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Chambre des Députés    -    Séance du 20 octobre 1902

......

    Le président. La parole est à M. Ernest Roche pour le dépôt d'une proposition loi en faveur de laquelle il se propose de demander l'urgence.

    M. Ernest Roche. Messieurs, je crois répondre au sentiment et à la préoccupation légitime d'un très grand nombre de Français républicains en vous proposant, non pas pour plus tard, mais pour tout de suite, c'est à dire dans le plus bref délais compatible avec une discussion éclairée, la séparation des Églises et de l'État.
...
    Messieurs, nous avons l'honneur de vous proposer une loi qui a pour but de mettre fin une fois pour toutes aux incidents fâcheux, aux passions funestes qui résultent de la lutte sourde ou déclarée de l'esprit laïque moderne contre le cléricalisme de toutes les religions.

    Depuis l'empire, le parti républicain ne cesse de réclamer dans ses programmes électoraux la séparation des Églises et de l'État, et, contradiction étrange, ces mêmes républicains, dès qu'ils sont au pouvoir, s'empressent de conserver ou plutôt d'affermir des rapports que toujours ils promettent de supprimer. D'où vient cela ?

    C'est que le pouvoir, en quelque main qu'il réside, est de sa nature essentiellement conservateur et réactionnaire.

    Étant données l'absence du mandat impératif et la suprématie du Sénat, les engagement électoraux n'ont aucune sanction, les responsabilités effectives n'existant pas. On promet au peuple des réalités, on ne lui accorde que des espérances.

    Le Concordat fut établi en 1801, par le premier consul Bonaparte, dans le but de faire de la religion un instrument docile de sa tyrannie.

    Veut-on ou ne veut-on pas perpétuer cette tradition ?

    Voulez-vous un clergé fonctionnaire, s'ajoutant à l'innombrable personnel domestiqué de toutes vos administrations, faisant de la politique pour le compte des candidats officiels ?

    S'il en est ainsi, le Gouvernement est dans son rôle en perpétuant une agitation stérile au détriment d'une action loyale et vraiment efficace, en continuant à donner l'ombre pour la proie.

    Si, au contraire, vous avez le sincère désir de réaliser les promesses de la République, de restituer aux travailleurs qui les fournissent les millions affectés chaque année au service de culte que tout le monde ne pratique pas, de rendre à chacun la plénitude de sa liberté de conscience, nous vous soumettons la proposition de loi suivante :

    "Art. 1er.- Toutes les églises aujourd'hui reconnues et subventionnées son séparées de l'État.

    Art. 2.- Dès la promulgation de la présente loi, le Gouvernement dénoncera le Concordat ainsi que tous autres pactes établis avec les différents cultes salariés par l'État.

    Art. 3.- Le budget des cultes est supprimé.

    Art. 4.- L'Ambassade auprès du Vatican est également supprimée.

    Art. 5.- L'exercice de tous les cultes restant libre, les partisans de ces différentes religions pourront, en vertu de la loi du 1er juillet 1901 et conformément aux articles 1er et 5 de cette loi, se grouper en association et posséder ainsi une capacité juridique qui leur permettra de subvenir à l'entretien de leur culte, d'acquérir et de posséder les immeubles nécessaires à ce but, ou de traiter avec les communes ou l'État propriétaires, pour la location des monuments actuellement affectés à cet usage.

    Art. 6.- Une loi spéciale déterminera le mode le mode à employer pour la dénonciation du Concordat et aussi les mesures transitoires qui pourront être prises à l'égard des prêtres actuellement subventionnés et de tous ayants droits ou intéressés.

    Art. 7.- Les ressources qui deviendront disponibles par l'application de la présente loi seront spécialement affectées comme premier apport à la constitution d'une caisse de retraites pour les invalides du travail."

    M. Lasies et plusieurs autres membres à droite. Très bien ! Très bien !

    M. Ernest Roche. Telle est la proposition de loi que j'ai l'honneur de déposer. Il ne me parait pas qu'il soit possible d'élever une d'objection sérieuse contre la demande d'urgence que j'introduis en sa faveur. On ne saurait dire que la question soit prématurée. Voilà plus de cinquante années que ce projet de séparation des Églises et de l'État traîne dans tous les programmes radicaux; il figure notamment, vous vous le rappelez sans doute, messieurs dans le programme de 1869 contresigné par Gambetta lui-même. Depuis cette époque, combien de fois a-t-il été repris dans les divers assemblées législatives ! Par qui ? ... Par les hommes qui étaient considérés volontiers comme vos aînés et vos guides dans le parti républicain.
    Les événements qui passionnent le pays et qui vous passionnent vous-mêmes ... ajoutent à cette proposition un caractère d'opportunité, d'urgence, de nécessité,..., qui ne saurait être contesté.

    M. Cuneo d'Ornano. Assurément

    M. Ernest Roche. Que vous l'ayez voulu ou non, l'exécution de vos fameux décrets est apparue à tout le monde comme un acheminement rapide, direct,..., vers cette réforme depuis un demi-siècle promise, jamais réalisée ...

    M. Dejante. Parce que vous avez voté "contre"

    M. Ernest Roche. ... et qui se borne à se transformer, à chaque renouvellement législatif, en tremplin électoral.

...

    M. Ernest Roche. Il ne faut pas espérer plus longtemps donner le change à l'opinion publique. Ou la lutte contre le cléricalisme est sincère ou elle ne l'est pas.

    M. Gauthier ( de Clagny). Elle ne l'est pas.-

    M. Ernest RocheSi elle est sincère, elle ne saurait avoir d'autre aboutissant que celui que je vous propose. Les encouragements, dont j'ai lu la plupart, que le ministère a reçus au cours de ce que vous me permettrez d'appeler sa croisière anticongréganiste expriment tous les espoirs de voir se terminer enfin cette vieille, cette éternelle querelle de l'État laïque contre le clergé, par la séparation, la rupture, le divorce définitif de l'un d'avec l'autre, rendant à chacun sa pleine et entière liberté.

    Oui, monsieur le président du conseil, que vous le vouliez ou non, tous ceux qui vous ont félicité, tous ceux qui vous ont encouragé dans cette campagne, croient sans doute, non seulement à votre bonne foi, mais à la suite de vos idées, à la fermeté et surtout à la logique de vos résolutions. Le moment est venu de leur prouver qu'ils n'étaient pas dans l'erreur.

    M. Émile Combe, président du conseil, ministre de l'intérieur et des cultes. En tout cas, ce n'est pas vous qui m'avez encouragé. (rire à gauche)

    M. Ernest Roche. Non, ce n'est pas moi qui vous ai encouragé, parce que je ne crois pas, ..., à la sincérité de vos intentions. (réclamations à gauche)
......
    Mais cette sincérité n'étant pas mise en doute par ceux dont vous avez reçu les encouragements, je vous demande de leur donner satisfaction.

    Affermir vos rapports avec l'Église, continuer à entretenir un ambassadeur au Vatican, faire voter chaque année les millions que nous coûte le budget des cultes et ne donner en pâture à l'impatience légitime des républicains d'avant-garde que quelques moines gras, quelques fermeture d'école ou de couvent, serait le comble de la mystification.

    D'autre part, j'appuie ma demande d'urgence sur cette considération qui, par le temps de malaise budgétaire qui court, est de la plus haute importance. Vous avez manifesté l'intention de vous occuper à bref délai des retraites ouvrières, et il faut bien l'avouer, vous n'avez pas le premier sou pour cela. (Très bien! très bien! à droite.) La séparation des Églises et de l'État qui, du même coup supprimerait le budget des cultes, vous permettrait de réaliser presque immédiatement, dès le prochain budget, la mise de fonds indispensable à l'exécution de cette réforme qui fait également partie, en première ligne, je crois, du programme républicain.

    Telles sont les raisons que j'ai de demander l'urgence. J'attends, je ne dirai pas avec une confiance aveugle, votre détermination. (Applaudissements sur divers bancs.)
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   M. Émile Combe, président du conseil, ministre de l'intérieur et des cultes. Messieurs, il n'y a personne dans cette Assemblée qui ne s'attende à ce que la proposition de loi tendant à la séparation des Églises et de l'État vienne un jour ou l'autre en délibération.

    Le Gouvernement, tout en faisant des réserves sur le fond, laisse la Chambre libre de statuer sur l'urgence. (Très bien! très bien! à gauche et à l'extrême gauche.- Mouvements divers.)
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    Personnellement, laissez-moi vous dire qu'il me parait que cette proposition de loi touche à une question tellement grave qu'elle ne devrait pas être dispensée des formalités ordinaires de la procédure parlementaire. ( exclamations à droite.)

    A droite. C'est un enterrement de de première classe !

    M. le président du conseil. Je demande à la droite de ne pas me compromettre. Je ne sais toutefois si la demande d'urgence a été dictée à l'honorable M. Roche plus par le désir de servir la cause qui lui est chère que par celui d'embarrasser le cabinet ...
...
    ... et je laisse la Chambre absolument libre de se prononcer. ( Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

...

    M. Dejante. Messieurs, le 27 juin dernier, j'avais eu l'honneur de présenter une proposition de loi tendant à la séparation des Églises et de l'État, à la suppression du budget des cultes et de congrégations religieuses et au retour à la nation des biens de mainmorte.

    A cette époque, je n'avais pas cru devoir demander l'urgence, parce que nous étions tout près de clore notre cession ordinaire, que les pouvoirs des députés n'étaient pas encore complètement vérifiés et que les commissions n'étaient pas encore constituées. Aujourd'hui, nous sommes à la veille de nommer les commissions ; aussi venons-nous- ... -demander l'urgence pour notre proposition ... Nous la demandons ... également pour les propositions ultérieures ayant le même objet. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche)
...
    M. Gérault-Richard. M. Ernest Roche nous a dit qu'il était temps de passer des promesses aux réalités et que son projet donnait cette satisfaction. je ne sait pas s'il l'a lu bien attentivement, mais ce projet ne contient rien de bien réel ou, dans tous les cas, rien de bien immédiatement réalisable. En effet, son article 2 dit que "dès la promulgation de la présente loi, le Gouvernement dénoncera le Concordat ainsi que tous les autres pactes établis avec les différents cultes salariés par l'État", et l'article 6 dit au contraire:" Une loi spéciale déterminera le mode à employer pour la dénonciation du Concordat" (Très bien! très bien! et rires à l'extrême gauche.)

    M. Ernest Roche. Ces questions se régleront au cours de la discussion générale. Vous cherchez à équivoquer.

    M. Gérault-Richard. Je ne cherche pas à équivoquer ; c'est votre proposition qui est équivoque.
        Néanmoins, nous allons voter l'urgence, mes amis et moi. Nous allons la voter parce que nous sommes sûrs qu'après avoir voté l'urgence ... (exclamations ironiques à droite) Vous croyez que je vais dire une naïveté, vous êtes trop aimable ! ... parce que, dis-je, nous sommes sûrs qu'après avoir voté l'urgence d'un projet peu sérieux, tout le monde ici, même à droite, se verra obligé de voter une loi durable et acceptable. ...

    La question méritait d'être posée autrement. Tout le parti républicain reconnaît que la séparation des Églises et de l'État s'impose actuellement ...
    Tous les groupes de la majorité ont leur projet : le citoyen Dejante annonçait que ses amis et lui en avaient déposé un ; notre ami de Préssensé va prochainement déposer un autre ; le groupe radical-socialiste en a un ; le groupe radical a aussi le sien.
    ...
    Il est désirable qu'une discussion sérieuse soit instituée ici, mais elle ne peut s'ouvrir aujourd'hui ( Interruption sur divers bancs de la droite.) Vous savez très bien que cette séance est promise aux mineurs ; 140 000 travailleurs de la mine attendent que la Chambre s'occupe d'eux ... ( Applaudissement à l'extrême gauche)
   ...
    ... et je crains fort que la proposition qui nous est soumise ne soit, au contraire, une diversion désirée par les compagnies. (Applaudissement sur les mêmes bancs.)

    En son temps nous reprendrons ce sujet et nous inviterons les membres de la droite, qui manifestent tant d'impatience, à l'aborder avec nous et à nous aider à le faire aboutir.

    En attendants, nous prions ces messieurs de ne pas user avec nous comme leurs grands-oncles à l'égard de l'Académie, à ne pas y envoyer leurs domestiques. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.- Mouvements divers.)
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    M. Lucien Millevoye. Mon sentiment sur le fond même du débat est suffisamment connu de la chambre. J'ai combattu dans deux législature la séparation de l'Église et de l'État et, en accord avec plusieurs président du conseil, je me suis prononcé pour le maintien loyal du Concordat. Mais en entendant tout à l'heure M. le président du conseil s'opposer à la demande d'urgence pour cette raison,..., que le débat a besoin d'être approfondi et préparé par de sérieuses études, je me demandais s'il avait prêté une attention suffisante aux débats qui ont eu lieu dans la dernière législature.

    La séparation de l'Église et de l'État est venue à cette tribune,..., elle a été discutée sous l'autorité de votre prédécesseur (M. Waldeck-Rousseau), elle a fait l'objet d'un très long débat auquel ,..., le ministre actuel de la marine a pris une part éloquente. Des arguments ont été présentés pour et contre la séparation, et je crois que la question est à l'heure actuelle aussi largement étudiée qu'elle peut l'être au point de vue des principes et des doctrines.

    C'est donc uniquement une question d'opportunité,..., l'affaire est instruite et ... à l'heure actuelle vous en êtes en réalité saisi depuis longtemps.

    Qui vous retient de l'aborder définitivement à la tribune ? ... C'est que votre politique antireligieuse n'est ... qu'une politique d'étapes successives ; c'est que vous voulez vous ménager des relais, vous avancez ... avec une prudence que vous considérez comme le summum de l'habileté politique. (Très bien! très bien! à droite)

    Eh bien ! non ; un peu de franchise ! ( Interruption à gauche.- Applaudissements à droite) Voulez-vous, oui ou non, aborder le débat, non par fraction, non pas dans les détails, dans ses étapes, mais largement et intégralement ? ... voulez-vous séparer les Églises de l'État ? Je suis, ...,l'adversaire déclaré de la séparation. Je ne veux ni d'une église trop libre, trop affranchie des liens qui l'attachent à l'État, ni d'une église persécutée. ... Que ce soit aujourd'hui ou demain, ..., vous ne pouvez plus esquiver ce que Gambetta appelait déjà l'ère des difficultés. ( Applaudissements à droite et sur divers bancs.)

...
    M. Lasies. .....
        Nous voterons l'urgence des propositions de loi déposées, mais je crois qu'à Rome le Saint-Père peut dormir tranquille ; la séparation des Églises et de l'État n'est pas faite. (Rires et applaudissements à droite.)

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    M. Boutard.... [je voterai l'urgence]. C'est une question d'honnêteté, parce que, dans le programme radical-socialiste on voyait comme principe immuable, intangible et comme lois devant être d'abord votées, l'impôt sur le revenu et la séparation des Églises et de l'État.

    M. Gauthier ( de Clagny). Soyez tranquille ! On ne fera ni l'un ni l'autre.

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[après différents échanges sur la procédure, l'urgence sur la proposition de loi de M. Dejante ne sera pas votée ; pas plus que sur celle de M. Roche. Par contre, M. Réveillaud proposera la nomination d'une commission de  33 membres, chargée d'étudier toutes les propositions sur le sujet ]
 

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