Le Siècle daté du 8 mars 1905
A la Une : Commission d'enquête sur les agissements des administrateurs coloniaux au Congo

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE SEEZ

            Séez , 7 mars 1905
    "Jusqu'à présent, j'ai fait connaître l'opinion d'archevêques, d'évêques, de vicaires généraux, de prêtres, il m'a semblé que le moment serait venu de dire ce que des personnages de moindre envergures peuvent penser de la question qui s'agite actuellement au Parlement" Voilà ce à quoi je pensait en attendant le passage du train qui devait me conduire à Séez ; j'avais deux heures à perdre à Mézidon, (une station hivernale que je ne saurais trop recommander aux touristes désireux d'apprécier les avantages du spleen). Au cours de la promenade que je faisais en plaine, j'ai avisé un berger qui gardait ses moutons, m'imaginant qu'il serait curieux d'obtenir de cet homme simple un avis touchant la séparation des Églises et de l'État, et je l'ai abordé.
    Le bon campagnard étalait avec son couteau du fromage de chèvre sur une miche de pain bis et paraissait fort peu préoccupé de la politique ; aussi fut-il légèrement ahuri quand, après un bout de de conversation, je lui posait mon indiscrète question.
    -Héla ! héla! s'écria-t-il, c'est Dieu possible qu'un monsieur comme vous demande cette chose-là à un pauvre pastour de bêtes ? C'est une plaisanterie ou c'est sérieux ?
    Comme je protestais que c'était sérieux, le berger jeta à son chien, Bidel, qui était à ses pieds, le reste de son pain et parla ainsi :
    -"Eh bien, Monsieur,, je pensions que que le gouvernement fait un tour à gauche ! .... Vous ne savez point ce que ça signifie ? Ben, quand nous menons nos moutons sur une route, faut toujours marcher à droite ; ben souvent le troupeau s'en va à gauche , ça ne fait pas de mal s'il ne passe point de chariot, mais s'il en vient un, ça peut causer des accidents ; ben je veux dire que le gouvernement fait comme mon troupeau. La séparation, ça peut pas faire du mal, mais qu'il survienne quèque chose, ça peut faire une révolution. V'là pourquoi qu'il aurait mieux valu rester sur la droite.
    "Puis des curios, il en faut toujours pour les enfants et pour le commerce. Moi, j'en parle bien aisément, je vas jamais à l'église ; mon église c'est la bergerie ; c'est égal, je voulions un curio pour mes enfants. Quand j'étais petit, j'avions peur ni de mon père, ni de ma mère, mais j'avions grande crainte du bon Dieu et du diable; les autres enfants, ils sont comme moi. Faut donc un curio pour leur parler du diable et du bon Dieu ; sans ça ils tueront leurs parents.
    "Enfin, comprenez-moi : avec la séparation, c'est là où il faudrait des curios qu'il n'y en aura point. Dans le village, le curio ça fait aller le commerce ; le dimanche, on se fait beau pour aller à la messe, ça fait dépenser à la famille une pièce de vingt francs, c'est toujours comme ça ; c'est que, voyez-vous, pour les petits pays la messe c'est le théâtre. Donc, s'il n'y a plus de curio, y aura plus de théâtre, plus de dimanche, ce sera un jour comme les autres, le paysan s'habillera plus. pourquoi faire, puisque j'n'aura pas de messe et de vêpres. Faudrait bien mieux supprimer les curios dans les villes et dans les bourgs où il y a de l'argent et de théâtres, que de les supprimer dans les villages. On s'embêtera, on se soûlera.
    "Que le gouvernement fasse la séparation, mais qu'il oblige les villes à payer les curios dans les villages qu'ont pas le moyen d'en avoir un ! .... Bidel, à toi."
    Cette apostrophe était adressée au chien parce que, pendant que le maître me parlait, les moutons en ont profité pour aller paître sur la pièce du voisin et qu'il était nécessaire de les ramener prestement, ce que Bidel s'empressa d'exécuter.
    -"Monsieur, core un mot ; les curios c'est comme les moutons, il en faut, mais comme ils aiment assez paître autre part que chez eux, faut un bon chien pour les obliger à rester à droite et à ne pas fourrer leur nez fouinard dans les affaires qui ne les regardent pas. Pas vrai ?"
    J'acquiesçai à la proposition et, ayant serré la main du bon berger, je regagnai la gare.
Séez, en fait de gaieté, n'a rien à envier à Mezidon. C'est la ville religieuse et conséquemment monotone par excellence ; elle renferme un évêché, deux séminaires, quatre couvents, et, sur une population de 4 000 habitants, on compte deux mile âmes entrées en religion.
........
    Avec la plus grande urbanité, Mgr Bardel daigne répondre en ces termes à mes questions.

    -"Je ne puis, Monsieur, vous parler d'une chose qui n'existe pas, car ce serait parler pour ne rien dire. Que voulez-vous que je me prononce sur la séparation puisqu'elle n'est pas faite. Ce serait imprudent de ma part de vous donner une opinion. D'abord, cette fameuse séparation se fera-t-elle ? Moi, personnellement, j'en doute. Déjà sur chaque article que de discussions ; les projets du gouvernement ne sont pas ceux de la commission et ceux de la commissions ne sont pas ceux des députés. Il va se former à la Chambre deux courants distincts, le premier qui sera, si je puis l'appeler ainsi, le courant radical qui voudra une séparation avec les moyens les plus oppressifs et les plus injustes, le second courant qui sera le courant libéral et qui comptera parmi ses adeptes des députés même d'opinion avancée ; ce courant là voudra une séparation exécutée d'une façon conforme au droit et juste. Ces deux éléments sont loin de tomber d'accord, et il s'ensuivra, sur chaque article, des discussions interminables, de sorte que la législature sera close avant que que la loi de séparation puisse être mises sur pied. J'en conclus que si jamais la séparation doit avoir lieu, ce ne sera pas avant bien longtemps ; voilà pourquoi je suis d'avis qu'il faut suivre l'exemple du Saint-Père, se taire et attendre. Lorsque la loi sera sera votée, nous agirons selon les circonstances et aussi selon les besoins de chaque diocèse, car, ne vous y trompez point, le Souverain Pontife pourra indiquer une ligne de conduite générale, mais l'application devra être différente selon les contrées, et je dirais, et je dirai même pas selon selon les diocèses, mais plutôt selon les paroisses.
    "Maintenant, si vous voulez quand même savoir ce que je pense de la séparation des Églises et de l'État, je vais vous faire remettre ma dernière lettre pastorale ; en la reproduisant, vous direz très exactement ce qu'aujourd'hui je ne pourrai que vous répéter."
    Et ayant appuyé sur un bouton électrique, Mgr Bardel se fit apporter par un secrétaire, la lettre pastorale dont il me remet l'exemplaire et dont voici les principaux extraits :

    Nous ne voulons pas de la séparation de l'Église et de l'État pour des raisons nombreuses et d'ordre différent.
    Est-ce à nous de nous prononcer sur une question qu'il ne nous appartient pas même de poser ? L'union concordataire a été faite par un traité officiel qui lie les deux puissances civile et religieuse. Les clauses de ce traité sont entre les mains des deux parties contractantes. A elles de parler. sans un renversement de l'ordre établi, les troupes ne peuvent pas agir, prendre des résolutions et les exécuter indépendamment des chefs qui ont mission de les conduire? C'est au pape et au gouvernement français qu'est réservé toute solution.
    Aussi bien n'avons nous pas autre chose à faire dans la situation présente qu'à exposer les motifs qui qui nous font repousser l'accusation de vouloir la séparation et d'y pousser par tous les moyens qui sont en notre pouvoir.
    Pousser à la séparation de l'Église et de l'État, mais ce serait singulièrement méconnaître les leçons de l'histoire, de notre histoire de France en particulier.
    "L'État, en France, dit un diplomate, a vécu avec le clergé dans un des rapports qui n'ont pas toujours été sans difficultés, mais qui ont résisté jusqu'ici aux vicissitudes de nos agitations périodiques. Croit-on qu'il sera possible de proclamer la dissolution de ces liens sans amener des luttes constantes entre les anciens conjoints qui continueraient à se rencontrer à toute heure, sur toute les routes de la vie commune ? Non, il y a là quelque chose d'impossible ; neutralité et liberté sont ici des noms mensongers."
    Nous ne parlons pas, pour le moment, des hommes qui poussent à la dénonciation du Concordat. Leur but, leurs paroles, les moyens par lesquels il la poursuivent sont une preuve évidente que, pour eux, neutralité et liberté sont de vains mots et qu'ils n'ont qu'un rêve : séparer pour détruire.
    Sous le régime du Concordat, la paix absolue et complète n'a jamais pu régner, et on espère l'établir sous le régime de la séparation !
    La séparation est-elle possible ? Du côté de l'Église, elle ne l'est pas. L'Église a des droits imprescriptibles sur l'homme aussi bien que sur la société. Elle les tient de Dieu et personne ne peut les lui enlever. Que des circonstances particulières lui permettent, l'obligent même à en céder quelques parcelles pour le plus grand bien elle le fera volontiers. Puissance suprême dans les questions religieuses et dans celles qui, par leur nature, participent à la fois de l'ordre moral et matériel, elle traite de gré à gré avec les pouvoirs établis. Toutefois, l'État ne peut pas la regarder comme quantité négligeable ; il ne doit pas l'ignorer. Elle est l'autorité de Dieu sur la terre, et cette autorité doit s'exercer sur les âmes qui relèvent de son domaine, sur les corps dans toute les questions sociales qui touchent au domaine de l'esprit.
    Cette vérité est si évidente qu'elle s'est toujours imposée et s'imposera toujours aux nations. Cherchez un peuple qui ignore l'Église ? Il n'y en a pas. Et quand des hommes mal renseignés nous parlent de l'Amérique, on peut répondre qu'ils n'en connaissent ni l'esprit ni les œuvres.
    "On croit généralement, dit Claudio Janet, que la religion en Amérique est uniquement une affaire privée et que dans la confection des lois d'administration, les pouvoirs civils agissent comme s'ils n'existait point de religion vraie ayant la mission de diriger toutes les actions des hommes. Rien n'est plus faux que ce point de vue. La triste maxime que la loi est athée et doit l'être, qui, depuis 1870, a presque constamment inspiré notre législation, n'aurait pas pu être articulée en Amérique sans soulever une réprobation unanime. Le christianisme y est véritablement la religion nationale. Loin d'être confiné par la loi ou les préjugés dans le domaine de la conscience privée et du foyer domestique, il est resté, au moins jusqu'à nos jours, la première des institutions publiques. Et les faits prouvent la vérité de ces paroles. La constitution de presque tous les États s'ouvre par une affirmation de foi chrétienne. Le repos du dimanche est imposé, le blasphème est puni par la loi. Le mariage religieux y produit des effets civils ; les fêtes nationales, les expositions, les sessions du congrès s'ouvrent toujours par la prière. Les associations religieuses, paroisses et congrégations y jouissent de la personnalité civile et peuvent, bien plus librement qu'en France, accroître, transmettre, administrer leurs biens. Ces biens sont exempts de taxes, et tous membres d'une association religieuse qui refuse de payer les cotisations fixées par les règlements de son Église, peut y être obligé par le magistrat, si publiquement et dans les délais voulus, il ne s'est pas retiré en donnant sa démission ; les ministres des cultes ne sont pas astreints au service militaire." Tel est le régime américain. On peut en conclure que loin d'être une séparation, ce régime mérite plutôt le nom de régime chrétien protégeant la liberté. Car le christianisme est au fond de la vie nationale et constitue, en fait, une religion d'État.
    Et ainsi semble-t-il qu'il devrait être de tout État soucieux des intérêts vitaux d'un pays. La séparation de l'Église et de l'état équivaut, pour l'état, à une déclaration officielle d'athéisme aussi bien pratique que spéculatif. L'État ne connaît plus la religion ; l'état élabore ses lois, dirige la société, établit ses programmes d'enseignement, distribue, par des milliers de bouches, la nourriture de l'intelligence à toute la jeunesse française, mais la religion est soigneusement éloignée, écartée sans merci de ce travail qui contribue à la formation d'un peuple.
    De bonne foi, a-t-on calculé les conséquences d'une semblable méthode ? Mais elle sape la base de l'édifice que l'on veut élever ! La loi a pour fondement la justice ; non pas une justice temporaire, passagère, soumise au caprice des assemblées nationales, jouet si souvent de la passion aveugle ou des intérêts de parti. On sait trop ce que devient une justice semblable. La loi a pour fondement la justice éternelle, immuable, qui domine l'homme, règle ses droits, lui prescrit ses devoirs et garantit toute liberté légitime contre les appétits et les convoitises. Or cette justice, où la trouverez-vous, sinon dans la religion ? Qui l'inspirera, qui la gardera toujours sauve, pure, sans alliage, sinon la religion ? venue de Dieu, comme la justice elle-même, la religion en est la gardienne contre les passions des hommes et leur propre entraînements.
    La société repose encore sur les droits et les devoirs qu'impose la vie commune faite de garanties et de protections achetés au prix de sacrifices que tous doivent loyalement accepter et généreusement accomplir. Mais ces droits comme ces devoirs ne supposent-ils pas une autorité supérieure qui les commande et devant qui tout s'incline ? Placera-t-on cette autorité dans une représentation issue de l'expression libre de la volonté nationale ? Ce que l'homme fait aujourd'hui, il peut le détruire demain. Les grandes notions qui règlent les rapports des hommes entre eux et maintient l'ordre et l'harmonie seront à la merci des fluctuations des masses populaires. Ce sera le renversement perpétuel et incessant des idées fondamentales de toute société et l'appel persévérant aux passions de la pire espèce. Non ! cette autorité pour contenir le mal, favoriser la vertu, provoquer les progrès vrais et solides d'où naît le bonheur est dans l'essence même des choses ; c'est à dire sur le droit naturel, sur Dieu qui en est l'auteur, sur la religion qui est son expression vivante, la lumière infaillible qui dissipe les ombres que l'esprit du mal ne cesse de projeter sur le monde.
    Et l'enseignement, peut-il se passer de la religion ? Jamais peut-être la thèse de l'opposition de la science et de la foi n'a été l'objet de plus de discussions que de nos jours. Que d'esprits elle passionne à l'heure actuelle ! Que de luttes acharnées elle provoque de part et d'autre ! Et on le comprend ; il s'agit du grand duel qui intéresse l'âme, la conscience, les grands problèmes de l'origine de l'homme, de la moralité de sa vie et de son éternelle destinée. Aussi, des bancs de l'école, la question est-elle entrée dans le domaine du grand public ; on l'a entendu retenir dans les tribunes de nos parlements, elle a pénétré partout jusque dans les campagnes les plus reculées.
    Aussi, la religion ne peut-elle pas être séparée de l'enseignement au nom de ce principe faux d'une incompatibilité entre la la science et la foi.
    De bonne foi, croit-on pouvoir former une intelligence sans lui parler de religion ? Même avec la meilleure volonté du monde, la chose est impossible, et le maître ne mettra pas un pied sur cette longue route de l'enseignement sans y rencontrer le fait religieux. Il le trouvera dans l'histoire, à l'origine des peuples, dans leur développement, à l'apogée de leur gloire, dans leur lente décomposition. ce fait se présentera à lui dans l'œuvre de sa raison, dans ses pénibles efforts pour constituer un code de sagesse, dans la philosophie, la littérature, les sciences. Pas une page de la vie du monde qui n'en parle, car on peut sans exagération avancer cette proposition : le monde, dans le passé comme dans le présent, se divise en deux camps ; ceux qui défendent la religion et ceux qui l'attaquent. Or, l'enseignement a pour but la connaissance de ce monde, la formation de l'intelligence par cette connaissance ; et l'on voudrait en exclure la religion ! on ne peut pas : malgré tout, le fait religieux s'impose à l'éducation et le force à s'y intéresser.
    Et si nous parlons, non plus de formation intellectuelle, mais de la formation morale, la nécessité de lui donner pour point de départ la religion s'impose encore d'avantage. L'âme est une, et sans son éducation, il n'est pas possible de lui faire suivre, comme dans les autres programmes, des cycles savamment combinés, mais séparés par des routes parallèles sans communication entre elles. Que l'on s'adresse à la volonté, au caractère, au cœur, à ce qui constitue avant tout l'homme moral, comment le former sans faire intervenir la religion ? Parlera-t-on de morale en excluant la religion ? Mais de quelle morale ? On l'a vu du haut de la tribune française, et la parole a eu d'assez puissants échos dans le pays. "En dehors de la religion, la morale manque de fondement". Sous ce rapport, comme sous bien d'autres, les ennemis de la religion sont condamnés ou à la stérilité et à l'impuissance, ou au tribut nécessaire envers la religion qu'ils proscrivent, car cette base morale est indispensable à la vie. Sans elle, l'enseignement prépare des générations livrées à tous les instincts des passions sans frein contre elles mêmes, soumises aux entraînements les plus périlleux et certainement les plus funestes pour la société dont elle feront parti. Sans religions, on construit des personnalités égoïstes, indisciplinées et dépourvues des vertus sur lesquelles reposent la société, la famille, aussi bien que l'individu.
    Prétendrait-on faire cette séparation sans troubler profondément la paix du pays et la tranquillité des citoyens, sans léser d'immenses intérêts ?
    La France a des traditions religieuses. Sous leur action, son âme s'est profondément imprégnée de sentiments qui peuvent somnoler parfois, paraître s'atténuer sous les formes d'un scepticisme railleur, mais les faits sont là pour prouver la superficialité de ces apparences frondeuses, et il est des jours qui ne sont pas encore si éloignés de nous, où quand une main impie a froissée brutalement cette fibre religieuse, la France a senti se réveiller son vieil attachement à des croyances qui l'on fait naître, se développer et écrire les plus brillantes pages de son histoire. On ne peut pas sans danger secouer ces traditions, les rompre, et orienter l'âme française dans des voies nouvelles. L'âme d'un pays ne s'improvise pas. Elle est le produit du temps et de longues pratiques. Elle se compose de tout ce qui a vécu dans l'âme des ancêtres, de leurs vertus et, hélas, d'un peu de leurs vices, de leur moralité comme de leur vie intellectuelle, de leurs habitudes, le tout amélioré sans doute par le progrès qui est si naturel à l'homme, mais reflétant toujours le passé, comme un miroir son image. Et quand une fois elle est formée, dirigée dans une voie, elle y marche poussée par sa nature même, entraînée par ses qualités aussi bien que par ses défauts. Pour la détourner et lui assigner un but nouveau, il faut détruire quelque chose d'elle-même, la mutiler dans ses parties les plus intimes, et, dès lors, lui imposer des souffrances, des sacrifices qui la troublent profondément.
    Et il y a tout lieu de croire que le trouble ne soit augmenté par les éléments de discorde qu'apporteront nécessairement les luttes nées de la séparation.
    On pourrait tirer cette conclusion de ce qui se passe à l'heure actuelle où les excitations contre la religion ont produit non plus seulement des divisions, mais des perturbations publiques capables d'amener l'effusion du sang. Que sera-ce le jour où, par suite des mesures prises en suite de la séparation, les partis se seront organisés ? Et ils s'organiseront sur toute la surface du territoire, dans les moindres communes, chacun voulant sauvegarder les débris de liberté que lui laissera la loi ; chacun voulant conquérir la place à laquelle peut lui donner droit le suffrage universel et la puissance sans contre-poids des majorités. Et dès lors, la lutte sera partout, ardente, agissante, implacables comme toutes les luttes confessionnelles, comme toutes les luttes où la conscience et ses droits inaliénables sont le prix de la victoire sur le champ de la vie civile et politique, et le fondement de la famille elle-même et y jettera des ferments de discorde d'autant plus dissolvant que l'âme des enfants sera en jeu et que dans une partie où l'enfance est intéressée, la voix de la mère se fera entendre aussi puissante que celle du père.
    Nous n'insisteront pas sur les autres conséquences de la séparation bien propres à jeter la la perturbation dans les populations et à leur en faire ajourner bien loin la grave échéance. Déjà on se préoccupe des difficultés que subira le ministère ordinaire du prêtre. Car elles veulent ce ministère de leurs prêtres, nos populations, elles en ont besoin pour elles et pour leurs enfants. Elles veulent voir leur curé bénir leur berceau et leur tombe, apporter à leur chevet, au jour de la maladie, les paroles si douce du ciel et de l'espérance. Elles veulent voir leur culte, ses chaudes cérémonies, leur temple dont le mystérieux recueillement leur fait oublier la terre et rêver au ciel. Mais comment les conserver ? Elles n'ignorent pas les menaces qui sont faites. La dénonciation du Concordat entraîne la suppression du budget des cultes, et l'entretien des édifices, églises et presbytères, et la revendication par le gouvernement, à son profit, de ces édifices. Dès lors, les catholiques devront, en outre de leurs impositions, payer les frais de leur culte, le traitement de leurs curés et vicaires, l'entretien des édifices religieux, subvenir aux besoins de toutes les œuvres confessionnelles. Est-ce juste ?
    Et à ceux qui nous objecteraient que les catholiques doivent payer leur culte et que l'on ne peut pas obliger les ennemis de la religion à accepter un impôt dont ils ne tirent aucun profit, nous répondrons que dans toute société il y a des services qui ne profitent pas à chacun de ses membres.. Les subventions accordées aux théâtres, à certaines branches du savoir humain, à la culture des arts, et à tant d'autres ne profitent qu'à une élite privilégiée. A première vue, nos campagnes ne peuvent-elles pas demander qu'on les décharge d'un impôt qui ne leur apporte aucun avantage. Et cependant, il y a une question de solidarité générale dont la répercussion, quoique lointaine parfois, n'en est pas moins efficace. Il y a la nécessité de satisfaire aux besoins de telle ou telle catégorie de citoyens. C'est l'échange des charges qui permet l'organisation d'une société où toutes les aspirations légitimes de ses membres doivent trouver satisfaction. Et qui oserait dire que les sentiments religieux et leur expression culturelle ne sont pas légitimes, ne répondent pas au désir de la majorité des citoyens français et n'ont pas pour lui le plus grand bien.
    On n'a donc pas le droit par dénonciation du Concordat de froisser, de troubler, de léser un intérêt non seulement religieux, mais encore matériel.
    Car nous ne pouvons pas douter que la rupture des liens concordataire amènerait la fermeture de plus d'une église. Et que deviendra alors le petit commerce du bourg qui vit partout et pour beaucoup de l'observance du dimanche ? La cessation de la messe paroissiale causera la désertion du chef-lieu de la commune et les plaintes que nous avons déjà entendues dans les paroisses où la pénurie de prêtres nous oblige à enlever le curé deviendront éclatantes et d'autant plus douloureuses qu'elles s'appuieront sur les ruines d'un commerce qui n'aura plus d'objet.
    Aussi, sommes-nous autorisés à le dire, le pays ne désire pas ce divorce. Dans ce temps où les majorités tendent de plus en plus à devenir la loi, on peut chercher une disposition en faveur de la dénonciation du Concordat, on ne la trouvera pas. les programmes électoraux en font foi. Ils sont une petite minorité, les représentants qui l'ont officiellement demandé devant les électeurs.
    La rupture du Concordat placerait l'Église non sous un régime de droit commun, encore moins de liberté, mais sous un régime de de restriction et d'arbitraire et d'étouffement. Le lendemain de ce jour que quelques utopistes ou naïfs regardent comme devant être le jour de la libération, apparaît évidemment comme celui d'une nouvelle et plus dure captivité. On veut la séparation non pas pour, mais contre l'Église.
    Et c'est là ce que nous permettent de constater les règlements de police des cultes que nous avons sous les yeux. D'après les textes, le prêtre aura les mêmes devoirs, mais il n'aura pas les mêmes droits que les autres citoyens. Les délits spéciaux, les pénalités spéciales sont multipliés contre lui. Contre lui mille précautions sont prises. Le projet de loi sépare l'Église de l'État, mais pour la rattacher tout aussitôt par une série de propositions qui la visent comme si elle était encore liée, tant il est vrai que la tendance à l'empiétement est une caractéristique de l'état d'esprit de ceux qui poussent à l'œuvre séparatiste.
    La question des édifices est de la plus haute importance. La liberté du culte dépend en grand partie de la manière dont elle sera réglée. Or, à côté de quelques propositions libérales, il en est d'autres dont le texte offre de tels abus de pouvoir, une telle volonté manifeste d'empêcher le libre exercice du culte et de le soumettre au caprice de quelques individus, qu'elles amènent sur les lèvres d'un homme de gouvernement ces réflexions si pleine de vérité : "Pourquoi veut-on supprimer le budget des cultes ? C'est pour que les non-croyants ne soient pas obligés de participer aux frais du culte. C'est donc pour affranchir une minorité qu'on demande la séparation. Va-t-on, la séparation faite, donner à une autre minorité de quelques personnes de l'un ou de l'autre sexe, le moyen d'opprimer tous leur compatriotes ? On se demande, en vérité, s'il vaut la peine de supprimer le Concordat et les articles organiques pour échouer à une casuistique policière et à des tenaces et minutieuses vexations."
    Quelqu'un écrivait : " Voilà cent ans que, grâce au Concordat, nous avons évité la guerre religieuse ; gardons un instrument dont nous connaissons la valeur et défions-nous de tenter des expériences qui pourraient coûter cher au pays." C'est le langage de la raison. Nous voulons croire qu'il sera écouté et qu'il parlera plus fort que les passions.
    S'il en était autrement, d'avance, nous déclinons toute responsabilité pour l'avenir. Sans doute, nous subirons les coups de la force , nous serons bien obligé d'accepter une rupture qui nous sera imposée. Mais qu'on le sache, il est une chose que nous n'accepterons jamais : ce sont les fers que l'on voudrait nous forger en attendant l'heure de la mort légale de l'Église.
    Au nom de la conscience lésée dans ses convictions les plus intimes, nous protestons, et nos protestations ne seront pas platoniques : nous lutterons sur le terrain du droit et de la liberté, nous poursuivrons sans nous lasser nos revendications ; rien ne nous découragera, car nous aurons pour nous ce qui fait le succès final de toute entreprise et le triomphe dans toute lutte : la foi qui enflamme et l'espérance que rien n'abat.

    La fin de cette lettre prouve que je ne faisais pas erreur en disant que Mgr Bardel était prêt à la lutte.

            Éric Besnard


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