergé séculier, aux ordre de Rome, put, sans risques ni péril, mener la contre-révolution, de concert avec le clergé régulier. Ils firent tourner au cléricalisme le plus éhonté, le Gouvernement de Juillet ; ils dénaturèrent l'œuvre révolutionnaire de 1848 ; ils préparèrent le coup d'État de Décembre et triomphèrent sous ce régime, qui abattit définitivement l'enseignement universitaire, favorisa les congrégations, protégea le concile de 1869 et accomplit, en moins de vingt ans, un tel effort de réaction, que la troisième République en est réduite à étayer l'édifice politique de la Révolution sapé, durant près d'un siècle, par ses pires ennemis.
    Le labeur est immense, car les crimes commis contre la liberté sont innombrables ; mais nous atteignons le moment où nous verrons la chaîne se renouer.
    Déjà, par la libération de l'Université, par la loi sur les congrégations, un vaste terrain est reconquis. Nous voici un jour où la séparation de l'Église et de l'État mettra fin à ce mariage insensé, contre nature, de deux parties qui ne parlent pas le même langage et qui sont d'espèces différentes.
    En 1830, il est incontestable cependant qu'une victoire fut remportée. On supprima de la charte que le catholicisme est la religion d'État. Un pareil acte contenait comme l'engagement implicite de rompre tous les liens concordataires avec l'Église. Lamenais, d'ailleurs, ne s'y trompera point quand, un peu plus tard, il écrira que la séparation est inscrite dans la charte du 7 août.
    Cependant, en l'absence de toute nouvelle réglementation, les principes du Concordat de 1801 et des articles organiques constituèrent la base des rapports entre le Vatican et le gouvernement français. Mais le pouvoir laïque restait incapable de faire respecter ce Concordat, qui n'avait pour raison d'être que de l'asservir à l'Église ; tandis que les obligations de l'État vis-à-vis du clergé étaient énormes, celui-ci demeurait en dehors de tout engagement. Il y a plus : le clergé combattait l'esprit dont s'était inspiré le Concordat en travaillant à ruiner l'autorité civile et à se substituer à elle.

Campagne séparatiste

    Certains ecclésiastiques répugnèrent à jouer ce rôle, non par pure moralité, mais pour assurer le repos à leur conscience et pour combattre avec plus d'indépendance ; ils s'élevèrent contre le Concordat et en demandèrent la suppression. Un grand mouvement d'opinion prit ainsi naissance : Lamennais, Montalembert, Lacordaire, tous ultramontains déterminés, en étaient les promoteurs. Leur conception n'était pas sans grandeur. Partisans de la prédominance du spirituel sur le temporel, ils revendiquaient pour l'Église une indépendance absolue. Libre, elle saurait conquérir la suprématie à laquelle elle est appelée par la loi divine, s'emparer de ce qui est de sa compétence et que l'État s'est approprié. L'Église seule a pour mission de régénérer l'humanité.
    Lamenais et ses sectateurs ne pouvaient désavouer les conquêtes de la Révolution, puisque, dans leur pensée, l'Église se substitue à l'État pour réaliser le bonheur des peuples. Dès lors, l'Église doit être elle-même et non plus compromettre sa cause en servant des dynasties et des oligarchies ; et, en se séparant de l'État, en refusant fidélité aux factions politiques, en n'étant qu'universelle et apostolique, il ne serait plus possible de l'abîmer d'accusation affreuses : complaisances envers le gouvernement, convoitises temporelles, atteintes aux droits de l'homme.
     Pour vivre sa vie propre, il ne fallait à l'Église que la liberté et l'égalité. Et, à la monarchie de Juillet se réclamant de la Révolution de 1789, ce sont toutes les liberté que Lamenais demandait pour elle : liberté des cultes, de l'enseignement, de la presse, de réunion. Afin de mieux défendre, avec sa belle ardeur, ses théories, Lamenais fonda, en octobre 1830, un journal politique, l'Avenir, qui, dès son premier numéro, indiquait sa tendance :
 " Tous les amis de la religion doivent comprendre qu'elle n'a besoin que d'une seule chose, la liberté. Sa force est dans la conscience des peuples, non dans l'appui des gouvernements. Elle ne redoute de la part de ceux-ci que leur dangereuse protection, car le bras, qui s'étend pour la défendre, s'efforce presque toujours de l'asservir ..."
La campagne de l'Avenir dura un an. Elle fut ardente, impétueuse, mais remarquable par sa logique et sa bonne foi. Maints articles fourmillent d'argument en faveur de la séparation, qui, si elle doit affranchir l'Église d'une tutelle qui lui fait horreur, n'en sera pas moins féconde en avantages pour l'État.
    Et l'on ne saurait dire que l'opinion de Lamenais demeurait sans écho. Innombrables sont les lettres que le directeur de l'Avenir recevait des membres du clergé et qu'il publiait à la bonne place. Plusieurs prêtres d'un diocèse du Nord lui écrivent que le clergé " ne sera hostile à aucun gouvernement qui lui laissera toutes les libertés et tous les droits spirituels qu'il tient de la divine institution. Plus de nominations aux évêchés et aux cures par les hommes du pouvoir, plus de budget ecclésiastique. Nous voulons une liberté large, sauf la soumission aux lois et au droit commun".
    Un autre groupe de curés signe cette autre déclaration : " Nous ne demandons au Gouvernement ni protection ni privilèges. Nous préférons notre indépendance et la liberté à de prétendus bienfaits. Entre Dieu et le Trésor, il faut choisir. La liberté de notre conscience, de notre culte, de notre hiérarchie, voilà notre premier besoin."

    Les appréciations de la presse parisienne sur la campagne de l'Avenir furent très divers. Le Globe dit que l'État continuera à payer le clergé , parce qu'il ne pourra se passer d'un Salvum fac. Le  Courrier français souscrit à l'opinion de Lamennais. Liberté pour tous ; par ce moyen, on déchargeait le budget national de 36 millions. LaGazette de France craint que la suppression du budget des cultes n'entraîne la chute de la plus grande partie des établissements ecclésiastiques. Le Journal des Débats fait des réserves ; il s'étonnerait qu'on accordât à une classe d'hommes une liberté sans surveillance, que nul ne possède dans l'État. A cette objection, l'Avenir répond : " L'État connaît le citoyen ; il ignore le prêtre ; le prêtre n'est atteint par l'État que quand il viole une obligation de citoyen."
    Cependant, le Courrier français, favorable à la séparation, se demandait si "ce projet plairait aux archevêques, évêques et aux prêtres catholiques. L'archevêque de Paris consentirait-il jamais à renoncer à son palais épiscopal, à ses 100 000 fr. de traitement et à Conflans ?" Et le Courrier raille M. de Frayssinous possesseur de "canapés soyeux", d'un "billard", entouré de "toutes les jouissances de la vie".
    Ces encouragements permettent à Lamenais de triompher. Il proclame que "la religion ne peut être sauvée que par la liberté, et que la condition de cette liberté est la séparation totale de l'Église et de l'État".
    Et, à tous ceux qui veulent des atermoiements, il demande "si les rapports qui unissaient l'Église à l'État, lorsque celui-ci était catholique, peuvent subsister lorsqu'il a cessé de l'être".
    Alors, prenant une plus exacte conscience de la justice de la cause qu'il défend, à ses arguments secs, rudes, impitoyables il mêle des invectives, un esprit sarcastique, dont ses adversaires se montrent confondus :
     "Si Néron ressuscitait, écrit-il, et qu'il envoyât un prétorien vous demander un Te Deum, on vous condamnerait à le chanter. S'il réclamait votre bénédiction avant de frapper le ventre de sa mère et que vous eussiez l'audace de la lui refuser, tous les préfets de l'empire vous adresseraient une proclamation, au nom de l'honneur et de la patrie, pour vous rappeler que vous vivez des bienfaits de l'État. Car, entendez-le : ils exigent de vous des prières dont votre conscience ne reste pas juge et ils l'exigent en n'invoquant qu'une raison ; c'est que vous êtes payés ; ils n'ont pas besoin d'être justes : vous êtes payés.
 "Ils n'ont point de compte à vous rendre : vous êtes payés ... Catholiques ! voilà ce que vous coûtent les millions de l'État : la liberté de conscience."
    Ainsi, par respect pour la dignité de l'église la séparation de l'Église et de l'État s'imposerait.
    Elle s'imposerait, parce que, nous dit Lamennais, "L'Église veut accomplir ses destinées". De quel droit l'État peut-il l'en empêcher ? Si ces destinées sont périlleuses pour lui, il saura intervenir, pensent aujourd'hui les partisans de la séparation.
    On connaît la fin de Lamennais et de ses théories, Celles-ci, il n'en faut pas douter, furent partagées par l'ensemble du clergé, par les humbles curés qui aspiraient à "n'avoir que dieu pour patrimoine". Mais elles furent désavouées par l'idole même de Lamennais, par le pape. Quant aux évêques, ils refusaient de devenir pareils aux "prolétaires". Le 15 novembre 1831, l'Avenir dur cesser de paraître.
    Mais les opinions qui y furent si âprement défendues ayant produit un certain ébranlement dans l'Église, le pape, par son encyclique du 15 août 1832, fulminait contre les principes de 1789, que le Concordat approuvait ; et, fait étrange, la séparation y était condamnée , comme attentatoire à la puissance spirituelle.
    Les amis de Lamennais poursuivirent la lutte dans un sens qui ne pouvait que plaire à Rome. Ils ne parlèrent plus de séparation, mais réclamèrent la liberté d'enseignement et la liberté d'association.

    La monarchie de Louis-Philippe s'inféodant de jour en jour au clergé, on ne voit pas ce qui pouvait empêcher le Gouvernement de céder aux instances de l'Église. Le budget des cultes atteignit la somme de 34 491 000 fr. en 1840 et il augmentait chaque année, selon une proportion constante. Grâce à un nombre considérable de sociétés religieuses militantes, les associations s'emparaient de tout le territoire français. Les couvents et fabriques ouvraient leurs caisses aux dons et legs ; la "main-morte" devenait formidable. les congrégations non autorisées violaient la loi, sûres de l'impunité et essaimaient leurs établissements en tous les départements, en toutes les régions. On disait que les jésuites sortaient "de dessous terre" ; et, dès qu'ils apparaissaient en quelque endroit, c'étaient des acclamations enthousiastes. Les doctrines des disciples d'Ignace de Loyola formaient la substance de l'enseignement donné dans des écoles religieuses. Une "association catholique", composée d'éléments divers, se posait comme l'état-major de cette guerre à outrance contre la société civile ; elle encourageait les combattants et leur indiquait les tactiques de faire triompher Rome.
    La mission des soldats du Christ était aisée, le gouvernement lui-même ouvrant les partes aux ennemis de l'État.
    Dès lors, grassement renté, officiellement protégé, libre de s'enrichir, bien stupide eût été le clergé s'il ne s'était plaint que la monarchie ne lui accordait pas les faveurs, les avantages auxquels il déclarait avoir droit. Selon ses dires, l'autorité laïque n'avait  pas à lui mesurer ses libéralités ou plutôt, la restitution des pouvoirs spirituel ou temporel dont la Révolution l'avait frustré.
    Louis-Philippe pensait sans doute comme le clergé. Et quand l'archevêque de Paris vint lui dire que l'Église réclamait la liberté de l'enseignement, s'il n'avait tenu qu'à lui de la décréter, il n'aurait pas su refuser à l'Église un régime sous lequel elle comptait écraser les dernières libertés.
    Mais elle ne doutait pas du succès. Guizot, en 1836, lui avait donné des preuves certaines de son dévouement en autorisant la création d'établissement libres. En 1843, ses dispositions d'esprit ne paraissent pas moins favorables ; il se devait d'élaborer une loi enfin efficace, démolissant les derniers remparts du monopole universitaire.
    En effet, le principe de la liberté de l'enseignement fut consacré par la loi ; mais le ministre Villemain, peu favorable aux jésuites, l'ayant présenté, le parti clérical ne voulut pas considérer la force qu'il en retirait. La surveillance et l'inspection de l'État étaient à ses yeux des survivances d'une époque impie, et l'article qui obligeait les directeurs à déclarer qu'ils n'appartenaient à aucune congrégation non autorisée était condamnable au premier chef par les lois de l'Église. Il disait que la liberté d'ouvrir des institutions, presque sous condition n'avait rien de loyal. Et Villemain se voyait voué aux gémonies, alors qu'il s'était efforcé de plaire à Montalembert et de mécontenter les Troplong, les Dupin, qui proclamaient les droits de l'État sur l'éducation publique.
    De nouveau, l'Église fit entendre un branle-bas de combat. Elle réédita ses accusations contre l'État qui, dans ses écoles, encourageait le parricide, l'homicide, l'inceste, l'adultère, l'infanticide, etc. Le Gouvernement subissait les pires affronts, souffrait les menaces. Il n'était plus possible de faire face au débordement des passions cléricales. C'est alors que l'on remarqua, au palis Bourbon, parmi les partis de gauche, un courant d'opinion en faveur d'une rupture entière avec l'Église. Déjà en 1843, Lamartine, à la tribune, avait avoué qu'il ne connaissait qu'un moyen à l'État pour résister aux assauts des factions cléricales : la séparation. Quand, un an après, la loi Villemain fut mise en discussion, cette opinion, bien que prévalant chez les républicains, n'osa s'affirmer avec force et conviction.
    Le 24 mai 1845 à la suite de débats passionnés, la loi sur l'enseignement secondaire, amendée dans un sentiment clérical, fut adoptée par la Chambre des pairs. La surveillance et l'inspection n'appartenait plus à l'État, mais à un conseil de l'enseignement. C'était dire que l'Université n'avait plus la confiance du pays.
    Cependant, la Chambre des députés ne paraissait nullement disposée à voter la loi. Thiers, rapporteur du projet, énumérait toutes les garanties auxquelles l'État ne pouvait renoncer. Son rapport bannissait les complaisances que l'on serait tenté d'accorder aux partis de l'Église. Et, timidement encore, il laissait entrevoir la nécessité pour le gouvernement d'enchaîner le cléricalisme par une loi sur les congrégations

    Jamais les jésuites n'avaient été aussi redoutables. Incroyables était leur pouvoir sur les croyants ; et l'Église tout entière se trouvait entre leurs mains. Poussé par eux, l'archevêque de Lyon ne venait-il pas de condamner les articles organiques ?
    Il avait une opinion favorable à la répression. Thiers ouvrit les hostilités ; il démontra que les lois sur les congrégations n'avaient cessé d'être en vigueur et que les évêques français inféodés à l'ordre des jésuites constituaient un "péril national".
    Son ordre du jour était explicite mais le Gouvernement ne cacha pas qu'il aimait mieux s'entendre avec Rome. Il en fut ainsi décidé.
    Les jésuites s'organisèrent pour la résistance. Et, quand Rome répondit au Gouvernement que les jésuites n'existeraient plus en France, ils étaient prêts à interpréter à leur façon la volonté du pape. Ce fut une duperie.
    Du reste, ce qui suivit montre amplement que Thiers et les autres avaient été joués.

    Le comte de Salvandy, succédant à Villemain, élabora, à son tour, un nouveau projet de loi sur l'enseignement, de concert avec des conseillers à sa dévotion. L'Université n'était plus consultée. Le ministère l'avait achevée.
    Aussi l'Église, reprenant confiance, assura le succès des élections de 1846. Ses candidats annonçaient que "la lutte pour la liberté religieuse n'aurait ni fin ni trêve". Ils devinrent, au Parlement, une majorité importante. Et, pour le gouvernement, les élections prenant le caractère d'une indication formelle, la tolérance vis-à-vis de l'Église devint politique.
    Sous le couvert même de l'État, qui cessait de jour en jour d'être laïque, les congrégations prirent une nouvelle vigueur, tandis que les professeurs, les fonctionnaires civils se voyaient dénoncés, persécutés, poursuivis. La délation des hommes et des doctrines était à l'ordre du jour.
    Et le clergé, inassouvi, continuait à se plaindre. Son porte-parole auprès du pape fut l'archevêque de Paris lui-même. Le projet de loi Salvandy était devenu insuffisant. D'ailleurs, à quoi bon cacher son jeu ? L'Église disait bien haut qu'elle voulait l'anéantissement de l'État.
    Ainsi, durant tout le règne de Louis-Philippe, la lutte de l'Église contre l'État fut surtout dirigé contre l'Université. C'était elle qu'il fallait abattre pour que l'écroulement de tout l'édifice laïque s'ensuivit.

    On sait que que la révolution de 1848 fit surgir un état d'esprit à la fois socialiste, républicain et catholique. Sans doute, les idées de Lamennais avaient germé.
 Dans ce retour aux doctrines de la primitive Église et à lévangile, où la bourgeoisie libérale reconnaissait, sans difficulté, les rudiments d'un bon gouvernement démocratique, le haut clergé ne se berçait pas d'illusions. Ses visées n'avaient pas cessé d'être la conquête intégrale du pouvoir spirituel par l'enseignement et la soumission absolue de la France à l'ultramontanisme.
    Nul doute qu'à cette époque le clergé plébéien n'ait éprouvé une sincère sympathie envers les sentiments fraternitaires, mais chez les catholiques de haute volée, l'attachement aux opinions démocratiques n'était que calcul ; les faits qui suivirent ne le prouvèrent que trop.
    Lamennais et certains de ses amis restèrent fidèles à leurs idées. Ils s'imaginaient que la séparation de l'Église et de l'État était une mesure qui ne pouvait que trouver bon accueil au sein d'une Assemblée libérale. Erreur ; la Constituante, après avoir affirmé qu'il est des devoirs et des droits antérieurs aux lois positives accorde la liberté à tous les cultes, sans renoncer à salarier le clergé.
    Il est vrai que le Concordat, avec ses articles organiques, apparaissait comme un monument législatif quelque peu démodé, depuis qu'une Constitution, animé d'un souffle nouveau, régissait les Français. De bons esprits pensèrent que les rapports entre l'autorité et le pouvoir spirituel réclamaient une consciencieuse révision. Le comité des cultes eut à examiner des propositions ; mais aucune n'aboutit, les ecclésiastiques du comité ayant fait ressortir que les législateurs français, sans le consentement et les lumières du pape, ne pouvaient s'autoriser à refondre les lois concordataires.
    En revanche, le comité consacra de longues séances à discuter des propositions de réforme, qui toutes s'inspiraient du souci de républicaniser le sacerdoce. Mais de nouveau on rencontra l'opposition des évêques. L'idée de 1789, d'appeler le peuple à l'élection des évêques, sans être théoriquement combattue, fut repoussée comme impraticable. De même, il ne fut pas possible de faire admettre que les desservants, ne jouissant pas de l'inamovibilité curiale fussent en droit d'être assimilés aux curés après cinq ans d'exercice. Mais les évêques avaient trop grand soin de défendre l'intégrité de leur autorité despotique pour qu'on pût leur adhésion à de telles formules.
    Voilà qui montre suffisamment que l'Église, loin d'abandonner les privilèges qu'elle tenait du Concordat, manifestait, à chaque occasion, sa ténacité à défendre pied à pied le statu quo  de 1801. Ce qui suivra fera jaillir les idées cachées et montrera que ses ambitions, sans limites, encore non avouées, aspiraient jusqu'à détrôner l'État.
    Pour atteindre à ses fins, elle avait sa politique. Rien ne lui aurait servi de découvrir son jeu ; avant de ruiner le prestige de l'État et de le démanteler, elle avait à l'utiliser.

    L'autorité temporelle du pape étant mise en danger par les révolutions, qui allaient changer la face de l'Europe et constituer de nouvelles nationalités, le clergé n'eut de cesse, avant d'avoir convaincu le Gouvernement que les traditions françaises lui commandaient de courir au secours de Rome. Mais pour qu'un pareil acte pût s'accomplir, elle aperçut fort bien qu'une toute autre politique gouvernementale devait être inaugurée. N'est-ce pas elle qui a contribué de toute son influence au succès du coup d'État qui confia les destinées de la France au plus dangereux des princes ? En tant que président de la République, Louis-Napoléon lui avait donné les plus sérieux gages de son dévouement ; grâce à lui, le pape rentrait en possession de ses États et, par la suite, de sa puissance temporelle et l'enseignement prenait d'emblée un caractère nettement anticlérical. La main mise sur l'éducation, l'Église ne pensait réaliser que plus tard cet article de son programme ; d'un coup sa prédominance s'établissait au centre même du pouvoir national. C'était une seconde campagne de Rome, selon le mot de Montalembert, une "campagne de Rome à l'intérieur". Le comte Falloux, ministre de l'instruction publique, la mena à bien.
    Il présidait lui même la commission à qui était confié le soin d'élaborer la nouvelle loi. Thiers faisait fonction de vice-président, obéissant aux ordres de Dupanloup, de Montalembert, de Riancey. Les débats furent vivement menés ; mise en discussion en janvier 1850, la loi fut votée le 15 mars de la même année.
 En voici les dispositions essentielles :
    Un conseil supérieur de l'Université groupait huit membres de l'Université, trois archevêques, un évêque, un ministre protestant, un ministre de la confession d'Augsbourg, trois conseillers d'État et trois membres de l'Institut ; chacun d'eux était élu par ses pairs ; le gouvernement ne désignait que trois représentants de l'enseignement libre.
    Les attributions de ce conseil étaient suffisamment vastes pour priver l'Université d'une direction directe et effective de l'enseignement ; règlements d'examens, de concours, programmes, surveillance des écoles libres, autorisations de livres, créations de facultés, de lycées, etc., etc.
    D'autre part, les conseils académiques dirigeaient sans contrôle enseignement primaire et enseignement secondaire qui étaient, l'un et l'autre, accessibles aux religieux. Le titre de ministre du culte suffisait pour professer dans les écoles primaires et aucune autorisation administrative n'était requise pour ouvrir une école libre, secondaire ou primaire.
    De tous côtés, la loi ouvrait des voies d'accès à l'envahissement du clergé.
    L'Église triompha et dès lors ne se crut plus tenue à cacher l'audace de ses entreprises. Après l'enseignement, l'assistance publique devint l'objet de ses convoitises. Le gouvernement n'eut garde de la mécontenter ; dans toutes les lois sur la bienfaisance, l'influence cléricale fut favorisée et devint prépondérante.
    Le Concordat lui-même n'était plus observé. Les évêques quittaient leurs diocèses ; ils allaient à Rome recevoir des bulles pontificales. Bien plus, ils se plaçaient en dehors du droit commun sans être inquiétés ; les conciles, les synodes se multipliaient, alors que pour les autres citoyens la liberté de réunion avait disparu.
    Il est tout naturel que les conséquences financières de cette renaissance cléricale aient été importantes. En 1848, le budget des cultes était de 42 millions ; en 1852, de 44 millions ; en 1858, il dépassait 46 millions.
    En outre, l'État subventionnait de nombreuses communautés. Et les couvents, par les dons et legs autorisés et par des fidéicommis, atteignaient un chiffre de fortune considérable. En 1859, les congrégations étaient propriétaires de 14 66O hectares de terre ; la valeur des immeubles leur appartenant s'élevait à 105 millions ; leurs valeurs en portefeuille restaient ignorées.
    Quant aux congrégations non autorisées, rien ne s'opposait au développement de leur influence et de leurs richesses.
    Les prescriptions de l'autorité laïque était impunément violées.
    La loi Falloux portait ses fruits. Les écoles primaires n'avaient qu'à de rares exceptions des instituteurs laïques. Et, dans l'enseignement secondaire, le nombre des lycées et des collèges diminuait, tandis que les établissements libres se multipliaient et prospéraient. En 1850, 914 écoles dirigées par des évêques, des prêtres séculiers ou des congrégations, étaient signalées ; en 1854, elles étaient au nombre de 1 081. D'autre part, des séminaires pour enfants possédaient au bas mots 25 000 élèves.
    Enfin, les ordres hospitaliers prenaient une influence toujours plus grande. Les hôpitaux s'ouvraient aux sœurs de la charité ; les petites sœurs des pauvres, en moins de quatre ans, acquéraient pour plus de 25 millions de francs de biens-fonds déclarés. Des sociétés de propagande, sous le couvert de la charité, agitaient l'opinion et rendaient l'Église plus militante, plus active qu'elle n'avait jamais été.

    Napoléon III laissait donc l'Église prendre soin de ses intérêts en lui accordant toutefois la plus large protection. Il n'avait que le soucis de marcher sur les brisées de son oncle et il rêvait  d'être sacré pareillement par le Saint-Siège. Mais celui-ci entrevoyait l'affaire sous l'aspect d'un marché ; il imposait ses conditions : abolitions des articles organiques et de la loi sur le mariage civil. Napoléon résista et les négociations avortèrent.
    Le résultat fut un changement dans la politique de l'empire. La loi Falloux fut amendée dans un sens plus libéral : le nombre des académies passa de 86 à 16 et les recteurs jouirent d'une plus grande indépendance vis-à-vis de l'épiscopat.
    Mais l'empereur allait avoir d'autres occasions de lutter contre l'ultramontanisme vainqueur.

    Pie IX, mis en goût par la puissance temporelle et spirituelle que depuis longtemps Rome n'avait pas possédée à un tel degré, formait le projet d'en finir avec les principes de la Révolution. L'Église, il se l'était promis, devait dépasser son omnipotence, en absolutisme, en intransigeance, tout ce que les papes rois du moyen âge avaient pu rêver.
    En premier lieu, l'Église avait à s'affirmer infaillible. Pie IX n'avait pour cela qu'à agir en souverain absolu, au mépris de tout concile œcuménique. Il proclama donc, de sa propre autorité, le dogme de l'Immaculée conception de la Vierge, le 8 décembre 1854.
    L'épiscopat, que Rome n'avait pas consulté, ne se rebiffa point, tant il s'était donné corps et biens, à l'ultramontanisme. Mais Napoléon témoigna quelque humeur contre Pie IX, qui décelait trop ouvertement sa fiévreuse ambition. Ensuite, l'empereur se rapprochait de Victor-Emmanuel ; et ce ne pouvait être qu'au préjudice du pape, car un des premiers articles du programme piémontais était le démembrement de l'État pontifical. Dès que l'empereur le sut, il mit au service de la cause italienne l'armée et l'argent de la France ; mais, dès que son entourage lui présenta qu'il s'aliénait l'Église s'il persistait dans sa politique internationale, il signa avec l'Autriche les préliminaires de Villafranca.
    Cependant, le peuple italien, qui voulait, à tout prix, réaliser l'unité nationale, ne comprit pas que l'on arrêta la révolution. Le traité de Villafranca disait, en effet, que la confédération italienne aurait le pape comme président honoraire, à la condition qu'il introduisit dans son royaume les réformes indispensables. Mais de telles stipulations ne pouvaient  être prises au sérieux ; le pape se refusait à les admettre, tandis que les initiateurs du mouvement populaire entendaient que le mouvement unitaire ne reçût aucune entrave.
    Cette agitation détruisit la bonne entente qui jusque-là avait régné entre l'empire et l'Église. Napoléon, attaqué par le haut clergé, encourageait ceux-là qui prêchaient au pape l'abandon de sa souveraineté temporelle. Et lui-même écrivit à Pie IX de renoncer à ses légations qui naturellement, par la force de choses, se détachaient de lui.
    La réponse du souverain pontife fut une encyclique déclarant qu'en vouloir à son autorité spirituelle équivalait à haïr son pouvoir spirituelle, et que les États du Saint-Siège étaient la légitime propriété, non de la papauté, mais du monde catholique.
    Ces véhémentes protestations n'empêchèrent pas l'annexion des légations pontificales au Piémont. Pie IX en fut réduit à excommunier ses spoliateurs.
    Alors, le catholicisme, sans distinctions de nuances, déclare la guerre à l'Empire, "fauteur de désordre", choryphée de l'anarchie. L'on vit se répandre des brochures cléricales, où les théories les plus séditieuses se donnaient carrière. D'un autre côté, les partis démocratiques reprochaient à l'empereur d'avoir manqué à ses engagements par le traité de Villafranca.
    Le gouvernement impérial se maintient en protestant du dévouement de l'empereur au Saint-Siège et en donnant des ordres pour que les troupes françaises quittassent Rome.
    Cette duplicité ne pouvait qu'aggraver l'état de choses. L'empereur crut trouver un modus vivendi; il fit connaître au pape qu'il était prêt à lui garantir l'intégrité des possessions qui ne lui avaient pas été confisquées, et que les puissances catholiques ne lui refuseraient pas un subside et un corps de troupe. L'orgueil du pape était trop irréductible pour qu'il acceptât ; c'est à l'aristocratie catholique qu'il se résolut à jeter un appel désespéré. On sait que ce ne fut pas en vain.

    Un nouveau Coblentz sembla renaître à Rome, et l'irritation de Napoléon s'accrut d'autant.
    L'audace du pape précipita le dénouement. Son armée, défaite à Castelfidardo, mit fin aux hésitations. Cavour ouvrit à Turin le premier Parlement italien.
    L'Église, blessée au cœur, gémit et se révolta. Les mandements épiscopaux prirent la couleur d'appels à la guerre civile ; ils suscitèrent parmi les croyants la plus vive émotion. Et bientôt toute la bourgeoisie conservatrice, et même libérale, manifesta à l'égard de l'empereur une indignation telle que celui-ci, en manière de réponse, tempéra son absolutisme gouvernemental. Le sénat et le Corps législatif furent autorisés à juger la politique impériale, et le prince Napoléon eut toute la liberté pour combattre à la tribune la puissance temporelle de la papauté. On vit alors les partisans cléricaux de Napoléon passer dans le camps de l'opposition, exhaler leurs lamentations en face de leurs espoirs ruinés.
    Napoléon, aigri par cette agitation, n'aurait pas répugné à se rapprocher de Rome ; mais Pie IX repoussait toutes les ouvertures de transactions comme injurieuses pour sa dignité. D'ailleurs, il n'était pas sans agir ; 280 ecclésiastiques venaient, par son ordre, d'affirmer l'inviolabilité des domaines pontificaux et de jurer fidélité à une théocratie absolue, négation radicale de tous les principes du droit moderne.
    Toutes ces démonstrations accusaient plus profondément le divorce moral entre l'État laïque et l'Église. Napoléon le sentit tellement qu'il engagea la Russie et la Prusse à reconnaître le nouveau royaume d'Italie. Mais, cédant aux instances de certains conseillers, craignant que sa majorité d'autrefois ne tournât à la légitimité ou à l'orléanisme, Napoléon imprima à sa politique une direction nouvelle. A l'Italie, qui réclamait Rome pour capitale, il ne répondit pas; au parti clérical qui, depuis des mois l'outrageait et le vilipendait, il fit des avances pour la constitution d'un ministère conservateur. Le maintien du pouvoir temporel du pape devint, aux élections de 1864, l'article primordial du programme des candidatures.
    Néanmoins, Pie IX ne sut aucun gré à l'empereur de ce revirement. Il ne craignit pas de lui créer des embarras, dès qu'il en eut l'occasion. De vive force, il imposa la liturgie romaine au diocèse de Lyon. Et il s'obstina dans ses errements gouvernementaux, si opposés, si contraires aux principes de 1789.
    Il est vrai que la France blessait les convictions du souverain pontife. Après l'opposition gouvernementale, de bons catholiques battaient en brèche sa politique théocratique. Au congrès de Malines, Montalembert fit le procès de l'Inquisition et réclama toutes les liberté, jusques et y compris celle de "l"erreur".
    De telles "hérésies" décidèrent enfin Pie IX à rompre les liens qui créaient quelques solidarité entre lui et les États laïques, à condamner radicalement les sociétés issues de la Révolution.
    La convention du 15 septembre 1864, par laquelle la France et l'Italie s'engagèrent à respecter Rome, si l'ordre n'y était pas troublé, parut au pape une menace dissimulée, d'autant plus que les deux gouvernements lui avaient laissé ignorer les négociations.

Le Syllabus
    Pie IX n'y tint plus et se sépara avec éclat d'une société qu'il abominait. Le 8 décembre 1864, l'encyclique Quanta cura  apprit au monde la rupture complète du droit laïque et des principes théocratiques, la déclaration de guerre ouverte, sans trêve ni merci, que le pape adressait aux gouvernements qui refusent de se soumettre à sa puissance temporelle et spirituelle. Et pour qu'il n'y eût pas d'équivoque, Pie IX spécifia dans le Syllabus  les quatre-vingt propositions qualifiées : Erreurs principales de notre temps, que Rome tiendrait pour hérétiques.
    La prépotence du pouvoir civil, la libre recherche de la vérité, les droits de la conscience, la neutralité scolaire, le droit civil, le suffrage universel, la police des cultes, la civilisation moderne, l'indépendance de la morale et de la philosophie vis-à-vis du catholicisme, la science, la liberté de la presse et de la parole, tels sont les objets principaux que le souverain pontife vise et réprouve. Enfin la séparation de l'Église et de l'État est la cinquante-cinquième proposition, que l'on ne saurait formuler sans encourir les foudres de la Rome papale.
    Les catholiques se voyaient donc dans la nécessité de prendre parti pour l'État ou pour l'Église ; de proclamer celle-ci supérieure à celui-là ou d'abjurer leur foi.
    Beaucoup d'entre eux - le plus grand nombre - avaient, depuis longtemps, promis obéissance à Rome ; quant aux intolérants, ils résistèrent dans leur conscience aux injonctions de la papauté. Les évêques lancèrent des mandements destinés à faire connaître aux fidèles l'esprit de l'encyclique et du Syllabus ;  dans leur chaire, ils commentèrent abondamment les deux documents romains. Un seul gallican osa les critiquer. Le gouvernement impérial, qui vainement s'opposa à la propagation des paroles papales, mis moralement en demeure de se prononcer, répondit, selon la coutume, d'une façon détournée, en projetant de faire décréter la gratuité et l'obligation de l'enseignement primaire. Duruy fut chargé du rapport. Mais Napoléon, circonvenu par Thiers et par un certain nombre de conservateurs, qui réagissaient contre l'opposition républicaine, désavoua le rapport Duruy.
    Puis, quelque temps après, Pie IX ayant réprimandé les ecclésiastiques fidèles à l'empereur, Napoléon, las de cette ingérence continue de Rome dans ses affaires, se rapprocha de l'Italie unifiée, en ordonnant le rappel du corps d'occupation.
    Cependant, comme il apparaissait de bonne politique de ménager les ultramontains, il déclara respecter la souveraineté temporelle du Saint-Siège.
    Mais il est nulles transactions qui puissent tempérer l'ardeur du clergé militant ; l'œuvre laïque de Duruy était maintenant le point de mire de l'Église. Que prétendait-il inaugurer ? La soumission des congrégations enseignantes au droit commun. Rome encourageait ses fidèles de France de ses prédications théocratiques. Pie IX, au mois de juin 1867, exaltait le Syllabus devant 450 évêques et projetait, ce même jour, la réunion d'un concile œcuménique pour décider que la politique nouvelle du Saint-Siège sera enseignée comme un dogme et que l'infaillibilité pontificale deviendra un acte de foi. Il rêvait d'une monarchie papale et tenait à s'assurer le concours des évêques dans les luttes futures ; ceux-ci, après la destruction de l'Église monarchique, n'avaient plus que le pape comme objet de sincère attachement. Contre les révolutions politiques et sociales, qui pouvaient de nouveau survenir, ils estimaient que l'Église trouverait la force de résister aux assauts de ses adversaires dans la fusion intime des pouvoirs  ecclésiastiques, dans l'absolutisme de ses doctrines et de ses commandements. Ce coup d'État religieux jugé nécessaire, un concile œcuménique fut convoqué pour le 8 décembre 1869.
    Dans sa bulle d'induction de 1868, le pape indiquait que le but du concile était de fortifier la discipline ecclésiastique ; d'examiner et de déterminer ce qu'il convient de faire "en ces temps si calamiteux " pour proscrire les "sectes impies" et "redresser les erreurs qui bouleversent la société civile".
    De nouveau, le gouvernement impérial allait être anathémisé par le prochain concile ; ce n'était point douteux. Et pourtant il avait sacrifié à cette Rome intolérante la précieuse amitié de la jeune Italie, vaincue à Mentana par l'armée même de Napoléon. Contre ce pouvoir exorbitant du Saint-Siège, qu'il avait à la fois louangé et blâmé, critiqué et protégé, il ne lui était plus possible de conclure une alliance pour la suprême sauvegarde du droit moderne.
    Les intentions de l'Église ne pouvaient cependant faire illusion aux gouvernements des puissances dites catholiques. Pour lutter contre "l'esprit du siècle", contre le "mal", il n'était à ses yeux qu'un procédé : ériger en lois positives, en dogmes, le contenu et de l'encyclique et du Syllabus, affirmer les droits inébranlables de Sièges apostolique.
    Du reste, la bulle de convocation, le 29 juin 1868, fut commentée dans la basilique de Saint-Pierre en des termes tels que les fidèles et les dirigeants des nations purent avoir un avant-goût de ce que seraient les prochains débats du concile. Le concile, disait le doyen des protonotaires apostoliques, devra "réprimander tout vice et repousser toute erreur, afin que notre auguste religion et sa doctrine salutaire reprennent partout une vigueur nouvelle, qu'elles se propagent de jour en jour, qu'elles reconquièrent leur légitime empire".
    Les convocations furent faites aux cardinaux, aux évêques, aux abbés, selon les traditions des précédents conciles. Seulement, pour la première fois, les "princes laïques" ne reçurent aucune invitation. N'étaient-ce pas eux qui, autrefois, convoquaient les conciles, les imposaient au pape ? Benoît XIV remarquait même que la présence des princes ou celle de leurs ambassadeurs relevait l'éclat des conciles.
    La bulle de Pie IX ne faisait que s'adresser indirectement à ces "princes laïques" en un langage quelque peu dédaigneux : " Nous voulons croire, disait-elle, que les souverains et les chefs des peuples, particulièrement les princes laïques, reconnaissent de plus en plus avec quelle abondance tous les biens découlent de l'Église sur la société humaine ..."
    Mais n'était-ce pas consacrer, par une situation de fait, la rupture politique entre les États moderne et l'Église, que de ne point inviter les princes laïques à assister aux travaux du concile ? Par la publication de l'Encyclique et du Syllabus, Pie IX s'était inscrit en faux contre l'esprit même du Concordat de 1801 : la reconnaissance par la papauté de la Révolution de 1789 et de toutes les réformes juridiques, politiques et sociales qui en découlaient, sécularisation de l'État, expropriation des biens du clergé, abolition des corporations religieuses, etc. ne point consulter le pouvoir civil, c'était donc confirmer ouvertement la dénonciation du Concordat par Rome elle-même.
    Et il parait indiscutable que la séparation de l'Église d'avec l'État laïque était une volonté expresse du Saint-Siège ; mais c'était une séparation morale, en quelque sorte, la dénonciation d'un Concordat fondé sur des théories impies, mais aussi la conservation de ce même Concordat en tant qu'il assure à l'Église des avantages pécuniaires. La casuistique seule peut expliquer cette subtilité.
    La bulle d'induction présentait aussi une nouvelle doctrine : celle de l'infaillibilité pontificale. Une telle innovation suffisait à infirmer la valeur légale du Concordat, l'Église revêtant un caractère spirituel et temporel qu'elle n'avait pas au temps des négociations de 1801. Il eût été opportun pour nos hommes politiques et nos jurisconsultes de l'époque d'envisager la situation nouvelle créée par l'Église et de s'éloigner du pape, puisqu'il prétend être roi du monde spirituel et temporel, tout-puissant, infaillible, avec qui, par conséquent, ne saurait être conclu ni contrat ni concordat. Des avantages, des privilèges, comment les lui concéder, les lui reconnaître, puisqu'il n'est aucun prince du temporel au-dessus de lui ?

    Le concile s'ouvrit le 8 décembre 1869 à la basilique de Bramantes et de Michel-Ange. Dès le début, il apparut que l'Église aurait recours à la pire intransigeance pour combattre le principes laïques. L'archevêque de Paris, plus libéral que ses coreligionnaires, en informe l'empereur et n'hésite pas à faire appel à son intervention. Il avoue d'abord que la liberté de discussion n'est pas respectée ; puis :
     "je me demande, dit-il, si l'intérêt général, l'intérêt de de la société religieuse et civile n'exige pas qu'on nous vienne en aide. Le gouvernement de l'empereur ne pourrait-il pas faire connaître au gouvernement pontifical les appréhensions que les débuts du concile causent même à des esprits sérieux et non prévenus, et lui laisser entrevoir les conséquences possibles des tendances et des agissements signalés ... ? ne faudrait-il pas dire au public ... que l'on veille à ce que les intérêts dont l'État est le défenseur soient suffisamment sauvegardés et à ce que la bonne entente, établie entre les deux autorités par le Concordat, ne soient pas compromise comme elle le serait certainement, si les résolutions du concile étaient trop peu en rapport avec les institutions, les lois et les habitudes de la France ? "
    Mais le gouvernement impérial se montrait résolu à se désintéresser, comme incompétent, des objets que le concile discutait.
    Cependant, le 21 janvier, les pères du Concile reçurent un schéma sur la constitution de l'Église, le schéma nommé de Ecclesia. Il est divisé en quinze chapitres ; vingt et un canons le complètent.
    Les chapitres affirment que l'Église est un "corps mystique" qu'elle est une société parfaite, spirituelle et surnaturelle, que son unité est indivisible, que la communion avec elle assure, qu'elle est indéfectible, infaillible dans l'enseignement, qu'elle possède une puissance de juridiction, que le pape jouit d'une primauté de juridiction et de garanties temporelles. L'un des chapitre envisage les rapports de l'Église et du pouvoir laïque ; et, cette fois, le concile émet l'opinion que la séparation de l'Église et de l'État ne saurait s'imposer. Bien plus, la loi divine la condamne, car l'État a pour devoir primordial de protéger la seule vraie religion ; et le concile ajoute qu'il ne sera plus question de séparation le jour où les maîtres du pouvoir temporel reconnaîtront que l'Église est plus précieuse que leurs États.
    Mais l'Église n'attend pas pas ce jour, sans doute encore lointain, pour prétendre qu'elle a le droit de veiller à l'enseignement, de fonder en toute liberté les ordres religieux qu'il lui plaira d'acquérir, de posséder sans tolérer l'ingérence du pouvoir civil.
    Les canons qui suivent donnent à ces différents postulats l'armature dogmatique :
     "Si quelqu'un dit que l'infaillibilité de l'Église est restreinte aux choses contenues dans la révélation divine et qu'elle ne s'étend pas aussi à toutes les vérités nécessaires à la conservation intégrale du dépôt de la révélation ; qu'il soit anathème.
    "Si quelqu'un dit que les lois de l'Église n'ont pas la force d'obliger tant qu'elles n'ont pas été confirmées par la sanction du pouvoir civil, ou qu'il appartient audit pouvoir de décréter en matière de religion, en vertu de son autorité suprême ; qu'il soit anathème."
    Les canons concernant les rapports de l'Église et de l'autorité laïque ne revêtent pas une bien grande importance ; ils sont conformes, à cette idée, que la société civile et la société religieuse sont l'une et l'autre deux sociétés indépendantes. La première procède de Dieu immédiatement ; la seconde, médiatement. Il paraissait donc que l'Église se fit tolérante, puisqu'il n'était plus admis que la société laïque était soumise à la puissance ecclésiastique.
    Mais, dès qu'il eut connaissance de ces canons, le gouvernement impérial s'émut. Le comte Daru, ministre des affaires étrangères, trouva exorbitant que le concile tranchât, de sa propre autorité, des questions politiques, et envahit ainsi un domaine où il ne lui appartenait pas de pénétrer. Le pouvoir d'agir, de légiférer, de commander en dehors de l'autorité laïque, l'Église ne saurait avoir le droit de se l'arroger et il importait de le lui contester.
    Ainsi pensait M. Daru ; mais il n'était pas libre de parler au nom du ministère, car celui-ci s'opposait à ce que la politique de l'empire vis-à-vis du Saint-Siège devint agressive. Rome pouvait donc empiéter sur les droits de la société civile, sans crainte de nous voir intervenir.

    Le 6 mars 1870, Pie IX estima qu'il était temps de faire proclamer le dogme de l'infaillibilité. Il fit donc distribuer le schéma, concernant la question qui lui tenait le plus à cœur. Mais ses dispositions d'esprit furent mieux indiquées dans un bref, qu'il adressait au bénédictin Gueranger, auteur de la Monarchie pontificale :
    "Les adversaires de l'infaillibilité sont des hommes qui, tout en se faisant gloire du nom de catholiques, se montrent complètement imbus de principes corrompus, ressassent des chicanes, des calomnies, des sophismes pour abaisser l'autorité du chef suprême que Christ a préposé à l'Église et dont ils redoutent les prérogatives. Ils ne croient pas, comme les autres catholiques, que le concile est gouverné par le Saint-Esprit."

    Le comte Daru s'était autorisé à rappeler le concile au droit public français. Le 19 mars, le cardinal Antonelli lui répondit qu'il s'étonnait que le projet de constitution de l'Église pût faire naître des alarmes, les thèses et les principes du concile ayant été de tous temps ceux de l'Église ; un bon catholique ne peut nier que la mission de l'Église soit de conduire les hommes à une foi surnaturelle. Et puis, insinue avec impertinence le cardinal Antonelli, l'État français n'a-t-il pas le concordat pour le protéger ? "Les rapports de l'Église et de l'État sur des objets de compétence mixte ayant été réglés par ce pacte, les décisions que le concile du Vatican viendrait à prendre en semblable matière n'altéreraient pas les stipulations spéciales conclues par le Saint-Siège tant avec la France qu'avec d'autres gouvernements, toutes les fois que ceux-ci de leur côté ne mettent point d'obstacle à l'entière observation des choses convenues."
    Il est certain qu'ainsi que le faisait obligeamment entendre le cardinal Antonelli, le Concordat pouvait être invoqué contre un excès d'audace de l'Église. Mais d'autre part, et c'est un cercle vicieux, si les enseignements du schéma de Ecclesia avait sur les esprits l'influence, prévue par l'Église, le Concordat, violé par les catholiques, deviendrait inexistant. M. Émile Ollivier, lui-même en convient, et il va jusqu'à prévoir l'apparition d'un nouveau  Concordat tout pénétré de l'esprit théocratique.
    Cependant les chéma de Ecclesia  et ses canons n'étaient pas les actes du concile qui donnaient surtout lieu aux inquiétudes des défenseurs de l'ordre laïque. Le schéma sur l'infaillibilité seul, assombrissait l'avenir. Cette infaillibilité absolue, personnelle, dictatoriale, apparaissait comme un élément de subversion pour les États et pour l'Église, car elle avait trop de points de contact avec les conditions politiques des sociétés.
    Il fut convenu, en conseil des ministres, qu'un mémorandum serait adressé au pape, protestant contre les maximes qui subordonnent la société civile à la société religieuse ; mais le ministère spécifie que son intention n'est que morale. Quel effet dès lors pouvait-elle produire sur Rome ?

    Les débats suivirent leur cours. Et le 24 avril, la constitution  de fide était adopté. C'était toute une série de propositions dogmatiques sur la création, la révélation, le rapport de la raison avec la foi.
    La discussion de l'infaillibilité était impatiemment attendue de tout le monde catholique. Et il n'était pas une puissance étrangère qui se désintéressât des résolutions du concile à ce sujet. Les croyants approuvaient et blâmaient ; en Angleterre, en Allemagne, on tendait vers la protestation. La France était profondément divisée.
    Le 13 mai la discussion s'ouvrit. Les discours furent nombreux et passionnés. Une des raisons justifiant l'infaillibilité fut qu'il faut "garantir la divine certitude avec laquelle la révélation chrétienne s'est transmise jusqu'à nous". La minorité contre l'infaillibilité ne combattait pas la doctrine, mais la définition dans le moment présent, son opportunité.

    La constitution relative à l'infaillibilité fut enfin adoptée le 18 juillet.
    Elle est divisée en chapitres. Le premier a trait à l'institution de la papauté apostolique ; les suivants dissertent sur la perpétuité et la nature de cette primauté, enfin sur le "magister infaillible" du souverain pontife.
    Il y est dit que l'infaillibilité est destinée à affermir les bases de l'Église. Le concile en donne la définition :
 " Le pontife romain, lorsqu'il parle ex cathedra, c'est à dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu'une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être crue par l'Église universelle, jouit pleinement, par l'assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin rédempteur a voulu que son Église fût pourvue en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs ; et par conséquent de telles définitions sont irréformables d'elles-mêmes et non en vertu du consentement de l'Église."
    Tel est le dogme. Anathème contre celui qui y contredirait.
    On en voit toutes les conséquences. Le pape désormais ne consultera plus l'épiscopat avant de formuler ses définitions, qui sont définitives, irréformables, obligatoires, grâce uniquement à "l'assistance divine" ; le pape demeure le seul maître.
    Contre lui, les "princes laïques" ne sauraient opposer leurs théories, leurs politiques ; vainement , ils prétendraient l'influencer, le circonvenir, l'amener à composition ; l'ère des pactes est définitivement close. D'autre part, le pouvoir pontifical s'isole de l'épiscopat pour ne point s'exposer à des menées personnelles, dont les suites fatales seraient l'affaiblissement de sa toute puissance.
    Les évêques, qui constituèrent au concile la minorité opposante, firent leur soumission. Et le Gouvernement français lui-même ne mit aucun obstacle à la publication de la Constitution. Il est vrai que des événements plus graves occupaient alors son attention.
    L'Italie seule répondit au concile. En septembre 1870, elle anéantissait la puissance temporelle du pape ; c'était obéir à la logique de son histoire. Il n'en est pas moins vrai que ce coup cruel porté à la soi-disant invulnérabilité du pontificat déchaîna la réaction ultra-catholique qui, se réclamant du Syllabus, rompit en visière avec la troisième république et l'eût mise en péril si les partis démocratiques n'avaient sonné le ralliement en face de l'ennemi commun.

DE 1870 A 1905

    On vient de voir comment la papauté, poursuivant son évolution naturelle, avait fait inscrire dans sa constitution l'infaillibilité du chef suprême de l'Église, infaillibilité qu'elle avait déjà revendiquée au cours des siècles et qu'elle imposait désormais à ses fidèles comme un article de foi.
    Ce dessein persévérant d'atteindre à la domination universelle se manifesta en France au lendemain des événements de 1870, à l'heure où la nation venait de se donner la forme républicaine. A mesure que la démocratie se développera dans notre pays, à mesure que les esprits s'éveilleront plus nombreux aux vérités scientifiques, apparaîtra plus profond l'abîme qui sépare le catholicisme romain de la civilisation moderne. Des mois seront édictées pour dégager progressivement les intelligences enfantines de l'obscurité du dogme. De là des luttes, des crises, dont on a perdu le souvenir. Avant qu'un Parlement ait pu envisager comme possible - et prochaine -  la séparation complète des Églises et de l'État, des mesures de transition ont dû être prises, qui toutes ont provoqué les protestations les plus vives à la cour de Rome. Nous les allons indiquer brièvement et l'on verra que depuis trente-cinq ans la société laïque a marché, d'un pas mesuré mais sûr, vers son émancipation définitive.

    En 1873, l'Église romaine est toute-puissante. En pleine crise nationale et sociale, au moment où l'Assemblée nationale expédiait les affaires de France, dans une pétition, les évêques n'avaient pas craint de réclamer le rétablissement du pouvoir temporel du pape. Habile aux expédients parlementaires, M. Thiers avait su faire enterrer la protestation par le renvoi pur et simple au ministère des affaires étrangères, malgré l'intervention de l'évêque Dupanloup. le 24 mai consacre le règne du clergé. Une délégation de la Chambre s'est retirée des obsèques civiles de M. le député Brousses. Dans un ouvrage d'une belle tenue littéraire, qui prend par instant l'allure d'un pamphlet, MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix font un exposé de la situation du clergé, que nous ne pouvons mieux faire que de citer :
    "Mis en possessions d'églises, d'édifices innombrables, dont la flèche domine les villes, tous les hameaux, dont les cloches remplissent l'air, attestent qu'il est partout et que nul ne peut lui échapper, de séminaires où il élève ses recrues, le  clergé prélève sur le budget de l'État une somme de 49 millions, qui chaque année augmente ; le budget de l'instruction publique est de 36 millions.
    "Ce n'est pas tout : du département et des communes, il touche une somme minimum de 31 millions ; soit une part dans l'impôt général de 80 millions. A ces 80 millions, vous, nous tous, libres penseurs, contribuons.
    "Ce n'est pas tout : ces hommes qui sont au conseil supérieur de l'instruction publique, ce sont des évêques et des archevêques ; ils sont encore dans le conseil départemental de l'instruction publique ; ils nomment et destituent l'instituteur. Voici le curé qui entre dans l'école, la loi de 1850 à la main, disant à l'instituteur : Vous devez, avant toute autre, l'instruction religieuse.
    "Le prêtre est partout : il a l'assistance publique, on le trouve dans les prisons, à l'armée, sur chaque vaisseau. L'armée lui prête ses canons et ses armes pour célébrer ses fêtes. Généraux, fonctionnaires, magistrats, professeurs suivent ses processions et courbent la tête sous la bénédiction de l'évêque.
    "Quant à ses charges, il n'en a pas ; il est exempt du service militaire, il en fait exempter ses acolytes ...
    "Et quand le prêtre a pris sa place partout, dans toute la société, quand il tient l'éducation d'une main, l'assistance de l'autre, il descend dans la congrégation. Les articles 291 et 292 du code pénal lui sont inconnus. La congrégation se forme, se développe, enfonce ses racines dans le sol, en fait émerger de vastes casernes, d'immenses bâtiments, séquestre, enferme des multitudes, fouille de ses tentacules toutes les couches sociales pour en aspirer la vie et la richesse."
    La solution de MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix était celle que nous préconisons aujourd'hui : répondre aux principes de persécution du clergé, par des principes de liberté ; rejeter les prêtres dans leurs églises, pour que soit affranchie la société laïque.
    Depuis que ces lignes ont été écrites, la solution qu'elles préconisaient n'a pas été atteinte ; mais des mesures de défenses ont été prises par la société laïque pour lutter contre l'ingérence cléricale ; elles sont présentes dans tous les esprits. Les noms de Gambetta, de Jules Ferry surtout, de Paul Bert, de Goblet, de Waldeck-Rousseau et de Combes demeurent attachés au souvenir de ces mesures, de ces réformes essentielles.

    C'est Jules Ferry, qui, en 1879, a fait voter la loi réorganisant le conseil de l'enseignement public, et les conseils académiques. L'élément ecclésiastique qui s'y était glissé à la faveur de la loi Falloux en était éliminé. C'est Jules Ferry qui fit voter la loi restituant à l'État le monopole de la collation des grades universitaires, supprimant les jury mixtes, obligeant les élèves des établissements libres d'enseignement supérieur à prendre leurs inscriptions dans les facultés de l'État ; et enlevant le droit d'enseigner ou de diriger un établissement d'instruction à tout membre d'une congrégation non autorisée.
    Mais cette dernière disposition, adoptée par la Chambre, fut  repoussée par le Sénat. C'est le fameux article 7. Jules Ferry suppléa à cette lacune de loi, en prenant les décrets du 29 mars 1880, qui, au nom des lois existantes, prescrivaient la dissolution des congrégations non autorisées. Il était encore ministre de l'instruction publique dans le cabinet Freycinet. Il les fit appliquer quelques temps après, comme président du conseil. Il est de nouveau ministre de l'instruction publique en 1882, et il fait voter la loi prescrivant la gratuité, l'obligation et la laïcité de l'instruction primaire.
    L'oeuvre laïque de Jules Ferry se continue par la loi qui faisait participer les séminaristes aux obligations militaires. Enfin, le ministère Waldeck-Rousseau fit voter cette loi sur les associations qui, depuis que la République existe, fut réclamée comme le prélude indispensable à la séparation, notamment par M. Gobelet. On va voir comment, appliquée par M. Combes, avec une énergie à laquelle tous les républicains ont rendu hommage, elle devait logiquement avoir pour conséquence la séparation.
    Mais il convient auparavant, par quelques faits empruntés à notre histoire depuis trente ans, de répondre à ceux qui prétendent que le Concordat a réalisé la pacification religieuse dans le pays.
    En réalité, le Concordat ne fut jamais observé, dans sa lettre par la papauté. Il n'y eut d'accord entre elle et la France qu'au moment où Rome espérait pouvoir reprendre, dans notre pays, sa suprématie perdue.
    Trois occasions permirent surtout au clergé ultramontain de manifester ses secrètes tendances.
    Rarement, la crise fut plus aiguë qu'en mai 1877. Elle fut le contre-coup d'une décision de la Chambre italienne. Celle-ci avait voté une loi sur les abus du clergé, qui avait soulevé l'indignation de la papauté. Au cours d'une allocution, qu'il prononça à l'occasion d'un consistoire, Pie IX dénonça comme des persécutions dirigées contre l'Église certaines mesures législatives, telles que la conversion de la mainmorte ecclésiastique, la sécularisation de l'enseignement public ; et il invita les évêques à agir auprès de leurs gouvernements en faveur du Saint-Siège opprimé.
    Un certain nombre de députés et de sénateurs français, appartenant à la droite du Parlement, firent, à ce propos, une démarche auprès de M. Decazes, alors ministre des affaires étrangères, lequel répondit évasivement. Obéissant aux injonctions papales, des évêques faisaient parvenir au Gouvernement des mandements. L'évêque de Nimes annonçait que "le pouvoir temporel des papes revivrait après quelques secousses profondes où s'engloutiraient peut-être bien des armées et bien des couronnes". Dans une lettre au maréchal de Mac-Mahon, l'évêque de Nevers le suppliait de "renouer la chaîne des anciennes traditions de notre France, et de reprendre sa place de fils aîné de l'Église". L'évêque de Nevers avait pris également soin de faire parvenir copie de cette lettre à tous les maires de son diocèse, en réclamant leur concours officiel à la propagande des évêques.
    Pour répondre à cette agitation anticoncordataire, M. Jules Simon, alors président du conseil, interdit le colportage de la pétition "dont les termes sont offensant pour les pouvoirs publics d'un pays voisin et ami". Certaines tolérances, dont on usait à l'égard du clergé catholique, furent restreintes. A la Chambre des députés, une interpellation signée des président des trois gauches, permit à M. Jules Simon de faire connaître "les mesures qu'il avait prises et se proposait de prendre pour réprimer les menées ultramontaines dont la recrudescence inquiétait le pays".
    M. Jules Simon constate, dans son discours, que "le clergé et la religion catholique ont en France autant et peut-être plus de liberté qu'ils n'en ont jamais eue. Ainsi, les évêques se rassemblent en synodes sans autorisation ; ils se rendent sans autorisation à la cour de Rome ; ils possèdent ... Enfin, on publie des bulles et des brefs pontificaux, et je dois dire que si c'est sans autorisation qu'on les publie, c'est aussi sans légalité ; jamais de telles infractions n'auraient été tolérées par les régimes précédents".
    M. Jules Simon promet, en terminant, de faire appliquer la loi ; mais c'est Gambetta qui exprima le sentiment de la gauche.
    "Il faut savoir, dit-il, que depuis 1870, depuis qu'on a proclamé le dogme qui a fait que du pape le docteur infaillible des vérités de l'Église, le clergé et l'épiscopat français ne comptent plus d'opposants, ne comptent plus de résistants, et quand Rome a parlé, tous sans exception, les prêtres, les curés, les évêques, tout le monde obéit.
    "L'esprit clérical, avec habileté et la souplesse qui le caractérisent, a commencé, au début, par être fort modeste en ses prétentions. Il s'est contenté de demander une humble place au soleil ; puis, quand cette place a été obtenue, il n'a cessé de ridiculiser, de couvrir de ses sarcasmes la déclaration de 1682, c'est-à-dire les anciens principes de l'Église de France".
    En terminant, l'orateur déclare qu'il ne veut défendre le Concordat que tout autant que le contrat sera interprété comme un contrat bilatéral qui oblige l'Église et la tient, comme il oblige l'État et le tient. "Il faut que, malgré le mépris que peuvent inspirer au robuste bon sens de la France ces menées coupables, le Gouvernement déclare qu'il entend délivrer la France des étreintes de la politique ultramontaine."
    L'ordre du jour suivant, accepté par le cabinet fut voté comme conclusion des débats :
    "La Chambre, considérant que les manifestations ultramontaines, dont la recrudescence pourrait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du pays, constituent une violation flagrante des droits de l'État, invite le Gouvernement, pour réprimer cette agitation, à user des moyens légaux dont il dispose, et passe à l'ordre du jour."
    Une nouvelle levée de crosses se produisit, en 1891, au moment où des pèlerins français se permirent, à Rome, d'acclamer le "pape roi". M. Gouthe-Soulard trouva cette manifestation de son goût et le déclara hautement. Sa réponse à une circulaire demandant aux évêques de suspendre leurs pèlerinages, le fit traduire devant la cour d'appel de Paris. "On nous offre l'apaisement, disait-il, avec un gouvernement qui a déclaré que le cléricalisme est l'ennemi, qui a brisé le Concordat en supprimant les traitements ecclésiastiques, qui a dispersé les congrégations vouées à l'enseignement, à la prédication, au soulagement des pauvres et des malades, qui a frappé d'une taxe les congrégations autorisées, qui a édicté l'obligation du service militaire pour le clergé, qui a chassé la religieuse des salles d'asile et de l'hôpital ! Nous ne voulons pas de cet apaisement ; ce serait de l'avilissement."
     Une interpellation du sénateur Dide permit à M. de Freycinet de s'expliquer au nom du Gouvernement. Le président du conseil fit allusion, en commençant, aux manifestations épistolaires des évêques qui avaient suivi la condamnation de M. Gouthe-Soulard.
    "Il résulte de la lecture de ces documents, dit-il, qu'une partie des membres du clergé affiche la prétention d'être au-dessus des lois ... Ils sont allés jusqu'à soutenir cette thèse que le ministre de la justice, appliquant la loi à l'un d'eux, le tribunal devant lequel il comparaissait n'avait pas la qualité pour juger. Cette doctrine ne s'est jamais manifestée d'une manière aussi claire.
    "Si les moyens que la loi met au service du Gouvernement ne suffisent pas pour faire respecter les droits de l'État, nous n'hésiterons pas à proposer aux Chambres les moyens complémentaires qui pourraient nous faire défaut.
    "Je sais bien que de ce côté-ci ( la droite), on ne reconnaît pas la valeur des articles de loi auxquels je fais allusion. On affecte de séparer les lois organiques du Concordat. Je sais que cette prétention a été élevée et l'honorable M. Buffet me fait un signe d'assentiment qui semble indiquer que, sans doute, il partage cette opinion.
    "M. Buffet, - Complètement !
    "M. le président du conseil. - Eh bien ! je déclare, quant à moi, que je la trouve renversante.
    " ... Les évêques sont, j'imagine, des citoyens français. Est-ce que les lois organiques ne sont pas des lois applicables comme les autres lois ? Si ces lois répugnent à leur conscience, qu'ils ne sollicitent pas un siège épiscopal. Personne ne les y a contraints ...
    "Nous voulons vivre en paix ; mais nous ne voulons pas être dupes.
    " Le cabinet qui siège sur ces bancs ne croit pas avoir le mandat, ni des Chambres ni du pays, d'accomplir la séparation des Églises et de l'État, ni de la préparer ; mais nous avons le mandat de faire respecter l'État, et si la séparation devait s'accomplir à la suite de l'agitation à laquelle je viens de faire allusion, la responsabilité en tomberait sur ses auteurs et non sur nous."
    Après le discours du président du conseil on adopta l'ordre du jour suivant :
    "Le sénat, considérant que les manifestations récentes d'une partie du clergé pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation flagrante des droits de l'État.
    "Confiant dans les déclarations du Gouvernement.
    "Compte qu'il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu'il croira nécessaire de demander au Parlement, afin d'imposer à tous le respect de la République et la soumission à ses lois, et passe à l'ordre du jour."
    Cet ordre du jour porte, entre autres signatures, celle de M. Ranc. Au cours de la séance, M. René Goblet avait affirmé ses préférences pour la séparation des Églises et de l'État.
    Cette thèse fut également défendue, quelques jours plus tard, à la Chambre des députés, par M. Pichon, à l'occasion d'une interpellation de M. Hubbard.
    L'orateur constate que, depuis le Syllabus, le clergé ultramontain n'a jamais cessé d'intervenir dans les affaires intérieures. Le pape intervient directement par des brefs. Dans leurs mandements, les évêques invitent à voter pour les candidats catholiques. Dans un moment critique pour lui, le clergé conseille au maréchal Mac-Mahon, dans le cas où il ne serait pas soutenu par le sénat, "de pourvoir au salut de la France d'une autre manière. Il faut faire appel à la nation, après vous êtes assuré de l'armée". C'est la théorie du coup d'État. Ce qui importe à l'Église, ce n'est pas la tranquillité de l'État, mais le succès de sa doctrine, qui est celle du Syllabus.
    Au cours de cette discussion, le principe de la séparation avait été nettement posé. Il l'avait été déjà d'ailleurs par M. de Freycinet, dans sa déclaration, après les élections de 1885. "L'intervention du clergé dans nos luttes politiques, et récemment encore dans les élections, disait-il, est pour les esprits sages le sujet de sérieuses préoccupations. Chacun a compris qu'une telle situation ne saurait se perpétuer et que le grave problème de la séparation des Églises et de l'État ne tarderait pas à s'imposer irrésistiblement." Et, en 1881, M. Ferry disait déjà : " Si nous voyons, aux élections prochaines, ce que nous avons vu à une époque toute récente, s'il se fait une collusion entre les préfets de la France et les ennemis de la République, alors nous demanderons la séparation ; nous qui ne la voulons pas, nous vous dirons alors : l'heure est venue."
    Chaque fois que le problème se posait ainsi avec précision, la nécessité d'une loi préalable sur les associations apparaissait à l'esprit. C'est à M. Waldeck-Rousseau qu'il appartint de la faire voter.

    C'est dans son discours de Toulouse, le 28 octobre 1900, que M. Waldeck-Rousseau exposa, pour la première fois, le problème avec une pleine lucidité.
    Après avoir prévu que la loi nouvelle qu'il allait proposer aux Chambres aurait pour résultat de ne soumettre qu'au droit commun les associations, il ajoutait :
    "Il s'agit ensuite, par la même loi, de faire face au péril qui naît du développement continu, dans une société démocratique, d'un organisme qui, suivant une définition célèbre dont le mérite revient à nos anciens parlements, "tend à introduire dans l'État, sous le voile spécieux d'un institut religieux, un corps politique dont le but est de parvenir d'abord à une indépendance absolue, et, successivement, à l'usurpation de toute autorité ..."
    "Je parle en homme qui n'est animé d'aucun esprit sectaire, mais simplement de l'esprit qui a dominé non seulement la politique de la Révolution, mais toute la politique historique de la France."
    Dans ce même discours, M. Waldeck-Rousseau avait fait allusion aux agitations politiques des moines. En janvier avait eu lieu, en effet, le procès des Assomptionnistes qui avait permis de constater l'intervention de cette congrégation militante dans les élections de 1898.
    La congrégation fut dissoute comme illicite, et le lendemain du jour où elle était condamnée, le cardinal de Paris, M. Richard, allait rendre visite aux pères assomptionnistes.
    Le Gouvernement lui demanda des explications et le blâma. Il supprima, en même temps, les traitements de l'archevêque d'Aix, des évêques de Montpellier, Versailles, qui avaient écrit aux pères assomptionnistes des lettres de félicitations ou d'encouragement.
    Comme on le voit, le clergé ultramontain n'avait pas abdiqué.
    Le 31 janvier 1901 fut voté le premier article de la loi ; elle devait être bientôt adoptée définitivement par les deux Chambres.
    Le 3 octobre, expirait le délai imparti aux congrégations religieuses pour se conformer aux prescriptions de la nouvelle loi.
    Sur 753 congrégations non autorisées ( 14 d'hommes et 606 de femmes ), 53 congrégations d'hommes avaient sollicité leur autorisation et 482 congrégations de femmes. Les jésuites s'étaient dispersés.

Quelque temps après, en juin 1902, M. Waldeck-Rousseau ayant abandonné le pouvoir, M. Combes recueillit la lourde responsabilité de faire respecter la loi nouvelle. Il le fit avec une énergie à laquelle il convient de rendre hommage. 321 voix l'approuvèrent à la Chambre lorsqu'il affirma que les ministres de son cabinet étaient " bien décidés à assurer la suprématie de la société laïque sur l'obédience monacale". Cette majorité lui fut fidèle et le bloc ne se déjugea point lorsqu'il s'agit de tirer de la loi de 1901 toutes les conséquences que nécessite son application intégrale.
    L'action cléricale se manifesta, à cette occasion, sous différentes formes. L'agitation gagna la rue. La Bretagne fut en proie aux excitations cléricales les plus violentes. Des officiers en service commandé refusèrent de procéder à des expulsions. Enfin, le 15 octobre, se produisit la manifestation traditionnelle de l'épiscopat ultramontain. Une pétition fut adressée par soixante-douze archevêques et évêques aux membres du Parlement pour les prier de se monter favorables aux demandes d'autorisation formulées par certaines congrégations religieuses. C'était une nouvelle et flagrante violation du Concordat. Le conseil des ministres déféra " comme d'abus" au conseil d'État cette pétition des membres de l'épiscopat. Puis le traitement de M. Perraud fut supprimé. L'année suivante, en avril et mai 1903, des moines furent accueillis dans les églises concordataires. Il y eut, à ce propos, des bagarres, notamment dans les églises d'Aubervilliers et de Belleville.
    Le 19 mai, M. Combes dut répondre à une interpellation sur "la légalité des circulaires par lesquelles était interdite la prédication dans les églises aux moines sécularisés." dans sa réponse à M. Gayraud, le président du conseil se demande si "le Concordat et les articles organiques, qui en sont le développement prévu et voulu, ne créent des obligation qu'à l'État, ou si les prescriptions s'imposent également au pouvoir ecclésiastique."
    "Tout le monde sait, ajoutait M. Combes, que l'État n'a a sa disposition que des armes insuffisantes pour garantir ses droits et les faire triompher.
    "L'appel comme d'abus fait sourire, et lorsqu'il est réclamé par le ministre des cultes pour l'honneur des principes, il lui attire le plus souvent, de la part de l'ecclésiastique incriminé, une belle protestation publique, à laquelle nombre de se collègues s'empressent de s'associer.
    "La suppression du traitement est d'un mode moins solennel et d'un usage plus efficace, comme tous les coups qui frappent à la bourse. La généralité du bas clergé la redoute. Pour le haut clergé, c'est un jeu de la braver, quand ce n'est pas un calcul prémédité, en raison des avantages pécuniaires qu'il en retire, sous forme de souscriptions et d'offrandes. Reste la prison sur la paille très peu humide ... On peut se demander seulement s'il serait sage d'y recourir systématiquement.
    " ... Quant à nous, déclarait M. Combes, puisqu'on nous demande notre sentiment, nous estimons préférable de faire l'opinion publique juge de la conduite de l'épiscopat. Notre raison est que les rapports entre l'État et l'Église catholique sont entrés, depuis quelque temps, dans une phase nouvelle."
    Le président du conseil montre comment la procédure de l'entente préalable, imposée par le pape Pie IX et le cardinal Antonelli à la faiblesse des ministres de la République, a permis au pouvoir ecclésiastique d'installer à la tête de la plupart des diocèses de France les candidats de ses préférences par le refus d'agrément dont il a frappé les candidats du pouvoir civil. Alors de constantes viciations du Concordat se sont produites, si bien que l'opinion publique se demande ce qu'elle doit augurer d'un tel spectacle.
    " Pour peu que le spectacle se prolonge, elle sera amené à rejeter sur le Concordat la responsabilité d'un ordre des choses, où les écarts de conduite et les intempérances du clergé s'enhardissent par l'insuffisance même des moyens de répression. Puis, la logique aidant, l'opinion publique inclinera forcément à conclure que le Concordat de 1801 a fait son temps, et que le seul remède au désordre moral dont il s'agit ne peut se trouver que dans l'une ou l'autre de ces solutions : ou bien la séparation de l'Église et de l'État suivant une formule qui fera l'Église libre sous la souveraineté de l'État, ou bien une révision sérieuse et efficace des règlements de police jugés nécessaires pour le maintien de la tranquillité publique par l'auteur même du Concordat."
    A la suite de ce discours, on se demanda vers quelle solution penchait alors M. Combes. Dans les discours qu'il prononça ensuite aux banquets démocratiques de Marseille, de Tréguier et de Clermont-Ferrand, il parle de légiférer sur les rapports de l'Église et de l'État, mais sans autre précision. Sans doute, il souhaitait une transformation prochaine des liens concordataires entre le Vatican et la France ; mais se fera-t-elle dans le sens de la liberté pour l'église ou dans le sens d'une aggravation des articles organiques.
    Ce n'est qu'au banquet d'Auxerre que M. Émile Combes se prononça ouvertement en faveur de la séparation des Églises et de l'État. Une commission parlementaire s'était constituée à la Chambre et un projet de loi était résulté de ses travaux. De plus en plus, au sein du parlement une opinion se formait, nettement favorable au principe de séparation. M. Combes y vit une indication assez nette et il collabora même, on le verra, par le dépôt d'un projet de loi, à l'œuvre qui s'élaborait dans le sein de votre commission.
    Divers incidents nouveaux, et des plus graves, s'étaient d'ailleurs produits, qui mettaient à l'ordre du jour, d'une manière particulièrement pressante, la question des rapports de l'Église et de l'État. A l'occasion de la loi qu'avait déposé M. Combes dans le but de supprimer l'enseignement congréganiste, une véritable rébellion des cardinaux s'était produite. Leur protestation prit la forme d'une lettre au Président de la République. Elle était nouvelle, elle était imprévue. Sans doute, elle était en contradiction avec l'esprit du Concordat, mais nul article ne lui était applicable. La chose finit ainsi qu'il devait arriver : au conseil d'État.
Un fait plus grave, qui acquit une extrême importance par les événements qui s'ensuivirent, fut la protestation que le pape, récemment élu, Pie IX, adressa aux chancelleries à l'occasion de la visite que le Président de la République venait de faire au roi d'Italie. En France, on fut presque unanime à trouver intolérable cette prétention du Saint-Siège à porter un jugement sur notre politique extérieure. D'ailleurs, une phrase contenue dans les exemplaires reçus par les puissances catholiques, et dont le texte fut révélé par le journal l'Humanité, ne se trouvait pas dans la note qui avait été adressée au quai d'Orsay. Cette phrase laissait entendre que la même attitude de la part des autres puissances catholiques provoquerait le rappel immédiat du nonce. Ce document a sa place ici, car il aura exercé sur les événements une influence décisive.

    "Des chambres du Vatican. - 28 avril 1904.
    "La venue à Rome en forme officielle de M. Loubet, Président de la République française, pour rendre visite à Victor-Emmanuel III, a été un événement de si exceptionnelle gravité que la Saint-Siège ne peut laisser passer sans appeler sur lui la plus sérieuse attention du gouvernement que Votre Excellence représente.
   " Il est à peine nécessaire de rappeler que les chefs d'États catholiques, liés comme tels par des liens spéciaux au pasteur suprême de l'Église, ont le devoir d'user vis-à-vis de lui des plus grands égards, comparativement aux souverains des États non catholiques, en ce qui concerne sa dignité, son indépendance et ses droits imprescriptibles. Ce devoir, reconnu jusqu'ici et observé par tous, nonobstant les plus graves raisons de politique, d'alliance ou de parenté, incombait d'autant plus au premier magistrat de la République française, qui, sans avoir aucun de ces motifs spéciaux, préside en revanche une nation qui est unie par les rapports traditionnels les plus étroits avec le pontificat romain, jouit, en vertu d'un pacte bilatéral avec le Saint-Siège, de privilèges signalés, à une large représentation dans le Sacré-Collège des cardinaux, et par suite dans le gouvernement de l'Église universelle et possède par singulière faveur le protectorat des intérêts catholiques en Orient. Par suite, si quelque chef de nation catholique infligeait une grave offense au souverain pontife en venant prêter hommage à Rome, c'est-à-dire au lieu même du siège pontifical et dans le même palais apostolique, à celui qui contre tout droit détient sa souveraineté civile et en entrave la liberté nécessaire et l'indépendance, cette offense a été d'autant plus grande de la part de M. Loubet ; et si, malgré cela, le nonce pontifical est resté à Paris, cela est dû uniquement à de très graves motifs d'ordre et de nature en tout point spéciaux. La déclaration faite par M. Delcassé au Parlement français ne peut en changer le caractère ni la portée - déclaration suivant laquelle le fait de rendre visite n'implique aucune intention hostile au Saint-Siège ; car l'offense est intrinsèque à l'acte d'autant plus que le Saint-Siège n'avait pas manqué d'en prévenir ce même Gouvernement.
    "Et l'opinion publique, tant en France qu'en Italie, n'a pas manqué d'apercevoir le caractère offensif de cette visite, recherchée intentionnellement par le gouvernement italien dans le but d'obtenir par là l'affaiblissement des droits des droits du Saint-Siège et l'offense faite à sa dignité, droits et dignité que celui-ci tient pour son devoir principal de protéger et de défendre dans l'intérêt même des catholiques du monde entier.
    "Afin qu'un fait aussi douloureux ne puisse constituer un précédent quelconque, le Saint-Siège s'est vu obligé d'émettre contre lui les protestations les plus formelles et les plus explicites, et le soussigné cardinal secrétaire d'État, par ordre de Sa Sainteté, en informe par la présente Votre Excellence, en vous priant de vouloir porter le contenu de la présente note à la connaissance du gouvernement de ...
    "Il saisit en même temps cette occasion de confirmer à Votre Excellence les assurances ... etc., etc. ...
                        "Cardinal MERRY DEL VAL."

    Le résultat de cette protestation incorrecte fut le rappel de notre ambassadeur au Vatican. Vers le même moment, des plaintes qui avaient autrefois été portées contre deux évêques concordataires, MM. Le Nordez et Geay.- le premier du diocèse de Dijon, le second du diocèse de Laval.- eurent des suites. Les deux prélats furent sommés de comparaître devant le saint office. Ils opposèrent quelque résistance et finalement, ayant reçu une lettre du secrétaire d'État Merry Del Val leur enjoignant sous menace des plus graves sanctions canoniques, d'être à Rome dans la quinzaine, ils la remirent à leur chef hiérarchique, M. Dumay, directeur des cultes.
    Il y avait là, de la part du Saint-Siège, une nouvelle violation du Concordat, une atteinte des plus graves aux droits de l'État. Le ministre des cultes refusa aux deux évêques l'autorisation de comparaître devant un pouvoir étranger. Ceux-ci tentèrent d'abord de résister à Rome, puis sentant finalement leur position intenable dans leurs diocèses, ils les quittèrent un jour et allèrent se soumettre à l'autorité du Saint-Siège, en implorant sa pitié. Le Gouvernement ne put que supprimer leur traitement.
    Mais il continua à les considérer comme évêques, bien qu'ils eussent été destitués canoniquement par le pape.
    La situation ne s'aggrava point en ce qui concerne M. Geay ; il n'en fut pas de même dans la circonscription de M. Le Nordez. Le pouvoir y était, en réalité, exercé par deux vicaires généraux, considérés comme représentants de l'évêque. Le ministre des cultes adressait sa correspondance à M. l'évêque de Dijon et les vicaires répondaient, en empruntant la signature épiscopale. La fiction subsistait.
    Mais les deux vicaires s'avisèrent de prendre des mesures contraires à l'esprit qui avait dicté auparavant le actes de M. Le Nordez. Celui-ci, se souvenant alors qu'il était encore évêque, et faisant acte de pouvoir administratif, les révoqua.
    M. Combes ne pouvait qu'approuver cette solution.
    Quelques jours après, M. Bienvenu Martin devenait ministre des cultes. C'est lui que M. Morlot interpella sur cette situation bizarre.
    Le nouveau ministre des cultes fit des déclarations très nettes en faveur de séparation et la majorité républicaine de la Chambre s'y associa.( Texte de l'ordre du jour voté par la Chambre, le 10 février 1905, à la majorité de 386 voix contre 111 : " La Chambre, constatant que l'attitude du Vatican a rendu nécessaire la séparation des Églises et de l'État, et comptant sur le Gouvernement pour en faire aboutir le vote immédiatement après le budget et la loi militaire ... passe à l'ordre du jour." ) Depuis, l'évêque de Dijon a désigné au Gouvernement deux vicaires généraux de son choix. Ils eurent l'agrément du ministre des cultes, et Rome, soudain conciliante, voulut bien les agréer aussi, accordant pour un instant à M. Le Nordez des pouvoirs qu'elle lui avait contestés.
    Les Rapports de la République avec Rome en sont là au moment même où va s'ouvrir devant vous la discussion sur la séparation des Églises et de l'État.

LE BUDGET DU CULTE CATHOLIQUE

    Chaque fois qu'au cours des chapitre d'histoire qui précèdent nous avons rencontré un chiffre représentant les charges qui résultent pour l'État de son union concordataire avec l'Église romaine, nous nous sommes fait une obligation de la noter. Il nous parait cependant utile, au risque de faire des répétitions, de redonner ici, dans une brève notice, un  état des divers budgets des cultes, depuis le Concordat de 1801 ; ne serais-ce que pour répondre par une statistique victorieuse à ceux qui prétendent que la France républicaine est demeurée dans la limite stricte des obligations budgétaires qu'elle a souscrites envers l'Église.
    M. Clémenceau, s'appuyant sur les chiffres fournis dans son ouvrage par M. Charles Jourdain (Budget des cultes depuis le Concordat) et sur la statistique dressée par M. Nicolas (Budget de la France depuis le commencement du dix-neuvième siècle) avait déjà fait cet utile travail, qui fut publié en articles dans le journal l'Aurore.
    Nous nous sommes reportés à ces articles, aux sources qu'ils signalent, ainsi qu'a l'article inséré par M. Léon Say, dans son Dictionnaire des finances.
    Il en résulte de nos recherches que le budget des cultes, consenti par la troisième République, est trois fois supérieur au premier budget concordataire, qui est celui de 1810. Les années précédentes, le Concordat n'avait pas été appliqué dans sa rigueur et l'on connut le budget insignifiant de 1802 (1 258 197 fr) et celui de 1804 ( 4 millions environ)
    Le premier budget, établi suivant les obligations concordataires, se répartissait ainsi :
    Chap. 1er.- Service intérieur : traitement du ministre, des emplyés et frais de bureau :     315 000
    Chap. 2.- Traitement des ministres des cultes en activité (haut clergé) :                       1 480 234
    Chap. 3.- Curés et desservants                                                                               10 660 000
    Chap. 4.- Pensions accordées par décrets impériaux                                                     156 000
    Chap. 5.- Séminaires                                                                                                 700 000
    Chap. 6.- Dépenses diverses                                                                                      535 530
    Chap. 7.- dépenses accidentelles                                                                                 493 230
                                   Total                                                                   14 370 000

    Aux termes du Concordat, l'État ne devait assurer que le traitement des archevêques et des évêques fixé, pour les archevêques à 15 000 fr. et, pour les évêques, à 10 000 fr. , et celui des curés proprement dits qui étaient divisés en deux classes : dans l'une, on touchait 1 500 fr., dans l'autre, 1 000 fr.
    Il n'était rien alloué aux autres titulaires ecclésiastiques. Le traitement des vicaires généraux et des chanoines restait à la charge des budgets locaux.