La résistance aux réformes
sociales
travail réalisé avec l'aide du livre de Jean Garrigue
:
"La République des hommes d'affaires (Aubier 1997)
La répression
de la Commune avait causé la disparition - fusillades, exils, déportations
- de milliers d'ouvriers militants à Paris, mais également
à Marseille et à Lyon.
La petite bourgeoisie rentière
et la grande bourgeoisie actionnaire, sinon propriétaire pouvait
souffler. Mais la peur demeurait. Même républicaine, cette
bourgeoisie n'en demeurait pas moins conservatrice. Et c'est cette bourgeoisie
qui est majoritairement représentée sur les bancs des assemblées
; surtout au Sénat ; quand ce n'est pas au Gouvernement.
Jean Garrigue montre dans
son livre que cette République conservatrice avait permis l'enracinement
de l'idée républicaine, mais au prix du paternalisme et du
refus des réformes sociales qui risqueraient d'obérer les
bénéfices.
Je me permets d'en citer les
passages suivants, plutôt que de mal les paraphraser :
Résistance conservatrice
La résistance conservatrice, souvent
victorieuse, se trouve de façon quasi systématique, chaque
fois qu'un projet de réforme sociale est discuté par les
assemblées. C'est ainsi par exemple que Léon Say intervient
le 23 janvier 1884 à la tribune du Sénat pour attaquer un
projet de caisse de retraite qui mènerait, selon lui, au
" système du socialisme d'État ". Il s'exprime à
nouveau en mars 1888 contre le droit à la retraite après
licenciement, et en novembre 1889 contre la proposition Bovier-Lapierre
sanctionnant les entraves patronales aux droits syndicaux. Revenue en discussion
à la Chambre en mai 1890, cette dernière proposition provoque
l'indignation d'Édouard Aynard, qui refuse
" de voir livrer à l'appréciation des tribunaux les actes
des patrons".
C'est le discours ultra-classique de la liberté
patronale, opposée aux délégués syndicaux,
qui ne pensent qu'à " organiser la révolte
contre le patron". La proposition Bovier-Lapierre est d'ailleurs
refusée par la Chambre des députés, en novembre 1890,
grâce à la coalition des modérés et de la droite.
Reformulée, adoptée par la Chambre, elle est néanmoins
rejetée par la chambre haute, à la suite d'une intervention
très ferme de Ludovic Trarieux, sénateur Centre gauche. Revenue
une nouvelle fois à la Chambre, elle donne l'occasion à Léon
Say de donner sa conception du syndicalisme, lors d'une joute oratoire
contre Clemenceau, le 22 mars 1892. Affirmant la vocation
" pacifique " qui doit être celle des
" syndicats professionnels ", Léon Say affirme que la proposition
Bovier-Lapierre en ferait une sorte de "quatrième
État ayant des droits pour ainsi dire politiques", et contraires
à la liberté patronale. "Je prétends,
conclut le président des Mines de Decazeville, que si un patron
ne veut pas employer un ouvrier parce qu'il est syndiqué, il a le
droit de le faire. La véritable liberté du patron est de
pouvoir rester maître chez lui." Et le 27 avril suivant, Léon
Say et ses amis se rangeront dans la minorité des deux cent quinze
députés opposés au vote de la proposition.
Toute entrave à la liberté patronale
leur est insupportable. C'est pourquoi ils refusent l'amendement Mesureur
proposant la création d'un Conseil supérieur du travail,
voté par la majorité de la Chambre, le 4 novembre 1890. Quelques
mois plus tard, en février 1891, on les retrouve tout aussi virulents
contre le projet de loi réglementant le travail des femmes, des
filles mineures et des enfants, lui aussi voté par la Chambre. Le
Journal des débats du 11 février 1891 se lamente sur cette
nouvelle "victoire du socialisme d'État"
mais espère que "cette détestable loi
sera remaniée de fond en comble au Luxembourg", c'est-à-dire
au Sénat. Dans son édition du 30 octobre 1892, à l'issue
de plusieurs navettes entre les deux chambres, le journal de Léon
Say pourra se féliciter que le texte de loi final soit considérablement
amendé, car "la Chambre a eu la sagesse de
se rallier au Sénat".
La plupart des libéraux s'opposent
aussi en janvier 1892 au projet du gouvernement Freycinet sur les retraites.
Le 18 mai 1893, leur chef de file Léon Say prend la défense
des patrons lors de la discussion parlementaire sur la responsabilité
des accidents du travail: il voit dans le projet gouvernemental d'une assurance
obligatoire payée par le chef d'entreprise un encouragement à
la négligence pour les ouvriers, une atteinte
" à la petite industrie, condamnée à disparaître"
, et surtout, comme d'habitude, un «
pas décisif vers le socialisme d'État»
Le 10 juin suivant, Léon Say sera le
seul des députés libéraux à voter contre le
projet, adopté par une très large majorité de 493
voix .Mais les libéraux du Sénat seront, comme d'habitude,
moins progressistes que leurs collègues de la Chambre, et ils feront
obstruction au projet pendant quatre années supplémentaires.
Il faudra attendre le 28 octobre 1897 pour voir le projet définitivement
voté par les députés, mais à la suite de nombreuses
navettes et amendements émanant du bloc libéral de la chambre
haute .
C'est encore Léon Say qui monte en
première ligne, le 3 décembre 1894, pour refuser avec véhémence
le projet gouvernemental d'un impôt progressif sur les successions,
qu'il n'hésite pas à qualifier de « socialiste»
. Si l'on précise que le ministre des Finances de l'époque
n'est autre que Raymond Poincaré, qui appartient à la même
famille de pensée libérale que Léon Say, les accusations
de ce dernier peuvent faire sourire, de même que sa phobie obsessionnelle
du socialisme d'État. Elle reflète certainement l'impuissance
d'un grand bourgeois libéral confronté à une évolution
qu'il sait inéluctable. Réputé naguère pour
sa mesure et son art du consensus, Léon Say en est réduit
à jouer les prophètes délaissés, hurlant dans
le désert, à mesure que s'imposent au Parlement les nécessités
réformatrices.
On note par exemple que plusieurs années
après le vote de la loi sur les accidents du travail, celle-ci est
encore contestée dans ce sanctuaire du libéralisme qu'est
devenue la Société d'économie politique . En juin
1901, c'est le projet de loi sur les retraites ouvrières qui est
passé au crible de la Société. Paul Delombre, député
de l'Union libérale et ministre du Commerce en 1898, voit dans ce
projet " la mort de la mutualité",
c'est-à-dire des sociétés de secours mutuels qui offrent
une alternative privée à la législation étatique
.Alfred Neymarck, directeur du Rentier, dénonce "l'intervention
de l'État", cet "être anonyme,
impersonnel et irresponsable", qui s'arroge "le
droit de puiser dans la poche des uns pour emplir celle des autres ".
Et c'est Frédéric Passy qui donne le point final à
ce morceau de bravoure libéral, en rappelant que
" le rôle de l'État n'est pas de faire nos affaires, mais
de nous mettre à même de les faire nous-mêmes, comme
il nous convient, à nos risques et périls ".
C'est un langage de stricte orthodoxie libérale,
qui n'a pas varié depuis les débuts de la troisième
République. Ce combat d'arrière-garde est-il sans influence
sur la politique républicaine? On peut en douter, à en juger
par la timidité des réformes sociales françaises à
la fin du XIXe siècle. Rappelons en effet qu'il faudra attendre
le gouvernement Clemenceau d'octobre 1906 pour voir enfin constituer un
ministère du Travail, de l'Hygiène et de la Prévoyance
sociale, confié au socialiste Viviani. De même, c'est seulement
en mars 1900 qu'est votée la loi réduisant la durée
du travail quotidien à onze heures, alors que la seconde République
l'avait plafonnée à dix heures à Paris, un demi-siècle
plus tôt. Il est donc incontestable que la force d'inertie opposée
par les libéraux a pesé de tout son poids sur la lenteur
des réformes sociales.
LA LUTTE CONTRE LE SOCIALISME
Le corollaire de l'inertie sociale républicaine,
c'est la répression systématique exercée à
l'encontre du mouvement ouvrier. Tout au long de la période 1870-1914,
les pouvoirs publics choisissent en général la voie de la
répression face à l'expression du mécontentement social.
Lorsque éclate un conflit opposant patronat et classe ouvrière,
c'est en général en faveur du premier que les gouvernements
républicains préfèrent trancher. Faut-il y voir l'influence
politique du monde des affaires, et notamment du milieu libéral?
Cela semble incontestable, à en juger par les pressions exercées
sur le pouvoir politique par les différents réseaux de la
grande bourgeoisie libérale. il y a là une pression constante,
dont la virulence se traduit par des impasses sociales à répétition.
1. Une doctrine de l'intransigeance sociale
Pour commencer, il faut évidemment
rappeler la Semaine sanglante de mai 1871, qui a vu les troupes de Thiers
écraser dans le sang le mouvement ouvrier parisien. Dans cet événement
tragique, ce n'est pas tant la fin de la Commune qui nous intéresse
mais bien l'événement fondateur de la République conservatrice
conçue par les hommes du Centre gauche. Il faut garder en mémoire
cette répression sociale massive pour bien comprendre l'esprit du
contrat républicain signé par la grande bourgeoisie libérale.
C'est une République débarrassée des antagonismes
de classe, une République d'ordre et de paternalisme social qui
s'est mise en place en mai 1871, et tout le combat politique des libéraux
vise à conserver cette République conservatrice. L'intransigeance
sociale des libéraux se manifeste à l'occasion des deux grands
conflits sociaux des années 1880: la grève d'Anzin et celle
de Decazeville.
D'Anzin à Decazeville
Rappelons tout d'abord que le président
du conseil d'administration de la Compagnie des Mines d'Anzin n'est autre
que le duc d'Audiffret-Pasquier, ancien député Centre droit
et l'un des négociateurs des lois constitutionnelles de 1875, et
que siège à ses côtés Jean Casimir-Perier, l'une
des figures du Centre gauche, futur président de la République.
C'est avec leur accord que la direction de la Compagnie a décidé
unilatéralement et sans préavis, le 2 février 1884,
de réorganiser la production en réduisant tous les mineurs-boiseurs
au chômage. Dès le lendemain de cette décision provocatrice,
les mineurs se sont bien sûr mis en grève, mais ils demandent
surtout une négociation.
Pourtant, le 24 février, alors que
chacun s'attend à un compromis, la Compagnie annonce le renvoi de
cent cinquante mineurs, tous syndicalistes, et le directeur ne cache pas
qu'il a ainsi voulu décapiter le syndicat d'inspiration guesdiste.
C'est une surprise pour beaucoup d'observateurs, y compris pour le ministre
de l'Intérieur Waldeck-Rousseau, qui estime que la direction est
dans son tort. Mais le ministre ne veut pas affronter directement le conseil
d'administration de la Compagnie, qui compte en son sein des personnalités
si influentes.
Audiffret-Pasquier écrit d’ailleurs
une lettre au Matin afin de s’opposer à l’arbitrage de l’État
demandé par la gauche. Il est approuvé par le ministre des
Travaux publics David Raynal, qui estime que " l'État
ne doit pas intervenir dans la question des salaires " car ce serait
" une flagrante usurpation ". Le laisser-faire
tient donc lieu de doctrine sociale officielle de la République,
comme le réclament les libéraux.
Waldeck-Rousseau se contente de faire exercer
une pression discrète sur le directeur par le préfet d'Anzin
mais ce dernier répugne lui aussi à intervenir. Résultat:
le conflit va s'enliser pendant de longues semaines, et bien sûr
se politiser, comme le souhaitait certainement la Compagnie. Le défilé
des leaders socialistes à Anzin nourrit en effet la thèse
de la récupération politique, si utile aux conservateurs.
A la tribune de la Chambre, le 8 avril 1884, Waldeck-Rousseau s'en prend
aux agitateurs socialistes "qui voient, dans toute
population ouvrière, émue et souffrante, des éléments
qu'on peut agiter plus aisément ". Finalement, affamés
par huit semaines de grève et encerclés par l'armée,
les mineurs d'Anzin doivent redescendre dans la fosse, le 18 avril 1884,
sans avoir fait aboutir la moindre revendication.
Leurs collègues mineurs de Decazeville
ne seront pas plus heureux, de janvier à juin 1886. Là encore,
ils se heurtent à l'intransigeance du patronat et de la nébuleuse
libérale. Il se trouve en effet que le président du conseil
d'administration des Mines de Decazeville, c'est-à-dire de la Société
nouvelle des houillères et fonderies de l'Aveyron, n'est autre que
l'ancien ministre Léon Say, siégeant aux côtés
de son cousin Fernand Raoul-Duval, vice-président, d'Alfred Deseilligny,
lui aussi ancien député Centre gauche, ainsi que de Nathaniel
Johnston et de Louis de Lamberterie, anciens du Centre droit ralliés
à la République. C'est donc le gotha de l'entreprise libérale
qui est confronté au conflit social.
La défenestration de l'ingénieur
Watrin, qui avait refusé de recevoir les grévistes, donne
une tonalité dramatique au mouvement de grève. Interviewé
au lendemain du drame par Le Matin du 27 janvier 1886, Léon
Say se demande "pourquoi les mineurs ont pu se mettre
en grève", démentant les rumeurs de diminution des
salaires qui ont provoqué le mouvement et condamnant surtout
"le crime que viennent de commettre les mineurs". Le 30 janvier,
il fait dénoncer par son propre journal "la
folie furieuse qui s'est emparée des mineurs de Decazeville ",
"les excitations violentes d'une presse complice",
celle des radicaux et des socialistes, mais aussi
"les défaillances, pour ne pas dire les complicités des autorités
publiques", c'est-à-dire du gouvernement Freycinet.
Pendant quatre mois, Léon Say et son
conseil d'administration vont ainsi refuser toute concession aux mineurs
grévistes, jusqu'au début du mois de juin. C'est le moment
où les grévistes, après plus de cent jours, semblent
à bout de souffle. C'est donc en position de force que le président
des Mines de Decazeville consent à accorder une très légère
augmentation des salaires, contre la promesse de la reprise du travail.
Mais cette concession, pourtant mineure, est jugée insupportable
par la majorité du conseil d'administration. Il faut que Léon
Say menace de démissionner pour que ses collègues acceptent
cette solution plus que raisonnable .Grâce à cet accord, la
Compagnie peut éviter de donner satisfaction à la principale
revendication des mineurs, qui porte sur la réduction de la journée
de travail. Le 12 juin 1886, à l'initiative du député
ouvrier Basly, le travail reprend à Decazeville, sans que Léon
Say et ses amis aient eu besoin de céder aux grévistes. A
Decazeville comme à Anzin, les patrons libéraux ont fait
la preuve de leur intransigeance sociale.
L'intransigeance des patrons
Systématiquement, chaque fois qu'un
conflit éclate, la presse libérale pousse le patronat et
le gouvernement à la plus grande fermeté. C'est ainsi que
Le Journal des débats condamne en 1886 les grévistes de Saint-Quentin
et de Vierzon. C'est ainsi qu'il justifie la fusillade de Fourmies,
le 1er mai 1891, par la nécessité de se défendre contre
les "excitations adressées à la population
ouvrière", ou qu'il condamne en novembre de la même
année les mineurs grévistes d'Arras,
"partis en guerre" contre l'ordre social. Fin octobre 1892, le grand
organe libéral se félicite que la Chambre ait repoussé,
au nom de la "liberté du travail",
la proposition de Georges Clemenceau visant à amnistier les mineurs
condamnés pendant les grèves de Carmaux .
Face aux mineurs du Nord et du Pas-de-Calais,
lancés en septembre 1893 dans une grève de solidarité
avec leurs collègues britanniques, la presse libérale exhorte
le gouvernement dirigé par Charles Dupuy à faire preuve de
fermeté. Dans son édition du 5 septembre, Le Journal des
débats dénonce "l'or de l'étranger",
l'aide financière que les socialistes allemands accordent aux grévistes.
Dans l'édition du 22 septembre, ce sont les députés
socialistes Basly et Lamendin qui sont accusés de commettre
"une inégalité flagrante» en parlant au nom des mineurs
grévistes alors qu'ils n'appartiennent pas à la même
profession ".
C'est du reste pour cette raison que Ludovic
Trarieux, président du Centre gauche sénatorial, écrit
le lendemain au président du Conseil Charles Dupuy afin de réclamer,
au nom de son groupe, que le député Basly ne soit pas autorisé
à présider le Syndicat des mineurs. Dans son éditorial
du 25 septembre, Le Journal des débats critique vivement l'envoi
d'un commissaire extraordinaire du gouvernement, qui n'est autre que le
chef de cabinet du ministre des Travaux publics Viette, accusé "d'intelligence
avec l'Extrême gauche".
Et le journal libéral exige que
"les lois et l'ordre public ne cèdent pas devant une bande d'agitateurs
de profession et de politiciens ambulants". Négocier, ce
serait céder aux agitateurs socialistes, qui viennent de faire une
spectaculaire percée aux élections générales
du 3 septembre, avec six cent mille voix et une quarantaine de sièges.
C'est pourquoi la pression de la grande bourgeoisie libérale est
si intense et si dramatisée. Le résultat de cette campagne
d'influence, c'est que le gouvernement Dupuy refuse de négocier
avec le Syndicat des mineurs, jugé illégal.
Plus de dix ans après le vote de la
loi Waldeck-Rousseau, les purs libéraux du Centre gauche restent
fondamentalement hostiles au principe même de la syndicalisation,
qu'ils considèrent comme une entrave à la liberté
patronale et surtout comme un danger révolutionnaire. C'est ainsi
que Le Journal des débats du 7 juin 1894, évoquant la syndicalisation
des ouvriers des chemins de fer de l'État, se demande jusqu'à
quand le gouvernement dirigé par Dupuy, qui n'est pourtant pas un
radical, va tolérer "que des agents d'un service
public, placés sous les ordres de fonctionnaires de l'État,
soient affiliés à une association révolutionnaire
".
Lorsque les délégués
ouvriers, réunis à Limoges, décident de créer
la Confédération générale du travail, le 27
septembre 1895, Le Journal des débats du lendemain se réjouit
qu'ils aient décidé de n'y accepter que des syndicats et
organisations ouvrières ne se rattachant à aucun parti politique.
Deux jours plus tard, cette satisfaction laisse place à une vive
amertume, car les délégués de la CGT viennent de voter
la grève générale. "Le Congrès
de Limoges a finalement tourné à peu près comme les
autres ", se lamente le quotidien libéral, en déplorant
qu'il n'ait " pas échappé aux querelles
de personnes ni aux élucubrations théoriques dont tant d'autres
avaient été victimes ".
À en croire Bourdeau, le correspondant
du journal à Limoges, "un vif sentiment de
solidarité anime les ouvriers, mais dès que l'un d'eux dépasse
les autres en quoi que ce soit, la jalousie, la suspicion, le bas esprit
démocratique s'attachent à ses pas et tendent à le
faire rentrer dans le rang: c'est pour cette raison qu'ils savent si peu
utiliser les gens de valeur de leur propre classe". En clair, la
solidarité syndicale ne sert qu'à paralyser l'initiative
et à stimuler la division sociale, manipulée par les agitateurs
révolutionnaires. C'est au patron et à lui seul de montrer
la voie à ses ouvriers.
Une vision aussi paternaliste de la classe
ouvrière ne peut engendrer qu'incompréhension et intransigeance.
Lors de la grève de Montceau-les-Mines, lancée en janvier
1901, Georges Lachapelle, futur secrétaire général
de la Fédération républicaine, condamne les syndicats
ainsi que la faiblesse gouvernementale: " Tant que
pourront durer les distributions de soupes populaires, la grève
continuera sans issue, sans résultat, entraînant des souffrances
et des privations, aggravant des discordes que les politiciens ont seuls
intérêt à prolonger et donnant le déplorable
spectacle de la loi journellement violée et de la liberté
de travail supprimée, sous les yeux de l'autorité ."
Un mois plus tard, il félicite Édouard
Aynard, porte-parole du négoce libéral, d'avoir prononcé
à la Chambre, le 8 mars, un discours condamnant l'indulgence du
gouvernement Waldeck-Rousseau envers les dockers grévistes de Marseille,
qu'il accuse d'avoir violé la loi de 1848 sur les attroupements,
la loi sur les réunions publiques et même la loi syndicale
de 1884 .Le président du Conseil se voit ainsi placé en contradiction
avec une loi qui porte son nom. "Il est inévitable
que, sous un ministère qui s'appuie sur l'élément
socialiste, les ouvriers en grève émettent des prétentions
excessives ", constate Lachapelle, "mais une
grève ne doit pas fatalement se terminer par la capitulation des
patrons". La conclusion est ferme: " Il y a des concessions qu'on ne peut
pas faire, sous peine de tuer une industrie " .
L'exemple marseillais est très emblématique,
car c'est l'un de ces grands centres du commerce international où
les notables du Centre gauche conservent, au début du xxe siècle,
une forte influence, à la chambre de commerce notamment. On y voit
se confondre les intérêts privés du grand négoce
marseillais, incarné par exemple par Jules Charles-Roux, et le combat
politique mené inlassablement par le Centre gauche contre le socialisme.
Cette confusion des sphères privées et publiques, économiques
et politiques, est constante dans cette nébuleuse libérale.
À l'aube du xxe siècle, c'est le premier bastion de l'antisocialisme.
2. La réfutation du socialisme
Pour les libéraux, le véritable
adversaire, le véritable danger, c'est le socialisme. Jusqu'aux
années 1880, la menace de la contagion socialiste a été
jugulée par les pouvoirs successifs, depuis la monarchie de Juillet
jusqu'aux républicains opportunistes. Mais l'amnistie des communards
et le contexte de crise confèrent une dimension nouvelle à
cette menace, qui touche aux principes les plus sacrés du libéralisme.
On ne s'étonnera donc pas de voir les hommes du Centre gauche prendre
à leur compte le combat idéologique et politique qui va dominer
la fin du siècle.
La critique doctrinale
Le premier témoignage marquant de la
mobilisation antisocialiste du Centre gauche est un ouvrage à la
fois analytique et polémique publié en 1884 par l'économiste
Paul Leroy-Beaulieu, et intitulé Le Collectivisme, examen critique
du socialisme. Il y présente le socialisme comme une doctrine du
passé, " adversaire de la liberté et
du progrès ", affirmant que les socialistes "détruiraient
toute émulation ", ne laisseraient
"aucune place à la liberté des minorités, par conséquent
à la liberté individuelle ", et que leur
"appareil bureaucratique et sans spontanéité compromettrait
le progrès matériel ". Il lui paraît donc
" impossible de trouver une raison sérieuse qui puisse inviter
le genre humain à tenter une aventure que condamnent d'avance et
l'Histoire et le raisonnement" . Leroy-Beaulieu poursuit sa réflexion
dans un ouvrage consacré au Travail des femmes au XIX", publié
chez Charpentier en 1888. il y affIrme que l'État républicain
ne doit pas aller plus loin sur le terrain des réformes sociales,
car "toute intervention ultérieure risquerait
d'être une usurpation et ne produirait, selon toute apparence, que
l'universel désarroi ! ". C'est la doctrine de l'Etat-minimum,
qui fait la ligne de conduite de la famille libérale. Ce sont deux
systèmes qui s'opposent, fondés sur deux lectures de l'Histoire
totalement antagonistes.
Cette opposition devient un combat politique
majeur après les élections de 1893, qui ont vu pour la première
fois émerger un groupe socialiste important et organisé,
dont Jean Jaurès est la figure de proue. Face au péril rouge,
les libéraux considèrent non sans raison qu'ils sont les
seuls à pouvoir se battre sur le terrain idéologique. Le
marais des modérés et des radicaux étant englué
dans une logique d'opportunisme gestionnaire et gouvernemental qui fait
d'eux "des politiques purs", c'est aux libéraux
que revient la mission de lutter pour la défense des principes qui
ont fait la République conservatrice !.
"Si on se borne à
jeter de la poudre aux yeux aux socialistes, cela ne servira à rien",
affIrme Léon Say dans un article de La Revue des Deux Mondes, intitulé
"libéraux et socialistes", et qui apparaît
comme une sorte de manifeste du libéralisme, "il
faut au contraire discuter franchement avec eux et leur dire très
haut qu'on n'est pas de leur avis, déclare l'ancien ministre libéral,
il faut les provoquer à la discussion" .C'est pourquoi, à
partir de 1893, il ne se passe pas un mois, pas une semaine sans que soient
publiés un article, une brochure, un essai réfutant les doctrines
socialistes, sans que soit donnée une conférence expliquant
leurs dangers.
Léon Say donne l'exemple devant la Société
d'économie politique, le 5 mai 1894, en dénonçant
les ravages des idées socialistes dans le monde étudiant,
expliquant à ses amis libéraux que "le
socialisme est puissamment aidé par l'organisation des facultés
de l'université, par les méthodes de leur enseignement et
par le recrutement de leurs professeurs", qui abreuvent leur auditoire
d'"illusions métaphysiques ". Et Léon
Say de réclamer la suppression du baccalauréat existant et
le développement des grandes écoles, où l'enseignement
des doctrines libérales est dominant .
Le 30 novembre 1895, devant l'Académie
des sciences morales et politiques, il pourfend encore les doctrines socialistes,
"ces contes de fées des grands enfants humains".
L'année suivante est publié chez Calmann-Lévy le recueil
de ses discours et articles, intitulé sans ambiguïté
Contre le socialisme. Ce monument antisocialiste complète
toute une série de pamphlets du même tonneau parus en 1895,
dont Pourquoi nous ne sommes pas socialistes, de Paul Leroy-Beaulieu
et La Lutte contre le socialisme révolutionnaire, de leur
ami Georges Picot.
Dans un discours prononcé à
La Réole, le 8 septembre 1895, Ludovic Trarieux, garde des Sceaux
dans le cabinet Ribot, souligne les enjeux politiques immédiats
de ce combat idéologique: "Le socialisme que
nous voyons dans l'action politique n'est pas seulement qu'une thèse
qui, en elle-même, serait bien inoffensive: c'est surtout une arme
de parti. L'idée pure du collectivisme théorique s'efface
derrière les attaques furieuses dont tout notre État moderne
et la République elle-même sont, de la part des chefs d'école,
le perpétuel sujet." Cette dramatisation de l'enjeu semble
destinée à secouer la torpeur des parlementaires modérés.
"Nous devons nettement nous prononcer contre tous ceux qui se réclament
du socialisme, demande Trarieux, car c'est le mal dont nous avons à
nous guérir." Pour se défendre
"contre ce nouvel ennemi, nous n'avons point à chercher d'autres
armes que celles qui, à toute époque, ont assuré notre
succès. Nous sommes les fils de 1789, fidèles à la
déclaration des droits de l'homme. Nous cherchons le bien social
dans la justice, dans le respect de la liberté individuelle, dans
la fraternité, dans l'esprit humanitaire !".
L'héritage des valeurs de la Révolution
française n'est pas une spécificité libérale.
On comprend ici que Trarieux se place dans une perspective parlementaire
de rassemblement des modérés. Les purs libéraux du
Journal des débats ne prennent pas autant de précaution
avec leurs alliés "progressistes",
qu'ils accusent d'une indulgence coupable à l'égard du socialisme
rampant. Dans son édition du 9 septembre 1895, le journal de Léon
Say déplore que le parti conservateur ne soit pas purifié
des "alliances révolutionnaires" contractées
lors de la lutte contre le boulangisme. "Ce n'est
pas en désavouant simplement les doctrines collectivistes que l'on
aura raison du mal qui nous travaille. Les théories de Karl Marx
ne sont pas ce qui nous menace le plus. D'une part, le socialisme peut
s'insinuer dans notre législation sous d'autres formes mais avec
des effets non moins destructeurs." L'organe libéral fait
ici allusion aux quelques réformes sociales adoptées par
la Chambre. "D'autre part, conclut le journal de
Léon Say, l'esprit et les passions révolutionnaires, sous
l'étiquette du socialisme, du jacobinisme ou du radicalisme, constituent
actuellement un péril plus pressant et un agent de dissolution plus
actif que les pures doctrines collectivistes et que le socialisme scientifique.
!"
On voit bien que le combat doctrinal mené
par les libéraux est indissociable des enjeux politiques à
court terme, c'est-à-dire la nécessité d'endiguer
la poussée parlementaire des radicaux et des socialistes indépendants,
à l'issue des élections de 1893. D'où ce véritable
tir groupé du libéralisme, à l'heure où les
doctrines solidarises du radical Léon Bourgeois amènent au
premier plan de la vie politique le thème de l'interventionnisme
social. Depuis le début des années 1880, les libéraux
français redoutent que l'exemple allemand, à savoir les grandes
lois sociales de 1881 et 1884, ne donne des idées aux législateurs
républicains. La priorité politique des libéraux est
donc d'éviter la contagion d'un socialisme d'État à
la française, qu’ils croient déceler dans les projets radicaux……..
En relisant ces lignes avant de les mettre en ligne, je ne peux m'empêcher de penser à la situation de la France en 2003, et à y retrouver le même type d'argumentaire tant de la part du Medef que du Gouvernement .....