"Archives Israélites"
Jeudi 6 avril 1905
LES DOUCEURS DE LA SERVITUDE

    Le temps n'est plus ni aux miracles ni encore moins aux martyres.
    Et c'est cette affaire de la Séparation qui nous révèle que l'héroïsme de la foi est une vertu démodée. Il est vrai que la foi elle-même brûlante d'une lumière bien pâle dans les cœurs ne saurait plus inspirer ces immolations sublimes dont elle fut prodigue aux siècles passés.
    Les différentes Églises et leurs ministres ne peuvent se résigner à la portion congrue dont les menace la réforme discutée par la Chambre. Les catholiques crient à la spoliation et les protestants et les israélites font chorus. Curés, pasteurs et rabbins se lamentent à qui mieux mieux sur leur sort futur, quand la manne gouvernementale ne tombera plus sur le sol des Églises. Encore les pasteurs et les rabbins ont-ils une excuse. Ils sont père de famille, ont des enfants à élever et à établir, et on comprend leurs angoisses, mais les prêtres catholiques qui n'ont pas ces charges, pourquoi gémissent-ils autant ?
    M. Paul Deschanel, dans son beau discours, leur a dit avec toute l'urbanité de son éloquence distinguée que ces récriminations de leur part manquaient tout au moins de dignité. Il leur a rappelé l'exemple viril des catholiques américains qui, sans subvention aucune de l'État, par leurs propres moyens,, sont arrivés quoique en minorité, sur un siècle, à bâtir 10 000 églises valant 700 millions de francs, et consacrent chaque année à leurs prêtres et à leurs œuvres 130 millions. ce qu'l a dit des catholiques américains peut s'appliquer tout aussi bien aux israélites des États-Unis, qui ont trouvé en eux-mêmes, et sans avoir rien attendre - et pour cause - de l'État, des ressources suffisantes pour accomplir de grandes choses.
    En s'enflammant, M. Paul Deschanel a ajouté à l'adresse des catholiques cette virulente apostrophe dont nous, israélites, nous pouvons faire notre profit :
    M. Paul Deschanel. - Ah! ce n'est pas cela qui est à craindre ! Ce n'est pas l'effort viril, la hardiesse des grandes initiatives ! Le mal suprême, pour les religions comme pour les peuples, c'est le sommeil, la léthargie ...
    M. Lasies. - Très bien !
    M. Paul Deschanel. - Le formalisme administratif paralyse les élans spontanés de la foi. La réglementation officielle détruit le ressort des âmes. (Applaudissements à gauche.)
    Ce que doivent redouter surtout les croyances vivaces, c'est la mortelle langueur des cultes salariés (Applaudissements.)
    La mortelle langueur des cultes salarié, l'expression est, en ce qui concerne le Judaïsme français, d'une adéquate justesse. Qu'on jette un coup d'œil sur l'histoire du culte israélite en France depuis un siècle, depuis qu'il a accepté avec l'enthousiasme de l'imprévoyance que l'État lui passe au cou le joug de sa tutelle et revête ses ministres de la livrée officielle et l'on se rendra compte de ce qu'il a perdu en spontanéité de mouvements, en ardeur sacrée, en énergie agissante, en devenant un corps constitué, doté, renté et décoré !
    Et les descendants de ceux qui montèrent bravement sur les bûchers en jetant au Ciel la profession de foi sublime du Schema Israël s'inquiètent de ce que deviendra leur communauté quand ils devront supporter, eux qui n'ont plus la misère loqueteuse du Ghetto, un surcroît de frais de culte !
    Ah ! nous sommes bien les fils dégénérés de nos pères qui sacrifiaient si allègrement pour leur Dieu, et leurs biens et leur vie ! nous qui demandons, avec inquiétude, ce qu'il adviendra de nos Kéhiloth, quand la main généreuse de l'État ne pourvoira plus à leurs besoins !
    Et comme on le voit, par la réflexion de M. Deschanel, le souci qui nous hante, obsède aussi les catholiques !
    Et c'est ce régime qui a exercé une si funeste influence sur le ressort religieux en ce pays, qui a abâtardi les volontés, arrêté les élans de l'âme, éteint les passions sacrées que nos cultes se prennent à regretter !
    La servitude de l'État leur parait douce, quand il leur assure le boire et le manger.
    Et, à plus de 3 000 ans de distance, on croit entendre la parole des Hébreux disant à Moïse qui les avait tiré de l'esclavage et conduit au pied du Sinaï pour y recevoir la Torah : Nous nous souvenons avec délices du poisson, des concombres, des poireaux et de l'ail qu'on nous donnait pour rien en Égypte.
    Les concombres des Juifs, comme des catholiques et des protestants d'ailleurs, c'est le budget de l'État !
                                            H Prague


DÉBATS PARLEMENTAIRE
LA SÉPARATION A LA CHAMBRE
     Dans sa séance du 27 mars la Chambre a entendu trois orateurs hostiles au projet de la séparation. MM. Charles Benoist, Boni de Castellane et Grousseau et M. Zévaès favorable. Le discours très complet et très étudié du député du Nord, professeur à l'institut catholique, s'appuye sur des considérations de droit et fait valoir que la séparation votée n'entraînerait pas ipso facto la suppression du budget des cultes.
    Il a cité comme exemple la belgique et la Hollande, où la séparation existe mais où fonctionne néanmoins un budget des cultes.
    Il s'est également préoccupé d'établir que ni l'Église catholique, ni les Églises protestantes, ni le culte israélite n'étaient favorables au projet de séparation : Il signale la lettre adressée en novembre 1904 au Signal par M. le Grand Rabbin de France et il ajoute :
    Les représentants des diverses communions religieuses se prononcent donc contre la séparation de l'Église et de l'État. Pourquoi ? Sans doute, pour le motif que j'indiquais tout à l'heure : c'est qu'ils ne trouvent, en face du projet de loi, aucune garantie, aucune sécurité, et je dirai même aucune justice dans certains cas
    M. Carnaud. - Dites cela au centre !
    M. Grousseau. - On me comprendra ; je parle de l'ensemble de de ceux qui, en très grande majorité, ne veulent pas de la     séparation. Que sur les bancs de la droite ou les bancs du centre il y ait tels ou tels collègues qui, avec des raisons qui peuvent valoir les miennes, mais que je ne partage pas, aient un sentiment contraire au mien, je n'ai point à les critiquer. Je parle de la généralité, et je dis que la généralité de ceux qui, dans le camps catholique, dans le camp protestant et dans le camp israélite, veulent défendre les idées religieuses, sont contre la séparation.
    Dans la séance du 28 mars, M. Plichon, député de la droite, parlant contre la séparation, a traité en particulier la question des édifices. Il a cité à ce propos une partie de la lettre adressée par M. le Grand Rabbin J. Lehman au Siècle pour montrer que cette question préoccupe les israélites au même titre que les catholiques.
    Le compte rendu sténographique signale que cette citation a provoqué des applaudissements à droite et au centre.
    Dans la même séance, M. Barthou, ancien ministre, a prononcé un discours très remarqué dans lequel il se déclare partisan du projet, mais réclame d'importantes modifications au texte au sujet des édifices religieux et de la dévolution des biens des églises, et réclame une augmentation du taux des pensions à servir aux ministres des cultes.
    M. Denys-Cochin, l'éloquent député catholique, s'est prononcé nettement dans la séance du 30 mars contre le projet. Il a également invoqué les témoignages des représentants des cultes catholiques, protestants et israélite.
    En ce qui concerne les protestants, M. Réveillaud a protesté, M. Cochin a conclu :
    J'ai donce le droit de dire que les catholiques, les protestants, les Israélites - je crois que M. Zadoc Kahn a fait une démarche dans ce sens - en un mot, tous ceux qui sont intéressés directement à la question ont demandé le maintien du Concordat.
    M. Régnier a parlé en faveur du projet, mais a protesté contre la création d'une fédération d'associations cultuelles qui accroîtrait d'avantage la puissance de l'Église.
    Les associations cultuelles ont rencontré un autre adversaire en M. Raiberti qui estime qu'elles seraient dans les mains du catholicisme une arme. Il se déclare partisan du maintien du régime actuel des cultes.
    La discussion générale a continué dans la séance du 3 avril. M. De Gailhard-Bancel, député catholique, a caractérisé le projet de loi, spoliateur, oppresseur et injuste. Il a réédité contre la séparation les griefs formulés déjà pas ses collègues de la droite.
    Il a fait état, à son tour , au sujet de la propriété des églises d'un passage de la lettre au Siècle de M. le Grand Rabbin Lehmann :
    Je passe donc sur cette question, me contentant de vous signaler les paroles de M. le Grand Rabbin Lehmann :. Elles font partie de l'article cité par M. Plichon, mais elles n'ont pas été lues
    "Je me demande, disait M. le rabbin Lehman, si la cathédrale de Notre-Dame, si les cathédrales de Bourges, de Chartres, de Beauvais, de Rouen et bien d'autres ont été bâties par l'État ou si au contraire elles n'ont pas été élevées grâce aux dons et à la générosité des fidèles." (Très bien ! très bien ! à droite.)
    Le débat s'est élevé avec M. Ribot, qui, tout en n'étant pas hostile au principe de la Séparation vers laquelle nous conduit le mouvement général des idées modernes, ne peut accepter qu'on en fasse une mesure de circonstance. Il s'est appliqué dans la seconde partie de son discours, très éloquent à montrer les vices et les dangers du projet soumis à la Chambre.
    En particulier, il s'élève contre l'immixtion de l'État dans l'organisation intérieure des Églises. Les associations cultuelles prévues par le projet respectent l'organisation traditionnelle en ce qui concerne les cultes protestants et israélite, mais non pas celle du culte catholique :
    Vous avez donc donné satisfaction aux protestants.
    Aux israélites, vous avez dit : " Vous garderez vos assemblées de notables, votre mode d'élection et aussi le conseil supérieur qui établit également l'unité de votre foi.
    Vous vous vous trouvez, maintenant, en présence des catholiques. Ceux-ci ont moins besoin que les protestants et les israélites d'un organe visible d'unité en France, par la raison que l'unité peut toujours se faire et se fait à Rome. cependant vous ne pouvez pas leur refuser le droit de revenir à d'anciennes pratiques, suivies par le clergé de ce pays, d'avoir ces assemblées d'évêques et aussi, s'ils le veulent, une assemblée générale. Mais vous vous trouvez en présence d'une organisation tout à fait distincte de l'organisation protestante ou israélite ; et vous n'avez pas, je pense, la prétention, sous prétexte que ce serait une amélioration, d'obliger les catholiques à adopter l'organisation des protestants ou des israélites ; vous voulez leur laisser leur propre organisation.
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