La résistance aux réformes sociales
travail réalisé avec l'aide du livre de Jean Garrigue :
"La République des hommes d'affaires (Aubier 1997)


     La répression de la Commune avait causé la disparition - fusillades, exils, déportations - de milliers d'ouvriers militants à Paris, mais également à Marseille et à Lyon.
    La petite bourgeoisie rentière et la grande bourgeoisie actionnaire, sinon propriétaire pouvait souffler. Mais la peur demeurait. Même républicaine, cette bourgeoisie n'en demeurait pas moins conservatrice. Et c'est cette bourgeoisie qui est majoritairement représentée sur les bancs des assemblées ; surtout au Sénat ; quand ce n'est pas au Gouvernement.
    Jean Garrigue montre dans son livre que cette République conservatrice avait permis l'enracinement de l'idée républicaine, mais au prix du paternalisme et du refus des réformes sociales qui risqueraient d'obérer les bénéfices.
    Je me permets d'en citer les passages suivants, plutôt que de mal les paraphraser :

Résistance conservatrice
     La résistance conservatrice, souvent victorieuse, se trouve de façon quasi systématique, chaque fois qu'un projet de réforme sociale est discuté par les assemblées. C'est ainsi par exemple que Léon Say intervient le 23 janvier 1884 à la tribune du Sénat pour attaquer un projet  de caisse de retraite qui mènerait, selon lui, au " système du socialisme d'État ". Il s'exprime à nouveau en mars 1888 contre le droit à la retraite après licenciement, et en novembre 1889 contre la proposition Bovier-Lapierre sanctionnant les entraves patronales aux droits syndicaux. Revenue en discussion à la Chambre en mai 1890, cette dernière proposition provoque l'indignation d'Édouard Aynard, qui refuse " de voir livrer à l'appréciation des tribunaux les actes des patrons".
     C'est le discours ultra-classique de la liberté patronale, opposée aux délégués syndicaux, qui ne pensent qu'à " organiser la révolte contre le patron". La proposition Bovier-Lapierre est d'ailleurs refusée par la Chambre des députés, en novembre 1890, grâce à la coalition des modérés et de la droite. Reformulée, adoptée par la Chambre, elle est néanmoins rejetée par la chambre haute, à la suite d'une intervention très ferme de Ludovic Trarieux, sénateur Centre gauche. Revenue une nouvelle fois à la Chambre, elle donne l'occasion à Léon Say de donner sa conception du syndicalisme, lors d'une joute oratoire contre Clemenceau, le 22 mars 1892. Affirmant la vocation    " pacifique " qui doit être celle des " syndicats professionnels ", Léon Say affirme que la proposition Bovier-Lapierre en ferait une sorte de "quatrième État ayant des droits pour ainsi dire politiques", et contraires à la liberté patronale. "Je prétends, conclut le président des Mines de Decazeville, que si un patron ne veut pas employer un ouvrier parce qu'il est syndiqué, il a le droit de le faire. La véritable liberté du patron est de pouvoir rester maître chez lui." Et le 27 avril suivant, Léon Say et ses amis se rangeront dans la minorité des deux cent quinze députés opposés au vote de la proposition.
     Toute entrave à la liberté patronale leur est insupportable. C'est pourquoi ils refusent l'amendement Mesureur proposant la création d'un Conseil supérieur du travail, voté par la majorité de la Chambre, le 4 novembre 1890. Quelques mois plus tard, en février 1891, on les retrouve tout aussi virulents contre le projet de loi réglementant le travail des femmes, des filles mineures et des enfants, lui aussi voté par la Chambre. Le Journal des débats du 11 février 1891 se lamente sur cette nouvelle "victoire du socialisme d'État" mais espère que "cette détestable loi sera remaniée de fond en comble au Luxembourg", c'est-à-dire au Sénat. Dans son édition du 30 octobre 1892, à l'issue de plusieurs navettes entre les deux chambres, le journal de Léon Say pourra se féliciter que le texte de loi final soit considérablement amendé, car "la Chambre a eu la sagesse de se rallier au Sénat".
     La plupart des libéraux s'opposent aussi en janvier 1892 au projet du gouvernement Freycinet sur les retraites. Le 18 mai 1893, leur chef de file Léon Say prend la défense des patrons lors de la discussion parlementaire sur la responsabilité des accidents du travail: il voit dans le projet gouvernemental d'une assurance obligatoire payée par le chef d'entreprise un encouragement à la négligence pour les ouvriers, une atteinte " à la petite industrie, condamnée à disparaître" , et surtout, comme d'habitude, un  « pas décisif vers le socialisme d'État»
     Le 10 juin suivant, Léon Say sera le seul des députés libéraux à voter contre le projet, adopté par une très large majorité de 493 voix .Mais les libéraux du Sénat seront, comme d'habitude, moins progressistes que leurs collègues de la Chambre, et ils feront obstruction au projet pendant quatre années supplémentaires. Il faudra attendre le 28 octobre 1897 pour voir le projet définitivement voté par les députés, mais à la suite de nombreuses navettes et amendements émanant du bloc libéral de la chambre haute .
     C'est encore Léon Say qui monte en première ligne, le 3 décembre 1894, pour refuser avec véhémence le projet gouvernemental d'un impôt progressif sur les successions, qu'il n'hésite pas à qualifier de « socialiste» . Si l'on précise que le ministre des Finances de l'époque n'est autre que Raymond Poincaré, qui appartient à la même famille de pensée libérale que Léon Say, les accusations de ce dernier peuvent faire sourire, de même que sa phobie obsessionnelle du socialisme d'État. Elle reflète certainement l'impuissance d'un grand bourgeois libéral confronté à une évolution qu'il sait inéluctable. Réputé naguère pour sa mesure et son art du consensus, Léon Say en est réduit à jouer les prophètes délaissés, hurlant dans le désert, à mesure que s'imposent au Parlement les nécessités réformatrices.
     On note par exemple que plusieurs années après le vote de la loi sur les accidents du travail, celle-ci est encore contestée dans ce sanctuaire du libéralisme qu'est devenue la Société d'économie politique . En juin 1901, c'est le projet de loi sur les retraites ouvrières qui est passé au crible de la Société. Paul Delombre, député de l'Union libérale et ministre du Commerce en 1898, voit dans ce projet " la mort de la mutualité", c'est-à-dire des sociétés de secours mutuels qui offrent une alternative privée à la législation étatique .Alfred Neymarck, directeur du Rentier, dénonce "l'intervention de l'État", cet "être anonyme, impersonnel et irresponsable", qui s'arroge "le droit de puiser dans la poche des uns pour emplir celle des autres ". Et c'est Frédéric Passy qui donne le point final à ce morceau de bravoure libéral, en rappelant que " le rôle de l'État n'est pas de faire nos affaires, mais de nous mettre à même de les faire nous-mêmes, comme il nous convient, à nos risques et périls ".
     C'est un langage de stricte orthodoxie libérale, qui n'a pas varié depuis les débuts de la troisième République. Ce combat d'arrière-garde est-il sans influence sur la politique républicaine? On peut en douter, à en juger par la timidité des réformes sociales françaises à la fin du XIXe siècle. Rappelons en effet qu'il faudra attendre le gouvernement Clemenceau d'octobre 1906 pour voir enfin constituer un ministère du Travail, de l'Hygiène et de la Prévoyance sociale, confié au socialiste Viviani. De même, c'est seulement en mars 1900 qu'est votée la loi réduisant la durée du travail quotidien à onze heures, alors que la seconde République l'avait plafonnée à dix heures à Paris, un demi-siècle plus tôt. Il est donc incontestable que la force d'inertie opposée par les libéraux a pesé de tout son poids sur la lenteur des réformes sociales.
 

LA LUTTE CONTRE LE SOCIALISME
     Le corollaire de l'inertie sociale républicaine, c'est la répression systématique exercée à l'encontre du mouvement ouvrier. Tout au long de la période 1870-1914, les pouvoirs publics choisissent en général la voie de la répression face à l'expression du mécontentement social. Lorsque éclate un conflit opposant patronat et classe ouvrière, c'est en général en faveur du premier que les gouvernements républicains préfèrent trancher. Faut-il y voir l'influence politique du monde des affaires, et notamment du milieu libéral? Cela semble incontestable, à en juger par les pressions exercées sur le pouvoir politique par les différents réseaux de la grande bourgeoisie libérale. il y a là une pression constante, dont la virulence se traduit par des impasses sociales à répétition.

1. Une doctrine de l'intransigeance sociale
     Pour commencer, il faut évidemment rappeler la Semaine sanglante de mai 1871, qui a vu les troupes de Thiers écraser dans le sang le mouvement ouvrier parisien. Dans cet événement tragique, ce n'est pas tant la fin de la Commune qui nous intéresse mais bien l'événement fondateur de la République conservatrice conçue par les hommes du Centre gauche. Il faut garder en mémoire cette répression sociale massive pour bien comprendre l'esprit du contrat républicain signé par la grande bourgeoisie libérale. C'est une République débarrassée des antagonismes de classe, une République d'ordre et de paternalisme social qui s'est mise en place en mai 1871, et tout le combat politique des libéraux vise à conserver cette République conservatrice. L'intransigeance sociale des libéraux se manifeste à l'occasion des deux grands conflits sociaux des années 1880: la grève d'Anzin et celle de Decazeville.

D'Anzin à Decazeville
     Rappelons tout d'abord que le président du conseil d'administration de la Compagnie des Mines d'Anzin n'est autre que le duc d'Audiffret-Pasquier, ancien député Centre droit et l'un des négociateurs des lois constitutionnelles de 1875, et que siège à ses côtés Jean Casimir-Perier, l'une des figures du Centre gauche, futur président de la République. C'est avec leur accord que la direction de la Compagnie a décidé unilatéralement et sans préavis, le 2 février 1884, de réorganiser la production en réduisant tous les mineurs-boiseurs au chômage. Dès le lendemain de cette décision provocatrice, les mineurs se sont bien sûr mis en grève, mais ils demandent surtout une négociation.
     Pourtant, le 24 février, alors que chacun s'attend à un compromis, la Compagnie annonce le renvoi de cent cinquante mineurs, tous syndicalistes, et le directeur ne cache pas qu'il a ainsi voulu décapiter le syndicat d'inspiration guesdiste. C'est une surprise pour beaucoup d'observateurs, y compris pour le ministre de l'Intérieur Waldeck-Rousseau, qui estime que la direction est dans son tort. Mais le ministre ne veut pas affronter directement le conseil d'administration de la Compagnie, qui compte en son sein des personnalités si influentes.
     Audiffret-Pasquier écrit d’ailleurs une lettre au Matin afin de s’opposer à l’arbitrage de l’État demandé par la gauche. Il est approuvé par le ministre des Travaux publics David Raynal, qui estime que " l'État ne doit pas intervenir dans la question des salaires " car ce serait " une flagrante usurpation ". Le laisser-faire tient donc lieu de doctrine sociale officielle de la République, comme le réclament les libéraux.
     Waldeck-Rousseau se contente de faire exercer une pression discrète sur le directeur par le préfet d'Anzin mais ce dernier répugne lui aussi à intervenir. Résultat: le conflit va s'enliser pendant de longues semaines, et bien sûr se politiser, comme le souhaitait certainement la Compagnie. Le défilé des leaders socialistes à Anzin nourrit en effet la thèse de la récupération politique, si utile aux conservateurs. A la tribune de la Chambre, le 8 avril 1884, Waldeck-Rousseau s'en prend aux agitateurs socialistes "qui voient, dans toute population ouvrière, émue et souffrante, des éléments qu'on peut agiter plus aisément ". Finalement, affamés par huit semaines de grève et encerclés par l'armée, les mineurs d'Anzin doivent redescendre dans la fosse, le 18 avril 1884, sans avoir fait aboutir la moindre revendication.
     Leurs collègues mineurs de Decazeville ne seront pas plus heureux, de janvier à juin 1886. Là encore, ils se heurtent à l'intransigeance du patronat et de la nébuleuse libérale. Il se trouve en effet que le président du conseil d'administration des Mines de Decazeville, c'est-à-dire de la Société nouvelle des houillères et fonderies de l'Aveyron, n'est autre que l'ancien ministre Léon Say, siégeant aux côtés de son cousin Fernand Raoul-Duval, vice-président, d'Alfred Deseilligny, lui aussi ancien député Centre gauche, ainsi que de Nathaniel Johnston et de Louis de Lamberterie, anciens du Centre droit ralliés à la République. C'est donc le gotha de l'entreprise libérale qui est confronté au conflit social.
     La défenestration de l'ingénieur Watrin, qui avait refusé de recevoir les grévistes, donne une tonalité dramatique au mouvement de grève. Interviewé au lendemain du drame par Le Matin du 27 janvier 1886, Léon Say se demande "pourquoi les mineurs ont pu se mettre en grève", démentant les rumeurs de diminution des salaires qui ont provoqué le mouvement et condamnant surtout "le crime que viennent de commettre les mineurs". Le 30 janvier, il fait dénoncer par son propre journal "la folie furieuse qui s'est emparée des mineurs de Decazeville ", "les excitations violentes d'une presse complice", celle des radicaux et des socialistes, mais aussi "les défaillances, pour ne pas dire les complicités des autorités publiques", c'est-à-dire du gouvernement Freycinet.
     Pendant quatre mois, Léon Say et son conseil d'administration vont ainsi refuser toute concession aux mineurs grévistes, jusqu'au début du mois de juin. C'est le moment où les grévistes, après plus de cent jours, semblent à bout de souffle. C'est donc en position de force que le président des Mines de Decazeville consent à accorder une très légère augmentation des salaires, contre la promesse de la reprise du travail. Mais cette concession, pourtant mineure, est jugée insupportable par la majorité du conseil d'administration. Il faut que Léon Say menace de démissionner pour que ses collègues acceptent cette solution plus que raisonnable .Grâce à cet accord, la Compagnie peut éviter de donner satisfaction à la principale revendication des mineurs, qui porte sur la réduction de la journée de travail. Le 12 juin 1886, à l'initiative du député ouvrier Basly, le travail reprend à Decazeville, sans que Léon Say et ses amis aient eu besoin de céder aux grévistes. A Decazeville comme à Anzin, les patrons libéraux ont fait la preuve de leur intransigeance sociale.

L'intransigeance des patrons
     Systématiquement, chaque fois qu'un conflit éclate, la presse libérale pousse le patronat et le gouvernement à la plus grande fermeté. C'est ainsi que Le Journal des débats condamne en 1886 les grévistes de Saint-Quentin et de  Vierzon. C'est ainsi qu'il justifie la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, par la nécessité de se défendre contre les "excitations adressées à la population ouvrière", ou qu'il condamne en novembre de la même année les mineurs grévistes d'Arras, "partis en guerre" contre l'ordre social. Fin octobre 1892, le grand organe libéral se félicite que la Chambre ait repoussé, au nom de la "liberté du travail", la proposition de Georges Clemenceau visant à amnistier les mineurs condamnés pendant les grèves de Carmaux .
     Face aux mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, lancés en septembre 1893 dans une grève de solidarité avec leurs collègues britanniques, la presse libérale exhorte le gouvernement dirigé par Charles Dupuy à faire preuve de fermeté. Dans son édition du 5 septembre, Le Journal des débats dénonce "l'or de l'étranger", l'aide financière que les socialistes allemands accordent aux grévistes. Dans l'édition du 22 septembre, ce sont les députés socialistes Basly et Lamendin qui sont accusés de commettre "une inégalité flagrante» en parlant au nom des mineurs grévistes alors qu'ils n'appartiennent pas à la même profession ".
     C'est du reste pour cette raison que Ludovic Trarieux, président du Centre gauche sénatorial, écrit le lendemain au président du Conseil Charles Dupuy afin de réclamer, au nom de son groupe, que le député Basly ne soit pas autorisé à présider le Syndicat des mineurs. Dans son éditorial du 25 septembre, Le Journal des débats critique vivement l'envoi d'un commissaire extraordinaire du gouvernement, qui n'est autre que le chef de cabinet du ministre des Travaux publics Viette, accusé "d'intelligence avec l'Extrême gauche".
     Et le journal libéral exige que "les lois et l'ordre public ne cèdent pas devant une bande d'agitateurs de profession et de politiciens ambulants". Négocier, ce serait céder aux agitateurs socialistes, qui viennent de faire une spectaculaire percée aux élections générales du 3 septembre, avec six cent mille voix et une quarantaine de  sièges. C'est pourquoi la pression de la grande bourgeoisie libérale est si intense et si dramatisée. Le résultat de cette campagne d'influence, c'est que le gouvernement Dupuy refuse de négocier avec le Syndicat des mineurs, jugé illégal.
     Plus de dix ans après le vote de la loi Waldeck-Rousseau, les purs libéraux du Centre gauche restent fondamentalement hostiles au principe même de la syndicalisation, qu'ils considèrent comme une entrave à la liberté patronale et surtout comme un danger révolutionnaire. C'est ainsi que Le Journal des débats du 7 juin 1894, évoquant la syndicalisation des ouvriers des chemins de fer de l'État, se demande jusqu'à quand le gouvernement dirigé par Dupuy, qui n'est pourtant pas un radical, va tolérer "que des agents d'un service public, placés sous les ordres de fonctionnaires de l'État, soient affiliés à une association révolutionnaire ".
     Lorsque les délégués ouvriers, réunis à Limoges, décident de créer la Confédération générale du travail, le 27 septembre 1895, Le Journal des débats du lendemain se réjouit qu'ils aient décidé de n'y accepter que des syndicats et organisations ouvrières ne se rattachant à aucun parti politique. Deux jours plus tard, cette satisfaction laisse place à une vive amertume, car les délégués de la CGT viennent de voter la grève générale. "Le Congrès de Limoges a finalement tourné à peu près comme les autres ", se lamente le quotidien libéral, en déplorant qu'il n'ait " pas échappé aux querelles de personnes ni aux élucubrations théoriques dont tant d'autres avaient été victimes ".
     À en croire Bourdeau, le correspondant du journal à Limoges, "un vif sentiment de solidarité anime les ouvriers, mais dès que l'un d'eux dépasse les autres en quoi que ce soit, la jalousie, la suspicion, le bas esprit démocratique s'attachent à ses pas et tendent à le faire rentrer dans le rang: c'est pour cette raison qu'ils savent si peu utiliser les gens de valeur de leur propre classe". En clair, la solidarité syndicale ne sert qu'à paralyser l'initiative et à stimuler la division sociale, manipulée par les agitateurs révolutionnaires. C'est au patron et à lui seul de montrer la voie à ses ouvriers.
     Une vision aussi paternaliste de la classe ouvrière ne peut engendrer qu'incompréhension et intransigeance. Lors de la grève de Montceau-les-Mines, lancée en janvier 1901, Georges Lachapelle, futur secrétaire général de la Fédération républicaine, condamne les syndicats ainsi que la faiblesse gouvernementale: " Tant que pourront durer les distributions de soupes populaires, la grève continuera sans issue, sans résultat, entraînant des souffrances et des privations, aggravant des discordes que les politiciens ont seuls intérêt à prolonger et donnant le déplorable spectacle de la loi journellement violée et de la liberté de travail supprimée, sous les yeux de l'autorité ."
     Un mois plus tard, il félicite Édouard Aynard, porte-parole du négoce libéral, d'avoir prononcé à la Chambre, le 8 mars, un discours condamnant l'indulgence du gouvernement Waldeck-Rousseau envers les dockers grévistes de Marseille, qu'il accuse d'avoir violé la loi de 1848 sur les attroupements, la loi sur les réunions publiques et même la loi syndicale de 1884 .Le président du Conseil se voit ainsi placé en contradiction avec une loi qui porte son nom. "Il est inévitable que, sous un ministère qui s'appuie sur l'élément socialiste, les ouvriers en grève émettent des prétentions excessives ", constate Lachapelle, "mais une grève ne doit pas fatalement se terminer par la capitulation des patrons". La conclusion est ferme: " Il y a des concessions qu'on ne peut pas faire, sous peine de tuer une industrie " .
     L'exemple marseillais est très emblématique, car c'est l'un de ces grands centres du commerce international où les notables du Centre gauche conservent, au début du xxe siècle, une forte influence, à la chambre de commerce notamment. On y voit se confondre les intérêts privés du grand négoce marseillais, incarné par exemple par Jules Charles-Roux, et le combat politique mené inlassablement par le Centre gauche contre le socialisme. Cette confusion des sphères privées et publiques, économiques et politiques, est constante dans cette nébuleuse libérale. À l'aube du xxe siècle, c'est le premier bastion de l'antisocialisme.

2. La réfutation du socialisme
     Pour les libéraux, le véritable adversaire, le véritable danger, c'est le socialisme. Jusqu'aux années 1880, la menace de la contagion socialiste a été jugulée par les pouvoirs successifs, depuis la monarchie de Juillet jusqu'aux républicains opportunistes. Mais l'amnistie des communards et le contexte de crise confèrent une dimension nouvelle à cette menace, qui touche aux principes les plus sacrés du libéralisme. On ne s'étonnera donc pas de voir les hommes du Centre gauche prendre à leur compte le combat idéologique et politique qui va dominer la fin du siècle.

La critique doctrinale
     Le premier témoignage marquant de la mobilisation antisocialiste du Centre gauche est un ouvrage à la fois analytique et polémique publié en 1884 par l'économiste Paul Leroy-Beaulieu, et intitulé Le Collectivisme, examen critique du socialisme. Il y présente le socialisme comme une doctrine du passé, " adversaire de la liberté et du progrès ", affirmant que les socialistes "détruiraient toute émulation ", ne laisseraient "aucune place à la liberté des minorités, par conséquent à la liberté individuelle ", et que leur "appareil bureaucratique et sans spontanéité compromettrait le progrès matériel ". Il lui paraît donc " impossible de trouver une raison sérieuse qui puisse  inviter le genre humain à tenter une aventure que condamnent d'avance et l'Histoire et le raisonnement" . Leroy-Beaulieu poursuit sa réflexion dans un ouvrage consacré au Travail des femmes au XIX", publié chez Charpentier en 1888. il y affIrme que l'État républicain ne doit pas aller plus loin sur le terrain des réformes sociales, car "toute intervention ultérieure risquerait d'être une usurpation et ne produirait, selon toute apparence, que l'universel désarroi ! ". C'est la doctrine de l'Etat-minimum, qui fait la ligne de conduite de la famille libérale. Ce sont deux systèmes qui s'opposent, fondés sur deux lectures de l'Histoire totalement antagonistes.
     Cette opposition devient un combat politique majeur après les élections de 1893, qui ont vu pour la première fois émerger un groupe socialiste important et organisé, dont Jean Jaurès est la figure de proue. Face au péril rouge, les libéraux considèrent non sans raison qu'ils sont les seuls à pouvoir se battre sur le terrain idéologique. Le marais des modérés et des radicaux étant englué dans une logique d'opportunisme gestionnaire et gouvernemental qui fait d'eux "des politiques purs", c'est aux libéraux que revient la mission de lutter pour la défense des principes qui ont fait la République conservatrice !.
     "Si on se borne à jeter de la poudre aux yeux aux socialistes, cela ne servira à rien", affIrme Léon Say dans un article de La Revue des Deux Mondes, intitulé "libéraux et socialistes", et qui apparaît comme une sorte de manifeste du libéralisme, "il faut au contraire discuter franchement avec eux et leur dire très haut qu'on n'est pas de leur avis, déclare l'ancien ministre libéral, il faut les provoquer à la discussion" .C'est pourquoi, à partir de 1893, il ne se passe pas un mois, pas une semaine sans que soient publiés un article, une brochure, un essai réfutant les doctrines socialistes, sans que soit donnée une conférence expliquant leurs dangers.

     Léon Say donne l'exemple devant la Société d'économie politique, le 5 mai 1894, en dénonçant les ravages des idées socialistes dans le monde étudiant, expliquant à ses amis libéraux que "le socialisme est puissamment aidé par l'organisation des facultés de l'université, par les méthodes de leur enseignement et par le recrutement de leurs professeurs", qui abreuvent leur auditoire d'"illusions métaphysiques ". Et Léon Say de réclamer la suppression du baccalauréat existant et le développement des grandes écoles, où l'enseignement des doctrines libérales est dominant .
     Le 30 novembre 1895, devant l'Académie des sciences morales et politiques, il pourfend encore les doctrines socialistes, "ces contes de fées des grands enfants humains". L'année suivante est publié chez Calmann-Lévy le recueil de ses discours et articles, intitulé sans ambiguïté Contre le socialisme. Ce monument antisocialiste complète toute une série de pamphlets du même tonneau parus en 1895, dont Pourquoi nous ne sommes pas socialistes, de Paul Leroy-Beaulieu et La Lutte contre le socialisme révolutionnaire, de leur ami Georges Picot.
     Dans un discours prononcé à La Réole, le 8 septembre 1895, Ludovic Trarieux, garde des Sceaux dans le cabinet Ribot, souligne les enjeux politiques immédiats de ce combat idéologique: "Le socialisme que nous voyons dans l'action politique n'est pas seulement qu'une thèse qui, en elle-même, serait bien inoffensive: c'est surtout une arme de parti. L'idée pure du collectivisme théorique s'efface derrière les attaques furieuses dont tout notre État moderne et la République elle-même sont, de la part des chefs d'école, le perpétuel sujet." Cette dramatisation de l'enjeu semble destinée à secouer la torpeur des parlementaires modérés. "Nous devons nettement nous prononcer contre tous ceux qui se réclament du socialisme, demande Trarieux, car c'est le mal dont nous avons à nous guérir." Pour se défendre "contre ce nouvel ennemi, nous n'avons point à chercher d'autres armes que celles qui, à toute époque, ont assuré notre succès. Nous sommes les fils de 1789, fidèles à la déclaration des droits de l'homme. Nous cherchons le bien social dans la justice, dans le respect de la liberté individuelle, dans la fraternité, dans l'esprit humanitaire !".
     L'héritage des valeurs de la Révolution française n'est pas une spécificité libérale. On comprend ici que Trarieux se place dans une perspective parlementaire de rassemblement des modérés. Les purs libéraux du Journal des débats ne prennent pas autant de précaution avec leurs alliés "progressistes", qu'ils accusent d'une indulgence coupable à l'égard du socialisme rampant. Dans son édition du 9 septembre 1895, le journal de Léon Say déplore que le parti conservateur ne soit pas purifié des "alliances révolutionnaires" contractées lors de la lutte contre le boulangisme. "Ce n'est pas en désavouant simplement les doctrines collectivistes que l'on aura raison du mal qui nous travaille. Les théories de Karl Marx ne sont pas ce qui nous menace le plus. D'une part, le socialisme peut s'insinuer dans notre législation sous d'autres formes mais avec des effets non moins destructeurs." L'organe libéral fait ici allusion aux quelques réformes sociales adoptées par la Chambre. "D'autre part, conclut le journal de Léon Say, l'esprit et les passions révolutionnaires, sous l'étiquette du socialisme, du jacobinisme ou du radicalisme, constituent actuellement un péril plus pressant et un agent de dissolution plus actif que les pures doctrines collectivistes et que le socialisme scientifique. !"
     On voit bien que le combat doctrinal mené par les libéraux est indissociable des enjeux politiques à court terme, c'est-à-dire la nécessité d'endiguer la poussée parlementaire des radicaux et des socialistes indépendants, à l'issue des élections de 1893. D'où ce véritable tir groupé du libéralisme, à l'heure où les doctrines solidarises du radical Léon Bourgeois amènent au premier plan de la vie politique le thème de l'interventionnisme social. Depuis le début des années 1880, les libéraux français redoutent que l'exemple allemand, à savoir les grandes lois sociales de 1881 et 1884, ne donne des idées aux législateurs républicains. La priorité politique des libéraux est donc d'éviter la contagion d'un socialisme d'État à la française, qu’ils croient déceler dans les projets radicaux……..

    En relisant ces lignes avant de les mettre en ligne, je ne peux m'empêcher de penser à la situation de la France en 2003, et à y retrouver le même type d'argumentaire tant de la part du Medef que du Gouvernement .....