Début du texte
II
Analyse des propositions de loi.

    Les propositions de loi dont vous nous avez renvoyé l'examen sont, comme nous l'avons déjà dit, au nombre de cinq.
    Deux d'entre elles, celle de M. Boysset et celle de M. Jules Roche, se rattachent au système de la séparation ; celles de MM. Paul Bert, Bernard Lavergne et Corentin-Guyho sont, au contraire d'ordre concordataire.

Proposition Boysset

    La proposition de M. Boysset est des plus simples dans son dispositif. Nous ne pouvons mieux faire que de la reproduire intégralement :
     Le Concordat du 23 fructidor an IX ( 10 septembre 1801) et les articles organiques du 26 messidor an IX, promulgués le 18 germinal an X sont abrogés.
    Cette abrogation produira tous ses effets à partir du 1er janvier 1883. - A cette date, ni le culte catholique, ni aucun autre culte ne sera reconnu ni subventionné par l'État, et aucun privilège de délégation et d'honneur ne pourra leur être conférés.
    Vous le voyez, aucune des graves questions que nous vous avons signalées plus haut n'est résolue ni même soulevée par cette proposition. Sous quel régime vivront désormais en France les diverses communions religieuses, et, notamment l'Église catholique ? L'honorable M. Boysset et les quatre-vingt-dix de ses collègues qui ont signé sa proposition ne paraissent pas s'en être préoccupés, et il nous impossible de savoir dans quelle catégorie les ranger, entre toute celles que nous avons été conduits à établir parmi les partisans de la séparation.
    Le rapporteur de la commission d'initiative qui a proposé la prise en considération, l'honorable M. Steeg, semble d'avis, d'une part, qu'il est nécessaire de prendre vis-à-vis de l'Église catholique des précautions particulières ; d'autre part, qu'il faudra accorder certains dédommagements. C'est au moins ce que parait indiquer la citation que nous avons  déjà faite de son rapport. (Voir ci-dessus).

Proposition J. Roche

    La proposition de M. J. Roche a les plus grandes analogies avec la loi mexicaine. Elle contient deux parties bien distinctes : l'une a trait aux congrégations religieuses, l'autre aux "associations faites dans un but religieux", c'est à dire aux fidèles et aux ministres des diverses religions.
    La question des congrégations religieuses a été par nous réservée. Elle est indépendante de celle des rapports de l'Église catholique et de l'État, en ce sens que dans l'un ou l'autre des deux grands systèmes de la Séparation ou du Concordat, elle peut être résolue de la même manière. D'autre part, une commission a été nommée par la Chambre pour étudier les projets de loi relatifs aux associations, et les congrégations y sont visées. Il nous a paru convenable et expédient de ne point empiéter sur le terrain réservé de cette commission : il aurait pu en résulter des contradictions ou des doubles emploi également fâcheux.
    Dans l'ordre d'idées que nous avons retenu, M. J. Roche proclame la liberté et l'égalité absolue de tous les cultes, et déclare que l'État n'en salarie et subventionne aucun (art. 1 et 2). Les biens des fabriques, des séminaires et des consistoires deviennent la propriété de la nation, sauf retour aux donateurs ou à leurs héritiers jusqu'au sixième degré (art. 4). L'État, les départements, les communes rentrent en possession et jouissance de tous les immeubles actuellement affectés à un service religieux (art. 3).
    Voilà pour le règlement du passé. Pour l'avenir, il déclare, il déclare que les réunions publiques ayant pour objet l'exercice d'un culte seront soumises au droit commun ( art. 8). Il interdit à toute autorité de prendre officiellement part aux actes, cérémonies et solennités d'un culte quelconque ( art. 6). Enfin, il défend aux départements et aux communes de fournir aucune subvention en argent ni aucun édifice pour les dépenses et l'exercice d'un culte ou le logement de ses ministres ( art. 5).
    Les conditions d'existence de l'Église catholique sont ensuite réglées par l'art 15 sur les "associations formées dans un but religieux", article qu'il est nécessaire de transcrire en entier :

    "Les Français peuvent s'associer librement dans un but religieux.
    "Les associés pourront obtenir par une loi la transformation de leur association de fait en association légalement reconnue et jouissant de la personnalité civile.
    "Dans le cas d'association de fait, les associés ne peuvent procéder que conformément aux règles 315 et suivants du code civil, sans qu'il puisse, en aucune manière, être fait application des dispositions du même code sur le contrat de société.
    "Dans le cas d'association légalement reconnue, aucune de ces associations, faites dans un but religieux, ne pourra acquérir, recevoir, ni posséder, ni directement, ni par personne interposée, aucun aucun autre immeuble que ceux nécessaires à l'exercice du culte et dont la contenance est déterminée au maximum à un hectare.
    Lesdites associations ne pourront, en aucun cas, ni sous aucune forme, constituer un ordre monastique ou une congrégation ou communalité, ni se syndiquer entre elles, sous peine de dissolution immédiate et sans préjudice des dispositions formulées ci-après."

    Ces dispositions édictent des pénalités et règlent le sort des biens illégalement acquis par les associations 'de fait" ou "reconnues".

Proposition Paul Bert

    Les dispositions qu'elle contient sont résumées par leur auteur dans les termes suivants :

    "On peut considérer la proposition de loi qui vous soumise comme composée de deux ordres de dispositions
    "Les unes ramènent l'Église catholique aux conditions qui ont été reconnues comme suffisantes pour sa liberté par son chef infaillible. Elles suppriment tous les avantages que lui a concédé la faiblesse des gouvernements. L'attribution de bâtiments appartenant à l'État, aux départements, aux communes, à des des sociétés ecclésiastiques non spécifiées dans les lois organiques est rapportée. Le traitement des chanoines, les bourses des séminaires disparaissent. Les charges non concordataires imposées aux budget des communes sont supprimées. Le monopole des pompes funèbres, si blessant pour la liberté de conscience, n'existe plus.
    "Les autres ont pour objet, en attachant une sanction pénale à la violation d'un certain nombre de prescriptions concordataires, de ramener l'Église à l'observation des conditions qui ont présidé à son établissement.
    "Le système répressif organisé par la présente proposition de loi peut être ramené à trois points :
    "1° Il maintient en la réglant la procédure d'abus ...
    "2° Il attache une sanction pénale à un certain nombre de dispositions des articles organiques qui en étaient dépourvues ...
    "3° Enfin, sur la double base de la déclaration d'abus et de la condamnation pénale, il fonde le pouvoir du ministre qui l'exerce par voie disciplinaire et peut prononcer alors la suppression du traitement et des avantages concédés par le Concordat."

    M. Paul Bert ajoute ensuite les réflexions suivantes, que nous reproduisons parce qu'elles marquent nettement la différence entre son système d'application du Concordat et celui que présentent ceux de nos collègues dont il nous reste à analyser les propositions :
    "Vous ne trouverez donc dans nos propositions aucune disposition tendant, comme le voudraient certains publicistes, à faire prévaloir un enseignement dogmatique sur un autre, à assurer à la faiblesse une protection contre la force, à opérer telle ou telle réforme depuis longtemps réclamée dans l'Église. Ce sont là des questions intérieures qui peuvent solliciter le zèle des évêques ; mais l'État entend y demeurer absolument étranger. Il restera sur le terrain de la police extérieure des cultes. Sur ce terrain, ses droits ne sont ni contestables ni contestés. L'article 1er du Concordat en est la reconnaissance solennelle."

Proposition Corentin-Guyho

    La proposition de M. Corentin-Guyho porte un double titre qui indique parfaitement le double but que son auteur désire atteindre : Proposition de loi portant garantie complémentaires : 1° au profit du pouvoir civil vis-à-vis du clergé des paroisses ; 2° au profit des membres du clergé séculier vis-à-vis du pouvoir épiscopal.
    Les garanties au profit du pouvoir civil consistent : 1° en une répression pénale exercée par les tribunaux contre les prêtres qui auront commis certains excès de langage ou contrevenu à certaines prescriptions des articles organiques ; 2° en une répression disciplinaire exercée tantôt par le conseil d'État et consistant en amendes ajoutées à la déclaration d'abus prononcées contre les évêques, curés et vicaires généraux ( art. 18), tantôt par les conseil supérieur des cultes dont nous allons parler dans moment et pouvant amener la retenue du traitement des desservants et des vicaires ( art. 20 et 21) ; 3° en un contrôle budgétaire qui s'exerce particulièrement sur les bourses des séminaires, dont l'obtention devient soumise à certaines conditions ( art. 24, 25, 26).
    On voit que cette première partie est conçue dans le même esprit que la proposition de M. Paul Bert. Cependant, elle diffère d'abord par l'étendue et la gravité des mesures pénales et administratives édictées, et ensuite par l'abrogation d'un certain nombre des Organiques, auxquelles M. Paul Bert, sans en réclamer l'exécution, se défend de toucher légalement; Les articles ainsi supprimé portent les numéros 1, 3, 6, 10, 12, 14, 15, 17, 22, 24, 26, 27, 39, 43.

    La seconde partie en diffère absolument.
    Le remarquable exposé des motifs de la proposition de M. Corentin-Guyho fait un sombre tableau de la situation du clergé des paroisses. Il le montre privé de toute indépendance et de toute sécurité, livré à l'arbitraire des évêques, qu'il qualifie de "joug de fer"
    "Un évêque, dit-il, tient dans ses mains la position, la dignité, la personne et, jusqu'à un certain point, la vie de tous les membres de son clergé."
    Sous ce régime, le clergé des paroisses a perdu avec sa liberté, la dignité et la science. Les évêques n'ont pas craint, pour en arriver à cet état d'abaissement de leurs subordonnés et de destruction de toute énergie volontaire, de violer même certaines règles établies par les conciles et les canons.
    M. Corentin-Guyho fait ressortir avec force les conséquences  politiques de cette oppression sans cesse grandissante. D'une part le clergé devenant ultramontain, parce que les évêques nommés sous l'influence prépondérante du nonce, mettent à cette condition leurs bonnes grâces, et parce que le recours au pape est la seule ressource du prêtre injustement condamné. D'autre part, l'hostilité de la plus grande partie du clergé contre les principes démocratiques et les institutions républicaines elles-mêmes, hostilité suscitée par l'action toute puissante des évêques sur leur inférieurs, et favorisée par l'éducation qu'ils leur ont fait donner dans les grands séminaires.
    Il y a selon M. Corentin-Guyho, de grands avantages politiques à prendre des mesures qui briseront cette discipline de fer, et rendront au clergé inférieur les conditions de dignité et d'indépendance auxquelles il a canoniquement droit.
    Pour cela, il demande d'abord que les chanoines ne soient plus nommés directement par l'évêque, mais soient élus par le chapitre, faute de quoi, ils ne recevront pas de subvention de l'État ( art. 6).
    Il exige que les candidats aux cures aient subi un concours, sans quoi l'agrément de l'État devra leur être refusé. Il espère aussi couper court aux nominations inspirées seulement par l'esprit de parti, et exciter entre les jeunes prêtres de mérite une heureuse émulation. "L'État, dit-il, a intérêt à ce que le prêtre soit plus instruit, car il sera moins fanatique."
    Quant au desservant révoqué par un évêque, il pourra obtenir du ministre de continuer à toucher son traitement de l'État, et l'évêque devra pourvoir, sur les fonds du diocèse, au traitement du nouveau titulaire qu'il aura désigné ( art. 9).
    Mais pour la continuation du traitement au desservant révoqué par l'évêque, comme pour la suppression du traitement au desservant conservé par l'évêque, c'est le conseil supérieur des cultes qui prononce souverainement.
    Ce conseil est composé de 18 membres : 6 nommés par les Chambres, 6 par le conseil d'État, 6 par le ministre, dont 4 ecclésiastiques docteurs en théologie catholique, 1 pasteur protestant, 1 rabbin (art. 2).
    Cette assemblée de composition mixte devra exercer sur les ministres des diverses confessions le rôle d'un conseil disciplinaire. C'est devant elle que seront notamment traduits les desservants qui auraient abusé de leurs fonctions, pour s'entendre condamner à la suspension ou à la suppression de leur fonction. (art. 19, 20, 21.)
    Elle pourra même refuser le traitement et l'usage du presbytère à un desservant nouvellement nommé, "si, d'après le passé, il y a lieu de présumer que ce prêtre pourra agir, dans son nouveau ministère, contre les lois de l'État et les prescriptions de l'autorité." (Art. 22)
    Enfin, la proposition de M. Corentin-Guyho amène une modification importante dans l'ambassade auprès du saint-siège, ambassade qu'elle rattache directement au ministère des cultes, et qu'elle réduit à un rôle exclusivement religieux.

Proposition Bernard Lavergne

    La proposition de M. Bernard Lavergne consiste dans un remaniement complet des articles organiques. Il en élimine d'abord les propositions surannées, inutiles à l'État, et celles  qui ont pu être justement considérées comme excédant les bornes du pouvoir civil : 18 articles ( 17, 18, 27, 39, 42 et 43, 56 à 58, 64 et 65, 67 à 72, 75) sont ainsi supprimés
    28 autres son reproduits sans modification ( 4 et 5, 7, 10, 13 et 14, 17 et 18, 22 et 23, 25, 28, 30, 32, 35, 37 et 38, 41, 46 et 47, 49, 51, 54 et 55, 59, 60 à 67, 77).
    Tous les autres sont modifiés.
    On trouve ici, chez M. Bernard Lavergne, la double préoccupation que nous avons signalée dans l'œuvre de M. Corentin-Guyho. Il s'en exprime, du reste, très clairement :
    " les changements par nous proposés sont de deux ordres : Les uns constituent des mesures de police, où, si l'on veut, de précaution contre des agressions possibles. Les autres, d'une nature bien différente, ont pour but de relever le clergé de France par l'instruction et par des garanties données à leur indépendance et par suite, à leur dignité."

    La première série a les plus grandes analogies  avec la première partie de la proposition de M. Paul Bert, celle qui a trait aux sanctions pénales à ajouter aux prescriptions concordataires.
    Nous y trouvons cependant une disposition qui n'a pas son analogue chez M. Paul Bert :
    "Art. 34 bis - Tout prêtre qui quittera la France pour aller desservir dans un pays étranger perdra tout droit à l'exemption de service militaire.
    "Tout prêtre affilié à une congrégation étrangère, ou dont le siège sera à l'étranger, perdra la qualité de Français."

    Les dispositions les plus importantes de la seconde série ont trait à la nomination des desservants et des curés, et aux peines disciplinaires qui peuvent leur être infligées par l'autorité épiscopale.
    La nomination des desservants et des curés ne peut porter que sur des prêtres ayant subi l'épreuve d'un concours ( art. 19 et 63). Le concours pour les candidats aux cures sera subi "devant des prêtres pourvus d'un titre inamovible, et nommés par le ministres des cultes sur la proposition de l'évêque" (art. 19).
    Pour la nomination des desservants, l'évêque "devra préalablement prendre l'avis du curé du canton" (art. 19). Enfin, le préfet pourra faire à cette nomination une opposition qui sera jugée souverainement par le ministre (art. 19 et 63). Il n'est pas inutile de rappeler ici que le Concordat (art. 10) n'exige "l'agrément" du Gouvernement que pour la nomination des curés, et non des desservants.
    Quant aux "peines disciplinaires excédant la censure simple, elles ne pourront s'exercer à l'égard des ecclésiastiques rétribués sur les fonds publics ... que par la voie des officialités diocésaines" (art. 11), avec appel possible à l'officialité métropolitaine, et de là, pour vice de forme, au conseil d'État ( art. 15). M. Bernard Lavergne indique même la composition de l'officialité diocésaine, savoir: " l'évêque, président ; deux chanoines désignés par lui, et deux ecclésiastiques élus au scrutin secret par les prêtres du diocèses pourvus d'un titre inamovible, et agréés par le Gouvernement" (art. 11)
    Ajoutons que ,d'après son article 31, "les vicaires et desservants qui auront exercé trois ans de suite dans la même commune, ne pourront être déplacé sans l'autorisation du Gouvernement."
 
 

III
Discussion sur la séparation



©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3
Dépôt légal 2ème trimestre 1999