M. Denys Cochin : Messieurs, la question que nous traitons ...
n'est pas seulement une question intérieur ; à mes yeux elle
touche aux affaires étrangères par beaucoup de points. D'abord,
parce qu'on le veuille ou non, il s'agit d'un traité c'est à
dire d'un engagement de la France, et qu'une parole donnée par la
France, même quand elle est donnée au pape ne peut être
rompue ni modifiée dans ses termes sans un commun accord.
D'autre part je pense que
cette dernière - j'allais dire explosion - que cette dernière
manifestation d'une politique poursuivie depuis longtemps intéresse
la situation extérieure de la France. Vous mes direz que, déjà,
nous nous sommes trouvés dans des conditions pareilles et qu'une
discussion sur le Concordat a été engagée, en 1891,
devant la chambre et devant les sénat. Mais, ..., pendant
qu'un débat un peu théorique se déroulait devant le
Parlement français, notre situation à Rome était bien
différente de celle d'aujourd'hui. ... Il s'agissait,
..., d'installer un nonce à Pékin, et d'enlever à
la France le droit exclusif de protéger les catholiques. ...
......
M. Régnier : ...
...
Il ressort de ces faits et de cette doctrine
... que l'Église n'a jamais observé les contrats passé
avec elle, et qu'il est impossible de conclure avec l'Église des
contrats qui aient une base solide.
Cette opinion est encore confirmée par le
fait qu'en 1870 une nouvelle doctrine religieuse a surgi d'une façon
définitive, quoiqu'elle ait été soutenue par certains
prélats de l'Église bien avant cette date : c'est la proclamation
de l'infaillibilité du pape, c'est la publication du Syllabus.
....
En effet, l'infaillibilité du pape
en matière spirituelle n'est pas dangereuse ; mais en matière
de morale, elle touche de très près la politique ; elle a
permis de dire à un auteur que c'était la mainmise sur toutes
les consciences, sur la direction temporelle des sociétés,
le Syllabus imposé aux États comme un acte constitutionnel.
[Portalis disait]" Puisque cette doctrine du pouvoir
indirect auquel celle de l'infaillibilité est liée, renverse
les fondements de la société, nous disons qu'avec cette doctrine
considérée dans tous ces rapports, non seulement on ne peut
être Français, mais qu'on ne pourrait être citoyen dans
aucune partie du monde."
...
Donc, de par Portalis lui-même, l'infaillibilité
papale empêche toute observation du Concordat. Du jour où
cette théorie est née, le Concordat était rompu.
(Très bien ! très bien ! à gauche.)
...
Montalembert le disait : "L'Église
est reine ou elle n'est rien" ; et M. de Mun disait aussi : "Il ne vous
est pas possible à vous, Gouvernement, de dire où commence
et où finit l'Église."
Nous n'avons donc qu'un moyen d'en finir, ...,
c'est
de nous séparer de l'Église. .......
M.Raiberti : ...
Il n'est pas douteux,..., que la chambre
veut la séparation ; mais la séparation de l'Église
et de l'État est une formule qui a autant de sens qu'on lui en donne,
et il serait profondément regrettable, dans un débat de cette
importance, que nous nous laissions conduire uniquement par la fascination
d'un mot.
La séparation que l'on nous propose est-elle
celle que le pays attend et que la chambre désire ? Est-elle l'aboutissement
nécessaire et logique de la longue évolution qui à
travers les siècles a préparé et poursuivi la séparation
du spirituel et du temporel ? Est-elle la sécularisation de l'État,
son émancipation définitive et le triomphe final de cette
idée de laïcité, qui n'est pas l'opposition d'un dogme
à un dogme, mais la plus haute affirmation de la conscience humaine
dans la plénitude de ses droits ?
Ou, au contraire, n'est-elle qu'une erreur d'esprits
sincères et bien intentionnés qui se sont laissé séduire
par un mirage de liberté ? N'est-elle qu'une fausse et trompeuse
séparation ? Une aventure où la paix publique, les libertés
de ce pays, le droit politique et social issu de la révolution française
ont tout à perdre et rien à gagner, où l'intérêt
bien entendu de l'État et de la République nous défend
de nous engager ?
Le Concordat n'avait pas séparé l'Église
de l'État ; mais il avait nettement séparé leurs domaines
en séparant le spirituel du temporel.
...
Des empiétements pouvaient se produire de
l'un et de l'autre ; mais il y avait un texte dont la lettre et l'esprit
pouvaient prévenir ou apaiser les conflits aussi longtemps qu'il
serait loyalement interprété de part et d'autre. ( Très
bien ! très bien ! sur plusieurs bancs au centre et à droite.)
Le projet de la commission sépare en apparence
l'Église et l'État, mais en fait il les mêle et les
confond. Il est la mainmise de l'État sur les droits les plus évidents
de l'Église et l'abandon par l'État à l'Église
de ses garanties les plus essentielles. Il dépouille l'Église
et il désarme l'État : curieux et incompréhensible
mélange des exagérations gallicanes qui conduisirent à
la constitution civile du clergé et des plus audacieuses sommations
de l'ultramontanisme qui aient jamais enjoint à l'État d'abdiquer.
(Applaudissements
au centre.)
L'usurpation de l'État, messieurs,
elle double : usurpation sur le droit civil de l'Église, usurpation
sur son droit spirituel.
Quand le projet de la commission fait dépendre
du bon plaisir de l'État, des départements et des communes
la jouissance des édifices du culte, il ne viole pas seulement un
des sentiments les plus sacré du cœur humain ; il ne méconnaît
pas seulement ce qu'il y a de vivante et profonde humanité dans
ces pierres où tant de millions d'êtres ont pris l'habitude,
que leur ont léguée les générations successives,
d'incarner les grandes joies de la famille et les grandes douleurs de la
vie. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.)
Il
fait plus encore, il viole une règle élémentaire du
droit.
...
Lorsque la Révolution française
a pris les biens du clergé, elle les lui a pris parce qu'ayant été
légués ou donnés à un service public, ils appartenaient
à la nation.
Les bénéfices en ont été
aliénés pour faire face aux besoins publics. les édifices
religieux ont été conservés pour la plupart et affectés
aux besoins du culte pour tenir compte de la destination que leur avait
donnée leurs fondateurs.
Ils sont donc entrés dans le patrimoine de
l'État grevés d'une charge d'hérédité.
Cette charge était l'affectation en faveur des cultes pour lesquels
ils étaient bâtis.
Dès lors quelle est la condition juridique
de ces biens ? La nue-propriété des édifices appartient
à l'État ; la jouissance appartient aux cultes qui en ont
joui jusqu'à ce jour. (Très bien ! très bien !
à droite et au centre.)
La séparation de l'Église et
de l'État peut bien modifier les rapports de l'un et de l'autre.
Elle ne peut pas modifier la condition juridique des biens qui sont entrés
dans le patrimoine de l'État grevés d'une charge d'hérédité.
(Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)
...
L'usurpation spirituelle est plus grave. La première
pourrait nous ramener aux jours tristes où la folie persécutrice
de quelques administrateurs faisait fermer les églises sur quelques
points du territoire au mépris des lois de la Républiqueet
des ordres de la Convention. La seconde nous ramènerait à
tous les troubles qui ont suivi la constitution civile du clergé.
Que faite le projet ... lorsqu'il donne le
pouvoir à l'État, aux départements et aux communes
de choisir entre les différentes associations cultuelles pour leur
attribuer ... les édifices du culte ?
Que fait le projet de la commission lorsqu'il donne
mission aux tribunaux civils de statuer sur le droit de plusieurs associations
cultuelles rivales à succéder aux biens d'un établissement
public ?
...
La loi de séparation n'a pas à séparer
de l'État des cultes qui ne lui ont jamais été liés
...
Elle sépare de l'État les cultes qui lui sont liés
par le Concordat. Elle est donc la loi de liquidation de ce contrat (là
je ne le suis plus)
...
Dès lors, quand les tribunaux, l'État,
les départements, les communes recevront aujourd'hui le droit de
statuer sur cette dévolution ou cette attribution, ils reçoivent
en fait le droit de statuer sur le titre religieux d'une association à
représenter l'un des cultes aujourd'hui reconnus. (Très
bien ! très bien ! au centre et à droite .)
Or, ce droit n'appartient qu'à l'autorité
spirituelle. En le donnant aux tribunaux civils, à l'État,
aux départements ou aux communes, la loi transporte donc à
l'autorité civile une des attributions essentielles de l'autorité
spirituelle. Elle leur donne le droit de statuer sur l'organisation intérieure
et sur la discipline de chaque église. (Très bien ! très
bien ! sur les mêmes bancs.) Elle leur donne le droit de faire
autant de constitutions civiles qu'il y interviendra de décisions.
Autrefois, la puissance civile n'a jamais réclamé
que les prérogatives d'évêque extérieur. La
voilà devenue grâce à vous l'évêque de
l'intérieur. Vous installez autant dévêques intérieurs,
dans l'État, les départements, les communes et les tribunaux
civils. Vous leurs donnez les pouvoirs primordiaux de l'évêque
: le pouvoir de juridiction qui tranche les difficultés spirituelles
; le pouvoir d'ordination qui fait les ministres du culte. Et vous appelez
cela faire la séparation ? (Très bien ! très
bien ! au centre et à droite .)
... , vous ouvrez à l'Église contre l'État
les plus graves sujets de plaintes, ...
...
Et pendant que vous désarmez l'État
en lui enlevant tout contrôle sur la nomination des évêques,
vous armez l'Église en lui donnant la puissance formidable du droit
d'association.
...
L'association cultuelle va recueillir cette foule
anonyme ; elle va lui donner une organisation, une volonté, une
pensée ; elle va en faire un être d'action et de passion au
service de l'Église. Les cadres de l'Église étaient
vides, vous vous chargez de les peupler et de les organiser.
...
Empêcherez-vous ces associations cultuelles
de devenir rapidement le groupe le plus riche, le plus puissant de la commune
? Les empêcherez-vous d'exercer autour d'elles cette attraction qu'une
collectivité unie exerce toujours sur des individualités
dispersées ?
...
Alors que ferez-vous ? créerez-vous contre
l'association cultuelle, une association laïque ? Mais ce sera la
guerre religieuse allumée dans tous les villages. Suivant la profonde
remarque de Paul Bert dans son rapport contre la séparation, depuis
de longues années, chez nous, la vie civile a recouvert et absorbé
croyants et incroyants. On se classe par les convictions politiques et
non par les opinions religieuses. Eh bien ! les classifications politiques
vont disparaître ; les divisions politiques, dont un siècle
de paix confessionnelle avait délivré ce pays, vont reparaître
et creuser de nouveau dans ses flancs, l'âpre sillon de leurs blessures.
(Très
bien ! très bien ! au centre et à droite .)
(Je me permets de signaler
que le rapport de M. Paul Bert est vieux de vingt ans ; je vous invite
à en prendre connaissance : il dit
qu'il souhaite la séparation mais que le pays n'est pas encore
mûr parce qu'encore trop modelé par l'enseignement religieux
; il est donc contre, pour le moment, et propose des mesures d'attente,
des mesures préparatoires. Dans sa proposition de loi, en 1903,
M. Flourens
précise bien que
le moment est venu parce que les générations formées
à l'école laïque sont en âge de voter. Quant aux
associations laïques, il me semble bien qu'elles seront crées
par la Ligue de l'Enseignement.)
...
Le président : La chambre n'entend
sans doute pas continuer ce soir la discussion ? (Non ! non !)
Il n'y a pas d'opposition
au renvoi ... ?
La suite de la discussion
est renvoyée à une prochaine séance.
©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3
Dépôt légal 2ème trimestre
1999