La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
M. le grand-rabbin Lehmann nous adresse la lettre suivante, en réponse aux questions que nous lui posées au sujet du projet de séparation des Églises et de l'État :
Paris, le 19 février 1905
Monsieur le rédacteur en chef,
Vous m'avez fait l'honneur naguère de me demander
mon sentiment au sujet des propositions se séparation des Églises
et de l'État présentées par le rapporteur de la commission
et par M. Combes. Je n'ai pas cru devoir alors répondre à
votre honorable invitation, ne me croyant pas suffisamment qualifié;
D'ailleurs, lecteur assidu de votre excellent journal, je venais d'y lire
une lettre adressée au Signal dans laquelle monsieur le grand-rabbin
de France, avec une modération extrême, une précision
sans égale, l'autorité qui s'attache à sa parole,
se faisait l'éloquent interprète des sentiments unanimes
du rabbinat français et, laissant de côté toutes les
autres dispositions du projet de M. Combes, signalait le grand péril
dont ce projet menaçait le judaïsme français en
brisant le lien fraternel de nos communautés, en anéantissant
leur cohésion, leur unité, les vouant ainsi à une
mort inévitable. Pour vous dire, monsieur, ma pensée tout
entière - car, dans ce grave débat, nous devons parler en
toute franchise - je ne croyais pas que ce projet verrait jamais le jour
d'une discussion publique contradictoire. Comment admettre en effet que,
d'une part, l'État supprime des établissements garantis par
presque toutes les constitutions depuis 1791, protégés par
toutes les lois et, d'autre part, moyennant le même acte, s'empare
des biens qu'ils ont acquis sous sa surveillance, son aveu, son approbation
?
Ces biens, on en promettait la jouissance, il est
vrai, à des associations encore à naître, mais sans
engagement, sans autre garantie que la bonne volonté des fonctionnaires
de l'État, à titre absolument précaire, avec la menace
toujours pendante d'une dépossession complète, irrévocable.
De telles dispositions peuvent être expliquées par des arguments
juridiques, des raisons politiques, mais elles ont incontestablement le
caractère d'une véritable spoliation. Quant aux édifices,
dont on revendique la propriété pour l'État ou les
communes, ces édifices ne sont-ils pas dûs pour la plus grand
partie aux offrandes des fidèles ? Il serait curieux, en effet,
de savoir pour quelle part "le budget des cultes", au temps de Philippe-Auguste,
de saint Louis, de Philippe le bel, a contribué à la construction
de Notre-Dame de Paris, des cathédrales de Bourges, de Beauvais,
de Chartres, de Rouen, de Tours, de Troyes, etc., etc., etc. .
Quoi qu'il en soit, l'État intervenant comme
héritier d'institutions qu'il avait garanties, protégées
et auxquelles de par sa puissance souveraine il aurait retiré l'existence
légale ou bien arguant d'un droit de propriété que
jamais auparavant il n'avait revendiqué, auquel, de fait, il avait
renoncé, arguant de ce droit de propriété pour imposer
des obligations onéreuses à ces mêmes institutions
au moment où, coup sur coup, il les a privées de toutes leurs
ressources ( suppression du monopole des inhumations, suppression du budget
des cultes), il y a dans ce summum jus summa injuria quelque chose
qui trouble singulièrement la conscience et altère la notion
de justice gravée au fond des cœurs.
Ce qui semble également inquiétant,
c'est le droit qu'on attribue au législateur de statuer sur des
organisations soumises sans doute à l'autorité, à
la surveillance de l'État, mais ayant elles-mêmes leur principe,
leurs éléments d'existence sans les appeler à formuler
leurs désirs, leurs vœux, leurs espérances légitimes.
pourquoi, demandons-nous respectueusement, M. le ministre des cultes, dont
les intentions équitables ne sauraient être mises en doute,
à en juger par le projet présenté par lui, n'ouvrirait-il
pas une grande enquête, à l'instar de celle que vous poursuivez
dans votre journal sous la direction d'hommes éminents dévoués
à la République ? A cette enquête seraient appelés
non seulement ceux qui ont la charge de représenter les intérêts
des diverses confessions, mais aussi tous ceux qui, sans autre passion
que celle de la paix sociale et de l'union des cœurs, voudraient chercher
dans la liberté et le respect réciproque des croyances et
des opinions la solution du grand débat qui agite si profondément
notre pays. Si nous étions appelés à exposer nos vœux,
nous voudrions voir les temple appartenir à ceux pour qui on les
a édifiés et qui y vont prier ; chaque confession conserver
l'organisation la plus conforme à ses traditions, à ses aspirations
: le catholicisme son imposante et majestueuse hiérarchie ; le protestantisme
son culte presbytérien, son synode national ; le judaïsme son
association centrale exerçant réellement son action matérielle
et morale au profit du judaïsme français.
Notre constitution en France émane de la
Révolution. Notre organisation date de 1806. Elle est l'œuvre d'une
assemblée générale tenue à Paris le 10 décembre
1806, et a été sanctionnée par un décret du
du 17 mars 1808. Nous n'avons ni Concordat ni loi organiques. Tout ce qui
concerne notre culte est réglé par des actes du pouvoir exécutif
(décret du 17 mars 1808, ordonnances royales du 20 août 1829,
du 29 mai 1844, décret du 9 juillet 1853, du 12 septembre 1872)
mais toujours d'après les vœux des représentants autorisés
du culte israélite. Nous demandons à nos législateurs
actuels d'être aussi libéraux que sous les gouvernements qui
se sont succédé en France depuis Napoléon 1er et de
nous laisser l'organisation qui répond absolument à nos besoins.
La loi de février 1831 a mis les traitements
des rabbins à la charge de l'État. Cette loi a été
pour nous un grand bienfait. Elle a assuré la dignité, l'indépendance
des ministres de la religion, mais surtout elle a consacré à
jamais le principe de l'égalité des cultes. Admis aux mêmes
droits, aux mêmes honneurs, siégeant ensemble aux mêmes
conseils, les représentants des diverses confessions ont appris
à se connaître, à s'estimer les uns les autres. A ce
contact les méfiances, les préjugés se sont évanouis.
Des rapports de confraternité se sont établis.
Ce principe de l'égalité des cultes affirmé chaque
année par ce budget des cultes si attaqué aujourd'hui est
devenu ainsi un axiome du droit public en France respecté même
par les artisans de toutes les réactions. De là cet esprit
de tolérance, de justice, de respect réciproque des opinions
d'autrui, cette absence de fanatisme qui caractérise notre pays
et qui répandent tant de charme et d'agrément dans la vie
sociale.
Vivant paisiblement sous l'empire des lois qui nous
protègent et dont nous sentons si vivement le bienfait, nous en
désirons avec ardeur le maintien ; mais faible minorité,
nous ne pouvons nous flatter d'exercer aucune action sur les résolutions
de ceux qui nous gouvernent. Nous leur demandons de conserver dans leur
intégrité nos institutions qui sont d'ailleurs conformes
aux principes qui régissent la société française.
Notre organisation est essentiellement démocratique : nos consistoires
départementaux et central composés presque entièrement
de laïques sont désignés par le suffrage universel direct
; les rabbins et les grands-rabbins par le suffrage universel à
deux degrés. Nous comptons environ cent dix mille âmes, le
chiffre de la population d'un arrondissement moyen ; cinquante mille à
Paris, quarante mille en Algérie, le reste dans quelques grandes
villes, dans les département de l'Est, du midi et disséminé
en groupes intimes dans tout le territoire. Nous avons donc besoin d'un
organe central pour réunir nos efforts, nos ressources afin d'entretenir
nos institutions communes, l'école où se forment les rabbins,
les chefs de nos communautés et enfin, toutes nos œuvres de solidarité,
de philanthropie, de progrès moral et social. Nos vœux sont trop
légitimes pour ne pas être exaucés surtout si vous
leur donnez l'appui de votre journal si sincèrement libéral
et si justement autorisé.
Quant aux dispositions transitoires sur lesquelles
vous me faites l'honneur de me demander mon avis, voici ce que commande
le justice : ne pas écouter ceux qui n'obéissent qu'à
la haine et sont aveugles sur les dangers qu'ils font courir à la
chose publique, respecter, leur vie durant, la situation de ceux qui sous
la foi des lois sont entrés au service de l'État pour remplir
une fonction sociale, à l'exception de ceux qui, quel que soit leur
rang dans la hiérarchie, s'ingèrent dans la politique, laisser
aux associations religieuses le moyen de réunir les ressources nécessaires
pour se suffire à elles-mêmes et ... laisser le temps accomplir
son œuvre. Le gouvernement de la République aura ainsi accompli
loyalement ses engagements et ceux des gouvernements dont il est le légitime
héritier.
J. Lehmann
grand-rabbin