Le Siècle daté du 6 mars 1905
A la Une : Accord entre le gouvernement et la commission au sujet du projet de loi relatif à la séparation des Eglises et de l’Etat. M. Briand a déposé son rapport sur le bureau de la Chambre

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

    Nous avons publié les intéressantes déclarations faites à notre collaborateur Éric Besnard par l'évêque de Beauvais, M. Douais. Ce prélat publie aujourd'hui une "lettre de Mgr l'évêque de Beauvais à un député sur le "séparation et le pape".
    Cette lettre constitue le développement des exposées à notre collaborateur, elle forme donc la suite naturelle de l'interview déjà publiée :
    En voici les principaux passages :

J'entends beaucoup parler de la séparation : c'est un thème habituel ; on y revient chaque jour dans la presse et au Parlement. Mais j'entends peu parler de la liquidation, et pourtant, dans l'intérêt de la paix, il faudra une liquidation honnête. La pension en faveur des membres du clergé, prévue par le projet que nous connaissons, n'y est qu'à titre de mesure transitoire et non d'indemnité équivalente.
Appelez-la du nom que vous voudrez et serait-elle équivalente pour les prêtres en fonction leur vie durant, on ne peut y voir une liquidation. Une question d'ordre supérieure et d'honnêteté publique domine cette matière : c'est le respect des contrats.
    Un contrat synallagmatique a été passé entre l'Église et l'État, en 1802. Je dis un contrat, pour faire écho cette fois aux justes cris des adversaires de l'Église si un publiciste, mal renseigné, se permet de dire qu'en telle matière l'Église, étant souveraine n'a ni pu ni voulu s'engager.
    Les papes qui se sont succédés depuis 1802 se sont regardés comme tenus ; ils ont vu dans l'acte de 1802 un contrat synallagmatique contenant des obligations réciproques. Donc, en justice, le pape ne peut être mis systématiquement à l'écart de de la séparation. Il faut l'entente pour la préparer et la réaliser. Il est indispensable que le pape Pie X y donne son assentiment, de même que la signature du pape Pie VII fut indispensable pour rendre valable l'acte de 1802. Puisqu'il s'agit du culte et des biens de l'Église, c'est sa signature qui donna au contrat une valeur obligatoire devant la conscience catholique. Si aujourd'hui nous nous sentons chez nous dans nos églises, c'est parce que c'est la signature du pape, qui nous y a introduit, nous y maintient. Que la signature du pape manque à la séparation, nous la regarderons comme illégitime et violente, et nous ne sortirons pas de nos églises, où la même autorité nous retiendra.
    On n'a jamais vu l'une des deux parties liées par un contrat prétendre légitimement le rompre seule et à son profit. Les tribunaux prononcent entre les citoyens d'un même pays; c'est la sanction légale. Parce que le Saint-Siège ne peut pas en appeler à des juges constitués, le droit est-il moindre ou différent ? Voyez-vous le gouvernement d'une grande démocratie qui se flatte de ne chercher que la justice, violant tout le premier ce primordial principe ? Si la séparation se fait, tout le monde a intérêt à ce qu'elle se fasse à l'honneur de chacune des deux parties, l'Église et l'État. La paix ne peut exister qu'à cette condition. Que si l'État décide tout tout seul, arrange tout tout seul et nous impose les clauses de son arbitrage intéressé, la liquidation engendrera chaque jour les plus vifs dissentiments. Nous la subirons ; nous ne l'accepterons pas.
    Car, enfin, il y a la question des biens.
    D'abord les églises. L'article XII du Concordat les a mises à la disposition des évêques : usage à titre perpétuel équivalant à une restitution. On ne fera jamais croire que l'État ait pu autrement qu'à la suite d'une spoliation s'emparer des églises, des presbytères, des séminaires, des évêchés, bâtis par le clergé. En 1789, la Constituante mit les édifices à "la disposition de la nation" ; ce fut l'acte de spoliation ; le premier consul par le Concordat mit ces mêmes édifices à "la disposition des évêques" ; ainsi ils furent restitués. L'usage nous en appartient. C'est une espèce sur laquelle le pape et le gouvernement doivent se mettre d'accord. Si non, nous crierons sans cesse.
    De même et ensuite pour les traitements. On sait comment et pourquoi  ils furent assurés. La convention du 15 juillet 1801 porte :
    "XIII. - Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l'heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu'en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayants-cause.
    "XIV. - Le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les cures seront compris dans la circonscription nouvelle."
    Aujourd'hui, il n'est pas loisible à l'État de répudier cette charge. Il ne le peut que d'accord avec le pape. Que le pape l'en exonère et lui donne quittance, alors, mais alors seulement, nous considérerons la séparation comme régulière, légitime et obligatoire. Autrement, le droit de l'Église sur "les biens aliéné" demeurera entier et nous considérerons l'État comme un injuste détenteur. Je n'ai pas le souci de l'honneur du gouvernement. A ses yeux, l'honneur compte pour beaucoup. Il a aussi entre ses mains l'honneur de la France.
    On ne blesse pas impunément le sentiment national : on l'a vu dans la triste affaire des délations. Mais que le gouvernement. Mais que le gouvernement supprime, en agissant seul, le budget des cultes, il passera pour un spoliateur. La liquidation lui sera reprochée ; elle se retournera contre lui ; il en pâtira. Nous la subirons, parce qu'il est la force ; mais nous réclamerons sans cesse, parce que nous seront le droit. Ce déni de justice, s'il se produisait, ne promettrait de beaux jours à personne.
    En un mot, le gouvernement désire la paix religieuse; nous la voulons aussi ardemment que lui ; à Beauvais, fidèles et pasteurs ne sont mus que par ce sentiment ; dans les autres diocèses, il est est certainement de même.
    A mon avis, la paix est, d'abord et premièrement, dans le maintien du Concordat, et je tiens pour certain que, si le gouvernement le veut sincèrement et énergiquement, il arrêtera sans trop de peine le mouvement artificiel qui pousse vers la séparation.
Que si le maintien du Concordat n’est plus possible, ce qui n’est pas démontré, la paix religieuse ne pourra être assuré que par une séparation équitable, libérale, et ratifiée par le pape.
M’autorisant de mes relations, me souvenant de ce que j’ai vu et me rappelant ce que j’ai entendu à Rome même, ce mois de janvier passé, je crois pouvoir affirmer que le pape Pie X, sincèrement partisan de la liberté, très ami de la France dont il veut passionnément le bien, résolu aussi à soutenir le gouvernement qui est l’autorité et l’ordre, est décidé à se montrer conciliant, pacifique et, même large. Encore faut-il que le gouvernement se mette en rapport avec lui et l’entretienne de la séparation, s’il veut la séparation. Il lui serait facile de reprendre la conversation, à l’occasion du protectorat ou de la nomination des évêques. Il faut bien pourvoir aux évêchés vacants, qui, à l’heure actuelle, sont au nombre de onze. C’est une affaire courante, simplement, et l’on ne voit pas comment, sinon par un dessein formé, on lui a donné un caractère politique. N’y-t-il pas quelque urgence à la traiter, cette affaire de la nomination des évêques ?



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