Le Siècle daté du 13 mars 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

    M. E. Lacheret, président de la commission permanente du synode général officieux des Églises réformées de France, nous adresse la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avons posées sur le projet de séparation dont le parlement va aborder la discussion :

            Paris, le 8 mars 1905

        Monsieur
    J'arrive bien tard pour répondre au questionnaire que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Ce retard, dont je m'excuse, provient, vous le savez, de l'intérêt même que m'inspire la séparation : j'en ai été trop occupé pour pouvoir vous en écrire.
    Je tiens à vous remercier tout d'abord de cette enquête si étendue et si approfondie que vous poursuivez depuis quatre mois comme de tous les articles intéressants que vous avez publiés sur ou à propos de la séparation. Vous avez montré que vous preniez au sérieux un sujet très sérieux et que vous considériez comme le premier de vos devoirs, dans ce grand débat engagé devant le public avant de l'être devant le Parlement, de faire preuve d'impartialité.
    Depuis le jour où vous avez ouvert votre enquête, le temps a marché. Le parallèle que vous aviez institué entre le projet de la commission et celui de M. Combes a perdu toute raison d'être. Un parallèle entre ces deux projets et celui de M. Bienvenu Martin ne serait guère plus utile. Je n'en dirai que deux mots : Tout le monde me paraît avoir voulu faire preuve, à sa manière, de libéralisme. Le libéralisme de la commission a consisté à donner aux Églises le plus possible de liberté en leur faisant le moins possible de libéralité. Le libéralisme de M. Combes a consisté à faire justement le contraire. Dans ces conditions, toute entente réelle et efficace semblait impossible. Là-dessus, est arrivé M. Bienvenu Martin. Ces libertés et ces libéralités qui se trouvaient si inégalement réparties dans les deux projets précédents, il a cherché à les combiner en de sages proportions dans un projet nouveau fait à l'image du nouveau ministère. A la suite de nombreux pourparlers où chacun, commission et gouvernement, a mis du sien, un dosage définitif s'est trouvé établi, et c'est ainsi que nous avons vu sortir enfin de ce long et laborieux effort un projet de séparation qui a une chance d'aboutir. Je n'ai pas besoin de dire qu'à mes yeux ni les libertés ni les libéralités qu'il accorde aux Églises ne sont des faveurs et que, d'autre part, s'il manquait une liberté essentielle, toutes les libéralités du monde ne me le feraient pas accepter.
    Tel qu'il est, avec certaines modifications que la discussion, j'en ai le ferme espoir, ne manquera pas d'y apporter, ce projet parait devoir être acceptable.
    Je ne parlerais pas ainsi, assurément, si j'étais opposé en principe à la séparation. Mais voilà bientôt quarante ans que j'en suis le partisan convaincu. Tout jeune encore, je me suis laissé endoctriner par ces grands libéraux qui s'appelaient Laboulaye, Prévost-Paradol, Edmond de Pressensé et le plus grand de tous, Alexandre Vinet. Depuis j'ai écouté d'autres maîtres, j'ai mieux connu la réalité des choses, l'expérience m'a appris que la loi de continuité n'est pas moins nécessaire à la vie de société que la loi du progrès ; je n'ai pas cessé de de considérer le régime de la séparation comme l'état normal des Églises dans le monde moderne. Il m'apparaît toujours plus que le Concordat a fait faillite : ce traité de paix s'est montré impuissant à empêcher la guerre. Quant à nous, nous ne sommes pour rien, on le sait assez, dans cette lutte politico religieuse qui déchire la France républicaine. La crise violente ouverte depuis vingt ans et qui est arrivée dans ces derniers temps à l'état suraigu devait aboutir forcément à la rupture de l'union. Il n'y a plus d'autre solution à tenter aujourd'hui que celle de la liberté. Si elle échoue, Dieu sait ce qui nous attend.
    Je suis heureux de me trouver d'accord sur ce point avec la très grande majorité de mes coreligionnaires. Je parle spécialement des protestants réformés. L'Église de la Confession d'Augsbourg, qui a une histoire et une situation à part, a pu se prononcer officiellement pour le statut quo. Dans l'Église réformée elle même, il peut y avoir certains hommes, quelques uns considérables, qui préféreraient, pour des raisons d'ordre pratique avant tout, le maintien de l'union. Tous reconnaissent que le protestantisme n'a pas d'objection de principe contre la séparation. Il y a plus : l'Église réformée, dès 1872, par l'organe de ses représentants les plus autorisés s'y déclaraient nettement favorables. Le Synode général, convoqué par le gouvernement au lendemain de la guerre, se trouva saisi de six propositions émanant de toutes les fractions de l'assemblée et tendant à la rupture de l'union avec l'État. Plusieurs demandaient non seulement la proclamation du principe de la séparation, mais son application immédiate. Après une étude approfondie, le Synode déclara que " le principe de l'indépendance réciproque des Églises et de l'État devait être inscrit dans le droit des sociétés modernes" et, il exprima la conviction que " L'Église réformée de France était disposée à accepter avec confiance, en ce qui la concernait, la séparation d'avec l'État quand les pouvoirs publics la jugerait nécessaire pour tous les cultes" . Il y a deux ans, le Synode général officieux, qui groupa les deux tiers des paroisses réformées, se déclarait à son tour, et non moins catégoriquement, pour le principe de la séparation. Aucun des corps ecclésiastiques de l'Église réformée ( consistoires ou conseils presbytéraux) n'a pris, à ma connaissance, une délibération en sens contraire.
    Ce que nous avons toujours demandé, c'est que la loi de séparation s'inspira des principes de liberté et de justice dont la République s'est proclamée la gardienne, et qu'elle se montrât équitable et bienveillante envers les personnes.
    Selon nous, le régime nouveau doit assurer, avant tout, la liberté religieuse la plus complète. Cette liberté, qui comprend la liberté culte aussi bien que la liberté de conscience, n'existe pas en France légalement. L'article 294 du code pénal et le décret du 19 mars 1859, aussi bien que les articles organiques du culte catholique, aujourd'hui encore, s'y opposent. Dans le projet de la commission, si respectueux à d'autres égards de la liberté, il restait encore une trace de ce vieux régime illibéral. Les sommes destinées à former un fonds de réserve pour l'achat, la construction ou la réparation d'immeubles et de meubles ne pouvaient être recueillies qu'après avis du conseil d'État. Cette disposition a disparu du projet Bienvenu Martin et la commission n'a pas songé un instant à en redemander le rétablissement. Le régime de l'autorisation préalable va donc faire place au régime de la déclaration préalable. Ce sera la consécration légale, si souvent demandée, si longtemps attendue, de la liberté religieuse. Avec tous les vrais libéraux, nous applaudissons à cette grand réforme.
    Il y a un autre point qui nous tient à cœur : c'est notre organisation ecclésiastique. Nous ne saurions admettre que la rupture de l'union puisse porter atteinte au régime intérieur de nos Églises. Une loi de séparation qui forcerait une Église à changer sa constitution ne saurait être considérée comme une loi de liberté. Je le dis pour toutes les Églises sans exception.
    Notre organisation ecclésiastique est essentiellement démocratique et parlementaire, je pourrais dire républicaine. C'est l'Église qui se gouverne elle-même au moyen d'assemblées librement élues, dans lesquelles les laïques sont toujours en majorité. Ces assemblées forment une sorte de hiérarchie, ayant à sa base le conseil presbytéral représentant l'Église locale et à son sommet le Synode national représentant l'ensemble des Églises réformées - c'est notre Parlement.
    Ce régime prebytérien-synodal, fondé en 1559 dès l'origine de la Réforme, est l'honneur de nos Églises protestantes. Il sera, le lendemain de la séparation, leur condition d'existence. Comme l'a dit le consistoire de Paris, le budget des cultes étant supprimé, une organisation nationale est seule capable d'assurer l'avenir de nos Églises en établissant entre leurs membres dispersés à travers toute la France les liens , solidarité fraternelle. ce but ne peut être atteint que si la loi autorise l'union générale des associations.
    Cette union générale, la commission l'avait accordée à toutes les Églises dans son article 19. Lorsque M. Combes, par son article 8, la ramena aux limites d'un département, l'émotion parmi les protestants fut considérable. Les plus décidés en faveur de la séparation se déclarèrent résolus à user de toute leur influence pour s'opposer à l'adoption de la loi, trouvant le régime qu'elle instituait pire que le statu quo. Le système  des groupements régionaux, dont il fut un moment question, ne put supporter la critique. Aussi, M. Combes, comprenant que les protestants étaient irréductibles sur ce point, finit-il par accorder à M. Briand la transformation de l'article 8. Le texte nouveau permettait aux protestants comme aux israélites de conserver leur organisation nationale. C'est l'interprétation qui nous en a été donnée par le rapporteur de la commission et par la commission elle-même. Depuis, certaines déclarations de l'ancien président du conseil ont fait supposer qu'il avait pu y avoir dans cette entente, qui paraissait nous être favorable, quelque malentendu. Il n'y a aucun intérêt aujourd'hui à tirer cette affaire au clair.
    Le projet de M. Bienvenu Martin renfermait une combinaison ingénieuse, toute bienveillante pour les différents cultes, mais qui était loin de nous donner satisfaction ; il autorisait la création d'unions, d'associations sans limite territoriale, mais il accordait la capacité juridique qu'aux unions ne dépassant pas dix départements. Nous n'eûmes pas de peine à montrer combien cette disposition était défavorable aux minorités religieuses. Mieux éclairé, le gouvernement comprit qu'il n'y avait d'autre solution à ce difficile problème que la liberté. L'accord définitif qui s'est établi sur cet article capital entre le ministère et la commission présage le vote de la Chambre. Nous nous en réjouissons sincèrement, car le respect de notre organisation traditionnelle et légale et la condition sine qua non de notre adhésion à la loi de séparation. Je l'ai déjà dit, mais je ne cesserai de le répéter. Sans l'union des associations, les Églises protestantes, qui ont en France leur centre et leur tête, ne seraient pas seulement mutilées, elles seraient décapitées.
    Pour les autres dispositions qui intéressent nos Église, je renvoie aux délibérations du conseil central et du consistoire de Paris et aux différentes notes que nous avons remises à la commission et que vous avez publiées en leur temps. Je m'en réfère également aux articles si remarquables et si remarqués que M. R. Allier a fait paraître dans le Siècle. Je cherche les points de quelque importance sur lesquels je ne me trouve pas en plein accord avec lui. PLusieurs des vœux qu'il a exprimé ont été entendus. D'autres le seront encore, je l'espère. Au risque de passer pour un optimiste naïf, j'augure bien que la discussion qui va s'engager à la Chambre. Ce grand parlementaire, qui s'appelle M. Ribot, n'a-t-il pas promis sa collaboration sérieuse et loyale ? D'autres se préparent à donner la leur, dans le même esprit. Le nombre des hommes politiques convaincus que l'heure n'a jamais été plus propice pour faire la séparation dans l'intérêt des Églises comme de l'État grandit chaque jour. Prévost-Paradot écrivait en 1869 : "Il est trop probable que la séparation complète de l'Église et de l'État, après avoir été dédaignée comme une chimère par la plupart de nos hommes politiques, redoutée par l'Église et absolument condamnée par le pouvoir, s'accomplira au milieu d'une tempête." Pour une fois, cet esprit pénétrant pourrait bien avoir été mauvais prophète. Il y a aujourd'hui ,semble-t-il, dans le monde parlementaire un grand désir d'entente, et tout, dès lors, fait espérer que la séparation pourra être votée dans la paix. Malgré des appels inconsidérés à une résistance plus ou moins ouverte, même à la guerre religieuse, il ne faut pas perdre l'espoir qu'elle finira par s'accomplir aussi dans la paix.
    Assurément, je ne me dissimule pas que la loi, qui va être votée par la Chambre, même avec des améliorations que la discussion pourra y apporter, ouvrira pour toutes les Églises une crise des plus graves. Aucune d'elles n'y échappera. Nos Églises protestantes, cela n'est pas douteux, vont au devant de difficultés et de souffrances de plus d'un genre ; il n'est pas au-dessus de nos forces, je le crois, de surmonter les unes ni au-dessus de notre courage de supporter les autres. Ma conviction est que seules les Églises qui voudront vivre vivront. Pourquoi nous en plaindrions-nous ? Cette volonté de vivre, n'est-ce pas, dans l'ordre morale, la loi normale et bienfaisante de la vie ?
    Je le sais, parmi les partisans les plus passionnés et les plus bruyants - les plus compromettants aussi - de la séparation, il y en a qui la veulent surtout parce qu'ils la considèrent comme fatale aux Églises. "Le christianisme, disent-ils, dans notre siècle de science et de démocratie, ne subsiste que parce qu'il s'appuie sur l'État. Par lui-même il serait incapable de se maintenir. Les croyants ne croient pas assez pour entretenir leur culte. La séparation, ce sera la fin de toutes les religions." Pour moi, ce langage me convertirait à la séparation, si je n'en était pas depuis longtemps partisan. Je la voudrais, ne fût-ce que par point d'honneur. Je ne puis pas laisser croire que, le jour où mon église n'aura plus l'appui de l'État, s'écroulera. Il me tarde de l'en voir privée! On saura bien alors qu'elle n'a besoin pour vivre que de la foi et de l'amour de ses enfants. On saura que ce vieux christianisme dont on sonne les funérailles n'a pas dit son dernier mot ...
    Pourquoi ne verrait-on pas les défenseurs de la religion se rencontrer avec ses adversaires pour instituer d'un commun accord ce régime nouveau, le régime de la liberté, qui permettra aux principes en lutte de montrer, sans autre appui qu'eux-même, ce qu'ils sont et ce qu'ils peuvent ?
    C'est alors que le vote de la séparation marquerait vraiment une grand date dans l'histoire.

                        E. Lacheret



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