Rapport sommaire,
par M. Paul Bert,
sur les propositions de loi
1° de M. Charles Boysset et un
grand nombre de se collègues, tendant à l'abrogation du
Concordat
;
2° de M. Paul Bert concernant l'exercice public du culte catholique
en France ;
3° de M. Corentin Guyho,
portant des garanties complémentaires au profit du pouvoir
civil,
vis-à-vis du clergé des paroisses et au profit des
membres
du clergé vis-à-vis du pouvoir épiscopal ;
4° de M. Jules Roche,
tendant à la sécularisation des biens des
congrégations
religieuses, des fabriques, des séminaires, des consistoires et
de la séparation de l'Église et de l'État ;
5° de M. Bernard
Lavergne,
tendant à modifier les articles organiques de la loi du 18
germinal
an X,
remis le 31 mai 1883
Messieurs, la question des rapports de
l'État
avec les Églises et particulièrement avec l'Église
catholique prend, depuis quelques années, une place de plus en
plus
importante dans les préoccupations publiques. Les politiques,
les
philosophes et les théologiens ne sont plus seuls à
l'étudier.
La nation tout entière s'en est émue, si bien qu'il n'est
guère d'élection parlementaire où ce grave sujet
ne
soit discuté.
Les raisons de ce remarquable mouvement sont
multiples.
D'une part, le progrès des sciences sociales a mis les
théoriciens
aux prises avec le délicat et redoutable problème des
antinomies
possibles entre les ordres de l'État donnés au citoyen et
ceux de l'Église donnés au croyant. A un point de vue
plus
pratique, les hommes d'État ne sont se sont
préoccupés
des modifications que semblent devoir apporter dans l'ordre de choses
jusqu'alors
établi dans notre pays, d'un côté les changements
survenus
récemment dans la discipline intérieure de
l'Église
catholique, de l'autre, les progrès croissants de
l'indifférence
et même du détachement systématique de toute
communion
religieuse.
D'un autre côté, le pouvoir
législatif
a rencontré dans la confection, et le pouvoir exécutif
dans
l'application des lois les plus nécessaires et les plus en
rapport
avec les justes exigences des sociétés modernes, une
résistance
énergique et des difficultés redoutables de la part de
ceux-là
même que les lois existantes et leur situation de salariés
de l'État font considérer comme fonctionnaires,
c'est-à-dire
des agents et des auxiliaires de l'État. Enfin, l'esprit public
a été singulièrement excité par les actes
politiques
d'une partie du clergé catholique, comme, par exemple, la
pétition
des évêques au sujet du pouvoir temporel du pape,
pétition
qui risquait, au lendemain de nos désastres, de nous jeter dans
une guerre nouvelle : par l'intervention des prêtres dans nos
élections
; par leur immixtion dans les deux tentatives téméraires
faites pour perdre la République en mai 1873 et mai 1877 ; par
la
quasi unanimité de ses protestations contre des mesures
légalement
prises par les délégués de la nation souveraine ;
par les attaques trop souvent inconsidérées dont sont
l'objet,
jusque dans les édifices publics consacrés au culte, les
doctrines de la majorité des citoyens, les actes qui les
expriment,
les hommes qui les représentent.
Et, de toutes ces causes multiples,
diversifiées
à l'infini suivant les temps et les lieux, mettant en jeu
à
la fois le raisonnement et la passion, il est résulté un
mouvement d'opinion extrêmement complexe, où les
théories
et les solutions les plus variées se sont fait jour, et, duquel
il n'est peut-être possible de dégager qu'une seule
pensée
commune : la situation actuelle ne peut plus durer. - et qu'un seul vœu
commun : il faut modifier en fait et en droit, les rapports qui
unissent
actuellement l'Église catholique et l'État.
Ce mouvement ne s'est pas seulement traduit par
des articles de journaux et de revues, par des livres, des professions
de foi de candidats, des réunions publiques et des
congrès
; il s'est fréquemment manifesté dans l'enceinte du
parlement
par des discours et des amendements.
Depuis plusieurs années, l'examen de chaque
budget ramène sur le maintien du budget des cultes une
discussion
fatalement stérile, car il est évident que des questions
de cet ordre ne peuvent être résolues par des mesures
financières.
Enfin des propositions législatives directes
se sont fait jour, et la commission qui vient aujourd'hui vous
soumettre
son rapport, a eu à examiner, par vos ordres, deux projets de
loi
: l'un émanant de M. Boysset, qui demande la séparation
de
l'Église et de l'État avec la dénonciation du
Concordat
; l'autre dû à M. Paul Bert, qui propose une série
de mesures propres à ramener les rapports de l'Église
catholique
et de l'État aux termes mêmes du traité
concordataire.
La prise simultanée en considération
de ces deux propositions si différentes, montre que vous n'aviez
en vue, en nous en prescrivant l'étude, aucun parti pris sur la
question. Il convient cependant de faire remarquer que les commissaires
par vous nommés, au nombre extraordinaire de 22,
s'étaient
tous, sauf trois, prononcés dans les bureaux contre la
séparation
immédiate de l'Église et de l'État, et qu'à
ce moment les intentions de la Chambre se sont clairement
manifestées.
Ajoutons qu'il n'aurait pas fallu tirer de ce vote
préalable un argument exclusivement favorable à la
thèse
soutenue par M. Paul Bert, puisque les auteurs de deux autres
propositions,
assez différentes de la sienne et dont vous nous avez
renvoyé
l'examen, MM. Bernard Lavergne et Corentin-Guyho avaient
été
élus membres de la commission.
C'est de l'étude de ces quatre projets,
auxquels
vous avez ajouté celui de M. Jules Roche sur le même
objet,
que nous venons vous rendre compte aujourd'hui.
I
Les divers systèmes de
rapports entre l'Église et l'État.
Les rapports de l'Église catholique avec l'État peuvent être établis suivant trois systèmes différents : Séparation, Concordat, Constitution civile.
Constitution civile
Concordat
Le Concordat
signé
en 1801 par les mandataires de la République française et
du pape, réduit les avantages jadis concédés
à
l'Église catholique à deux dispositions fondamentales :
1° le libre exercice du culte public ;
2° un traitement convenable assuré par
l'État aux évêques et aux curés ( mais non aux
vicaires et desservants), et la remise à la disposition des
évêques
de toutes les églises non aliénées.
En échange, le Saint-Siège interposait
son autorité pour faire cesser toutes les réclamations
relatives
aux biens ecclésiastiques aliénés en
conséquence
des lois révolutionnaires ; il consacrait la réduction
considérable
du nombre de ses diocèses de France, en invitant les anciens
évêques
à sacrifier leurs sièges, les menaçant, en cas de
refus, de passer outre ; menace qui fut en effet appliquée
à
plusieurs récalcitrants. C'était là des mesures
d'une
grande importance pratique, à ce moment, pour la
tranquillité
publique.
Le pape donnait au chef de l'État la
nomination
directe des évêques et, par voie indirecte, celle des
curés.
En reconnaissant au premier consul les mêmes droits et
prérogatives
dont jouissait près de lui l'ancien gouvernement, le pape
reconnaissait
la légitimité du gouvernement issu de la
Révolution
; bien plus, il enjoignait aux fidèles et aux
ecclésiastiques
de la reconnaître et de l'honorer, en introduisant dans la
liturgie
la prière pour le salut de la république, et en acceptant
pour ses évêques et ses curés un serment de
fidélité
dont certaines dispositions nous paraissent aujourd'hui bien
étranges.
Il consacrait, par voie de
prétérition,
l'abolition des ordres monastiques décrétée par la
loi de 1792, après en avoir en vain réclamé le
rétablissement
au cours des négociations. ( Voir la lettre de
Pie
VII au premier consul, 22 floréal an IX - Theines, Histoire
des deux Concordats, t. 1er, p.125).
Enfin, le pape prenait l'engagement "
de se conformer aux règlements de police que le Gouvernement
jugera
nécessaire pour la tranquillité publique."
L'importance
de cet engagement fut suffisamment manifestée par les
difficultés
que firent pour y souscrire les représentants du
saint-siège.
Les négociations faillirent être rompues, tant les
théologiens
romains redoutaient la puissance qu'ils allaient reconnaître au
pouvoir
civil. Quelle meilleure meilleure preuve faut-il que ces
"règlements de police" ne devaient pas seulement
comprendre,
comme le prétendent des écrivains ultramontains
contemporains,
des mesures de détail sur les processions, l'usage des cloches
et
autres menues questions d'ordre purement matériel ? Est-ce pour
de si minces intérêts que le cardinal Consalvi a si
longtemps
querellé, et qu'il a risqué de laisser l'Église
catholique
dans l'état, affligeant à ses yeux, où elle
était
réduite, état dont l'irritation du premier consul
n'aurait
pas manqué d'aggraver bientôt les redoutables
conséquences
?
Non ; le mot "règlements
de police" doit être pris dans un
sens
bien autrement général ; il comprend toutes les mesures
d'ordre
public que le Gouvernement jugera nécessaire à la
tranquillité
de l'État. Les questions de foi seules échappent
entièrement
à cette formule. Pour le reste, le saint-siège
déclare
s'incliner devant la souveraineté du pouvoir civil. Si celui-ci
en abuse, il ne reste à la cour de Rome qu'une seule ressource :
dénoncer le Concordat dont l'exécution lui semble trop
pénible.
Sans doute l'alternative est cruelle, et c'est pour l'éviter que
les plénipotentiaires romains ont tant combattu ; mais le
premier
consul y tenait : sans cette reconnaissance de ses droits, pas de
traitements,
pas d'églises, et, avec ses résultats douteux, la lutte
contre
les assermentés, qui n'auraient pas manqué d'accepter
toutes
ces conditions et d'être substitués pour l'argent, les
honneurs
et l'influence officielle, à l'Église romaine
laissée
à ses propres forces.
Nous avons dit
" reconnaissance de ses droits". C'est
qu'en
effet le pouvoir civil n'avait pas besoin de l'article 1er du Concordat
pour soumettre l'Église catholique, comme toute autre
aggrégation
de citoyens, aux "règlements de
police
nécessaire à la tranquillité publique".
Mais s'il l'eût fait en vertu de sa seule autorité
laïque,
il eût risqué de se heurter aux mêmes
résistances
qui ont fait échouer les constitutions civiles. La consciences
des
catholiques fidèles au pape eût pu se révolter
contre
ses ordres ; et, si les circonstances du temps étaient peu
favorables
à l'Église catholique, elles commandaient
impérieusement
au nouveau pouvoir de ne pas compliquer par des difficultés de
cet
ordre le développement de l'œuvre de brumaire. Avec
l'assentiment
du pape, au contraire, tout devenait facile. Il fallait l'obtenir
à
tout prix : Bonaparte l'obtint, et le fit inscrire à l'article
1er,
au frontispice même du pacte concordataire.
Bien plus, il ne
présenta
celui-ci aux Chambres et ne les promulgua comme loi de l'État,
qu'en
l'accompagnant des articles
organiques qui devaient, dans sa pensée, être la
première
application des "règlements de
polices".
Ces articles qui, joints au texte même du Concordat, forment la
loi
organique du 18 germinal an X ( 8 avril 1802), ont été
immédiatement,
de la part du saint-siège, l'objet d'une protestation assez
anodine
qui n'arrêta pas le premier consul et ne doit pas nous
arrêter
d'avantage aujourd'hui.
(Consistoire du 24 mai 1802 - Voir
la lettre du cardinal Caprara à M. de Talleyrand, en date du 18
août 1803, dans : Proelectiones juris canonoci habilae in
seminario
Sancti Suipitri, t. III, p. 414) Qui ne sent que si
l'esprit
du Concordat avait été violé par ces dispositions,
le saint-siège n'eût pas manqué de revenir
aussitôt
sur le traité signé le 15 juillet 1801 et de reprendre
toute
sa liberté ? Ce n'était pas une protestation, c'est une
dénonciation
qu'il aurait fallu jeter à la face du premier consul en
réponse
à ses abus de pouvoir, avec un appel, peut-être
redoutable,
à la conscience blessée des catholiques fidèles.
On
se garda bien d'aller jusque-là. Si dures que fussent les
conditions
du vainqueur, on les accepta par crainte de pire, attendant avec
patience
des temps meilleurs, alors que, suivant l'expression de Consalvi,
" la tempête révolutionnaire serait calmée".
Il n'est pas inutile de faire
observer que les évêques qui protestent avec le plus
d'énergie
contre les articles organiques, et qui les accusent d'excéder
les
droits conférés par l'article 1er du Concordat et
d'empiéter
sur le domaine de la discipline religieuse, n'hésitent pas
à
s'en prévaloir lorsqu'ils y trouvent quelque avantage? Et cela,
non seulement sous le rapport des intérêts
matériels,
mais précisément alors qu'il s'agit de la discipline
ecclésiastique.
C'est ainsi que, tandis que les Canons obéis en tous lieux
accordent aux desservants une certaine indépendance, les
évêques
appliquent scrupuleusement les articles 31 et 63 des Organiques, qui
leur
donne l'autorité la plus absolue sur ces humbles serviteurs de
la
religion. C'est ainsi qu'ont été supprimées, parce
qu'elles ne sont point inscrites aux organiques, les conditions de
capacité
exigées par le concile de Trente pour arriver aux fonctions de
curé,
de chanoine, etc.
Si la protestation de
l'Église
contre l'acte d'arbitraire du "nouveau
Cyrus"
eût été sincère, elle aurait repoussé
toutes ces innovations et appliqué dans leur rigueur les canons
qui sont sa loi. En réalité, elle a
résisté,
et parfois victorieusement, aux prescriptions nouvelles quand elles lui
ont paru de nature à la gêner, mais elles les a
acceptées
sans difficulté quand elles lui ont semblé avantageuses.
Nous avons donc le droit de
revendiquer pour leur ensemble le caractère de convention tacite
et de les lier intimement au Concordat, comme son émanation
naturelle.
Maintenant, Bonaparte n'a-t-il pas exagéré
l'étendu
de son pouvoir ? Les mesures édictées par les articles
organiques
sont-elles à l'abri de toutes critiques ? Nous sommes loin de le
prétendre, et, du reste, nous aurons à revenir dans la
suite
de ce rapport sur cette délicate question. Mais s'il peut
être
utile d'y apporter quelques modifications, sinon dans le texte, du
moins
dans l'application, nous devons pour nous y décider
considérer
non point l'intérêt de l'Église, mais celui
de
l'État, et s'il faut renoncer volontairement à exercer
certains
de nos droits, ce ne sera point parce qu'ils gênent
l'Église,
mais parce qu'ils sont inutiles à l'État.
On sait que deux essais de
concordat nouveaux ont été tentés depuis la loi de
germinal : l'un par napoléon lui-même, en 1813, l'autre,
bien
plus important, en 1817. Ce dernier remettait en vigueur le concordat
de
François 1er, abrogeait les articles organiques, et enjoignait
à
S.M. Très Chrétienne
"d'employer
tous les moyens qui sont ou seront en son pouvoir pour faire cesser, le
plus tôt possible, les désordres et les obstacles qui
s'opposent
au bien de la religion, à l'exécution des lois de
l'Église
(art. 10)." La Chambre dite "introuvable",
qui a donné cependant tant de preuves de son fanatisme, refusa
d'accorder
la sanction législative à un traité qui
menaçait
la France de la plus redoutable réaction religieuse. Le
gouvernement
de Louis XVIII n'osa pas demander l'abrogation des articles organiques
dans ce qu'ils avaient de contraire aux sentiments de l'église
catholique,
et ils demeurèrent loi de l'État.
Mais en revanche, les
conditions
de vie qu'établissaient le Concordat pour l'Église
catholique
ont été et avaient été
singulièrement
modifiées, et toujours à son avantage. Il n'est pas
inutile
de résumer ici rapidement la série des mesures qui,
directement
ou indirectement, ont concouru à lui donner un accroissement
extraordinaire
de richesse, de puissance et d'autorité.
Le Concordat n'attribuait
de traitement qu'aux archevêques, évêques et
curés
(art. 14) ; les Organiques disaient textuellement
" pour les desservants et les vicaires, le produit des oblations
formeront
leur traitement" (art. 68). Or, des
dispositions
postérieures accordèrent aux desservants un traitement
d'État,
et ordonnèrent que les vicaires seraient payés par les
communes
lorsqu'il y aurait insuffisance du budget des fabriques. De même,
les vicaires-généraux, les chanoines sont actuellement
payés
par l'État, ce que le Concordat n'avait nullement stipulé.
Il y a plus : par une loi
de 1871, trente sièges épiscopaux ou
métropolitains
nouveaux ont été institués, que le budget paye
comme
ceux qu'à établis le Concordat.
Ce n'est pas tout, il s'en
faut. Le Concordat déclare que le Gouvernement n'est
obligé
en rien à "doter les
séminaires."
Or, en 1807, des bourses pour les élèves des grands
séminaires
furent inscrites au budget, et leur chiffre avait atteint 1 032 200 fr.
en 1877, année où une première réduction
fut
opérée sur elles.
Si bien que le budget du culte
catholique qui n'avait été, en 1802, que de 1 250 000
fr.,
s'était, en 1877, élevé à 52 millions et
est
encore aujourd'hui de 44 millions.
Sur un budget total de 44
millions pour le culte catholique, ces concessions représentent
le chiffre énorme de 38 millions (1884)
Encore n'y comprend-on pas
les traitements des vicaires imputés sur les budgets communaux,
qu'ont en outre lourdement grevés la construction de
presbytères
rendue obligatoire à l'encontre de l'article 72 des Organiques.
On n'y comprend pas pas d'avantage la valeur locative
considérable
des bâtiments occupés en dehors des exigences
concordataires
par les grands et petits séminaires, et par les
évêques
et archevêques (Voir mon rapport du 20 juin 1881
-
n° 3776). Ces bâtiments appartiennent pour la plus
grande
partie à l'État ; la jouissance des autres a
été
concédée, surtout pendant la Restauration, par les
conseils
municipaux et généraux de départements ou de
communes,
dont la plupart demandent à revenir aujourd'hui sur ces
générosités.
Il faut y ajouter encore
toutes
les allocations aux fabriques d'anciens biens d'église, et,
quantité
d'autres sources de richesses accordées à
l'Église,
comme le monopole des pompes funèbres.
Voilà pour les
avantages
matériels que le pape n'avait pas cru nécessaires
à
l'existence de l'Église catholique, et qu'a successivement
concédés
la bienveillance ou la faiblesse des gouvernements.
Mais il y en a bien d'autres,
et d'un ordre plus élevé.
Les décrets du 24
messidor
an XII et de 1866 ont conféré aux membres du
clergé
des honneurs qui plaçaient les évêques et
archevêques
sur le même rang que les princes du sang à leur
première
entrée dans leur diocèse.
L'exemption du service
militaire
pour les jeunes ecclésiastiques, concédée par
Bonaparte
lui-même, n'était pas non plus au nombre des conditions
exigées
par Pie VII. Il n'en est pas question dans le Concordat ; rien ne
devait
donc être changé à la législation alors
existante.
Il serait puéril d'insister sur l'importance immense de cette
concession
faite aux exigences de l'Église catholique. Il suffit du reste,
pour s'en convaincre, d'écouter les protestations des
évêques
les plus modérés contre les projets de loi qui tendent
à
rétablir l'égalité entre les jeunes citoyens
devant
le premier des service publics.
L'augmentation des
privilèges
de l'Église catholique se retrouve dans toutes les branches de
la
législation et de l'administration. Des lois que vous venez
d'abroger
partiellement l'avaient rendue maîtresse des cimetières et
des inhumations ; le décret de 1809, l'ordonnance de 1825 lui
ont
donné la haute main, sinon l'autorité absolue, dans les
conseils
de fabrique ; la loi municipale de 1837 a chargé les communes
des
dépenses des dépenses de logement, de secours aux
fabriques,
dont il est nullement question dans les lois concordataires.
L'Église
a imposé ses emblèmes à la place d'honneur dans
les
prétoires de la justice, dans les salles des hôpitaux et
des
hospices, dans les établissements d'instruction publique, et
simultanément
ses aumôniers dans les casernes, les lycées, les
écoles
normales, les hôpitaux ; elle a obtenu de devenir religion
d'État
au sein de l'Université ( "Toutes
les écoles de l'Université impériale prendront
pour
base de leur enseignement : 1° les préceptes de la religion
catholique." - Décret portant
organisation
de l'Université, art. 38 ; 17 mars 1808 )
; les instituteurs ont été chargés de servir de
répétiteurs
à ses prêtres, qui ont eu logiquement sur eux droit
d'inspection,
et ont fait partie de droit des conseils de l'enseignement et des jurys
d'examen, prenant ainsi sur les jeunes esprits une double
autorité
du côté de l'Église et du côté de
l'école.
Il y a plus. Des lois qu'elle
a très habilement fait voter à l'abri du grand mot de
liberté,
lui ont permis d'avoir des écoles où, toute puissante,
elle
peut à son gré agir sur l'esprit des jeunes citoyens, et
se préparer des partisans décidés à tout
faire
pour elle et à ses ordres. Or, cette liberté de
l'enseignement
était bien loin des prévisions des contemporains du
Concordat.
Enfin, et c'est là
sa plus importante conquête, elle est parvenue à faire
rétablir
les congrégations proscrites depuis 1792 et dont le Concordat ne
parle pas. Non-seulement un grand nombre d'entre elles ont
été
formellement reconnues par des actes législatifs et
administratifs,
mais la faiblesse coupable des gouvernements a permis à beaucoup
d'autres de s'établir ouvertement en fait, se mettant en
flagrant
délit de contravention avec les lois mêmes que
l'État
s'était laissé arracher. A l'heure actuelle, les
congrégations
se chiffrent par milliers, leurs par centaines de mille, leurs
richesses
par centaines de millions ( La valeur vénale
des immeubles
occupés par elle s'élève, d'après le
rapport
de M. Brisson à 700 millions, et ces immeubles occupent 40 000
hectares
; or, l'état qui a servi de base à cette étude
était
fort incomplet.).
Et comme si ce n'était
pas assez, l'État a fait de ces moines et de ces religieux des
fonctionnaires,
et leur a accordé jusque dans le domaine de l'enseignement
public
d'injustifiables privilèges que vous avez récemment
abolis.
Les concessions de
l'État
ont été naturellement et plus ou moins librement
imitées
par les départements, par les communes, par toutes les grandes
administrations
publiques. Quand l'État a passé des traités avec
de
grandes industries ( chemin de fer, compagnies de navigations, etc.),
il
a stipulé pour les membres du clergé, concordataire ou
non,
des faveurs importantes. Dans nos colonies, auxquelles le régime
concordataire n'est pas applicable, la situation matérielle de
prêtres
catholiques séculiers ou réguliers est encore plus
avantageuse
que dans la mère patrie et leur autorité est toute
puissante.
Et combien il y aurait
à
dire sur une politique qui a tant de fois engagé et compromis
nos
intérêts et notre prestige dans les contrées
lointaines,
pour soutenir les agents d'une propagande religieuse !
Pendant que tant d'avantages
que n'avait ni exigé ni même prévu le Concordat,
étaient
concédés à l'Église catholique, les
obligations
auxquelles elle avait déclaré devoir se soumettre
restaient
lettre morte, et l'État renonçait volontairement à
user des armes qu'il avait dans la main. Bien rares ont
été
les cas dans lesquels l'État a réellement choisi un
évêque
et refusé d'agréer un curé. Presque toujours, le
représentant
du saint-siège a été consulté sur le choix
des évêques, et le Gouvernement a reculé devant la
menace de son veto. Les infractions aux "
règlement de police"
édictées
par les articles organique n'ont été punies - quand ils
l'ont
été - que de la dérisoire "
déclaration d'abus", dont ceux qui
l'encouraient se raillaient agréablement. Les
prédications,
les mandatements attaquaient impunément les gouvernants, les
lois,
la République elle même, et les rigoureux articles 201-208
du code pénal restaient lettre morte.
Ajoutons que le code
pénal
et les lois sur la presse avaient créé des délits
spéciaux pour toute attaque aux principes enseignés par
l'Église.
Les menaces de condamnations pour "outrage
à la morale religieuse"
protégeaient
la religion non seulement contre les injures, mais pour peu que le
Gouvernement
y prêtât les mains, contre toute discussion.
Dans ces conditions, les
agents
de l'État eux-mêmes ont appris à redouter et par la
suite ménager l'Église dont ils étaient
chargés
de surveiller les empiétements. Les ministères et les
gouvernements
passent, l'Église reste, avec sa situation de tout
côté
privilégiée, et elle se montre également
reconnaissante
envers ceux qui l'ont servie et implacable contre ceux qui l'ont
combattue.
L'innombrable armée de fonctionnaires de l'État a
constaté,
par expérience, que les retours défensifs de l'esprit
laïque
ont été, jusqu'à ces derniers temps, suivis de
réactions,
où ceux qui avaient soutenu les intérêts de
l'État
ont trop souvent payé bien cher leur dévouement. La
conséquence
a été que l'Église a progressivement pris dans
tous
les services publics une influence prépondérante, et
qu'elle
a fini par réduire à sa dévotion jusqu'à
l'arbitre
suprême des destinés d'un pays libre, c'est-à-dire
la magistrature.
Il n'y a vraiment pas lieu
de s'étonner que l'Église catholique, recevant sans
mesure
argent, honneur, autorité, protection spéciale d'un
État
qui d'autre part se désarme devant elle, ait pris dans ce pays
l'influence
redoutable dont se plaignent tant de patriotes. Seulement, il nous
semble
bien injuste d'en accuser le Concordat, dont nous venons de vous
rappeler
les dispositions si mesurées et si limitées.
Mais nous devons nous
contenter
de cette observation générale, et réserver le
développement
de cet ordre d'idée pour le moment où nous serons
arrivés
à la discussion des propositions de loi.
Séparation.
On le voit, la situation de l'Église catholique sous le système de la séparation diffère beaucoup suivant les pays et suivant les époques. Les différences sont encore plus considérables entre les propositions qui ont été faites pour amener, dans notre pays, la dénonciation du Concordat.
Une première catégorie des
partisans
de la séparation de l'Église et de l'État soutien
que l'Église, dépouillée de ses biens par la loi
de
1790, a droit, même sous le régime de la
séparation,
à une indemnité payée par l'État,
indemnité
qui représente actuellement et bien incomplètement le
budget
du culte catholique. Et alors ils déclarent qu'il sera
nécessaire
d'accorder à l'Église, par l'acte législatif qui
abrogera
le Concordat, soit une rente égale à son budget actuel,
soit
une dotation dont le revenu équivaille à cette rente,
avec
la jouissance des édifices religieux et des biens actuellement
possédés
par les séminaires, les fabriques, les diocèses.
Une seconde catégorie, sans
reconnaître
aucun droit à l'Église, considère qu'il convient,
ne fût-ce qu'à titre transitoire, de prendre les
précaution
nécessaires pour ne pas priver immédiatement
l'Église
des avantages et des ressources dont elle dispose aujourd'hui, au
moment
où disparaîtra le traité concordataire. C'est ce
que
semble indiquer, par exemple, l'honorable M. Steeg, sur le rapport
duquel
a été prise en considération la proposition de M.
Boysset.
" Dans un domaine aussi grave,
où des intérêts si délicats et si
respectables
sont en jeu, tout le monde aperçoit la nécessité
de
mesures de transitions et, pour ainsi dire, d'apprentissage. Il y
a là des questions d'équité, des engagements pris
envers les personnes, des dédommagements à
prévoir.
Ce n'est pas un câble à trancher, mais un nœud à
dénouer.
Le changement pourrait être imperceptible dès l'abord, et
la transformation de régime s'opérer graduellement, dans
un temps plus ou moins court, et dans des formes plus ou moins
accentuées,
selon que votre esprit de prudence et de justice vous le dicterait."
Une impression bienveillante se dégage
évidemment
de ces paroles.
Toute autre est l'opinion d'une troisième
catégorie de partisans de la séparation. Ceux-ci refusent
à l'Église non seulement tout droit à une
indemnité,
à un traitement consolidé, mais toute espérance de
mesures bienveillantes. Beaucoup vont jusqu'à vouloir lui
enlever
immédiatement non seulement la propriété, mais la
jouissance des édifices et les biens qu'elle occupe aujourd'hui.
Pour la plupart des personnes dont nous reproduisons ici l'opinion, la
préoccupation principale paraît être de priver
l'Église
de tout subside direct ou indirect puisé dans les caisses
de l'État, et de réaliser ainsi une économie
budgétaire
dont la valeur est, il faut le reconnaître, très
considérable.
Il est ici nécessaire d'établir une
subdivision qui porte sur l'une et l'autre des deux catégories
susénoncées.
Quelques-uns, en effet, partisans ou non de
l'indemnité
d de l'État ou des mesures de bienveillance, reconnaissent aux
départements
ou plus souvent aux communes le droit de disposer, comme le veulent
leurs
conseils élus, des deniers et des édifices communaux en
faveur
de l'Église, à des conditions à débattre
entre
eux et elle. Ils acceptent, poutraison dire, de petits concordats
communaux,
tout en repoussant le concordat d'État. Mais d'autres sont plus
logiques, et au nom d'un intérêt d'État d'ordre
supérieur,
ils interdisent aux départements et aux communes de donner un
appui
officiel quelconque à l'Église, et même de lui
louer
un bâtiment pour le service du culte. C'est le système de
la loi de l'an III.
Mais qu'ils étendent ou non jusqu'à
la commune la logique de la séparation, les défenseurs,
déjà
si divisés sur la thèse dont nous exposons ici les
multiples
aspects, sont encore bien moins d'accord quand il s'agit de savoir quel
régime de vie sera ensuite imposé à cette
Église
avec laquelle l'État aura rompu toutes ses relations.
Les un, en effet, s'imaginent avoir tout
résolu
par la suppression du budget des cultes et la dénonciation du
Concordat.
Du jour où elle est séparée de l'État,
l'Église
catholique n'existe plus pour eux. A leurs yeux, le pouvoir civil n'a
en
aucune façon le droit de porter entrave à sa
liberté,
et l'association des fidèles doit jouir des mêmes droits
que
toutes les autres associations autorisées par les lois
générales
de l'État ; elle pourra librement enseigner, prêcher,
acquérir
des biens meubles et immeubles. Tout au plus pourrait-on admettre que
l'État
réglât par des lois de police certains détails
matériels
de l'exercice du culte public.
Il faut reconnaître cependant que parmi
ces partisans de la liberté quasi illimité de
l'Église,
il en est qui, descendant sur le terrain de la réalité,
s'effrayent
de la reconstitution possible de la mainmorte, et essayent de
restreindre
la libre acquisition des biens immeubles. D'autres vont plus loin
encore
: considérant que les congrégations religieuses sont, par
l'abandon qu'elles exigent de leurs membres de la liberté
personnelle
et du droit de propriété, en contradiction flagrante avec
les principes de notre droit civil, ils dissolvent immédiatement
les congrégations existantes et interdisent la constitution de
congrégations
nouvelles, sans se préoccuper d'avantage des réclamations
de l'Église catholique qu'ils veulent rendre libre, et qui se
prétend
atteinte par ces mesures dans sa liberté.
A côté de cette école de
philosophes
qui paraissent avoir particulièrement en vue la satisfaction de
principes abstraits, il en est une autre qui se préoccupe
d'avantage
de politique pratique. Ses disciples, après avoir
séparé
l'État de l'Église, ne peuvent se résoudre
à
laisser à celle-ci une liberté sans limites. La formule
historique
: l'Église libre dans un État libre, n'est qu'un leurre
à
leurs yeux ; il faudrait sûrement la traduire bientôt par :
l'Église maîtresse dans l'État asservi..
En vain, disent-ils, irez-vous jusqu'à
refuser
à l'Église toute indemnité, jusqu'à mettre
hors de ses presbytères et de ses cathédrales,
l'autorité
qu'elle exerce sur ses fidèles, encore si nombreux, aura
bientôt
fait de lui rendre et au delà, par voie de donations ou de
générosités
posthumes, la richesse que vous lui enlevez. Par la richesse, elle ne
tardera
pas à acquérir une influence politique chaque jour
grandissante.
Cette influence deviendra d'autant plus redoutable que vous lui
permettrez
de s'exercer librement dans l'enseignement, dans la prédication,
si vous vous contentez de considérer l'Église catholique
comme toute autre association. Il ne suffit pas de donc pas de
supprimer
les congrégations, il faut imposer à l'Église
séculière
elle-même des lois spéciales, qui garantissent la
société
civile contre ses empiétements, et les conquêtes du droit
moderne contre ses revendications.
Mais ici, les embarras sont grands, et bien
variées
les solutions d'un aussi difficile problème. Les uns s'efforcent
de trouver les mesures protectrices dans l'ordre matériel, et de
limiter la possibilité d'acquérir, même pour les
biens
meubles. D'autres veulent interdire à tout prêtre le droit
d'enseigner même dans une école privée,
créent
des délits spéciaux pour les paroles du
prédicateur
et les écrits des ministres du culte. Quelques uns en arrivent
enfin
à placer l'Église catholique en dehors de toutes les lois
qui protègent les citoyens et les associations.
Enfin, des hommes politiques importants
déclarent
qu'il faut, pour ramener définitivement la paix dans les
esprits,
faire que la liberté de l'Église ne soit pas un vain mot.
" Il faut, dit M. Bonghi, que les lois
civiles
permettent aux cultes d'exister, non d'une manière
précaire
et au jour le jour, il faut que chacun d'eux puisse puisse se
déployer
dans les formes diverses propres à sa nature ... A l'association
religieuse on ne peut refuser la faculté de se constituer, selon
son caractère propre et d'une manière durable." On
ne peut donc supprimer les corporations monastiques, ni les fondations
pieuses perpétuelles. Mais l'Église catholique
étant
une association qui s'étend au delà de la juridiction
territoriale
de l'État, celui-ci ne peut, tout en la reconnaissant comme
association,
lui donner la personnalité civile et le droit d'acquérir.
Ce ne doit être accordé qu'aux associations partielles,
comme
les paroisses, les diocèses, les fondations, les
congrégations
( Minghetti, L'État et l'Église, p. 88)
Et dans cette direction nouvelle, se manifestent
et se développent bien des systèmes secondaires. Quelques
uns imposent à l'Église l'élection de ceux des
fidèles
qui sont chargés d'administrer les biens des corporations
diverses,
rentrant plus ou moins dans la catégorie des constitutions
civiles.
A un tout autre point de vue, d'autres politiques, s'appuyant
s'appuyant
sur cette parole de Cavour : "Il vaut mieux avoir
un clergé propriétaire qu'un clergé salarié",
voient dans la constitution de la mainmorte, mais à un
degré
sagement limité, la véritable alliance de l'État
avec
un Église dont les prêtres auraient alors trop à
perdre
à tout bouleversement politique.
Vous voyez, messieurs, sous combien d'aspects
différents
se présente cette thèse, en apparence unique, de la
séparation
de l'Église et de l'État. Entre ceux qui se proclament
les
partisans de ce principe, il existe des différences plus grandes
qu'entre eux et les partisans du pacte concordataire. ET cela non
seulement
en fait, comme nous venons l'exposer rapidement, mais en intention.
Les uns, en effet, voient la séparation
quelles
qu'en soient les conditions matérielles, une situation
moralement
très avantageuse à l'Église, et c'est ce qui
déterminait
des hommes comme Lamenais, Montalembert, Lacordaire à la
réclamer.
D'autres, sans se préoccuper spécialement de
l'Église
catholique, croient que la séparation peut seule ranimer la foi
dans les âmes, et, selon la belle expression de Minghetti, "faire
jaillir de la conscience libre et spontanée l'étincelle
de
vie destinée à rendre aux générations
avides
de croire un symbole autour duquel l'humanité puisse se grouper".
D'autres, en rebours, espèrent y trouver la plus puissante des
armes
contre l'Église à laquelle ils espèrent enlever
ainsi
d'un seul coup les honneurs, la fortune et la puissance. D'autres enfin
n'y recherchent que la philosophique satisfaction d'un principe
réalisé.
Entre tant de solutions si diverses,
inspirées
par des intentions si diverses, il semble assez étrange qu'un
accord
apparent ait pu s'établir, à la faveur d'une devise
commune.
Mais il ne faut pas se lasser de le redire : la
séparation de l'Église et de l'État n'est qu'une
formule
dont la réalisation comporte des solutions si
différentes,
que pour s'y reconnaître il faut employer la méthode des
naturalistes.
Quiconque s'en déclare partisan sans indiquer
immédiatement
dans quel but il la demande et quelle forme il lui veut donner, leurre
ceux auxquels il s'adresse, et trop souvent se leurre lui-même.
Il est intéressant de noter
que le Conseil municipal d'une ville comme Milly la forêt -
Essonne- (à l'époque, Milly en Gâtinais), environ
3000 habitants, à 70 km au sud de Paris, avait supprimé
l'allocation logement du vicaire par décision du 8 mai, soit
trois semaines avant le dépôt de ce rapport.
©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3
Dépôt légal 2ème trimestre
1999