"Archives Israélites"
Jeudi 13 avril 1905
Autour de la Question du jour
    Cette question de la séparation des Églises et de l'État à laquelle la Chambre s'est attelée avec un entrain et une persévérance qu'on n'aurait pas attendu de sa part, et qu'elle parait vouloir résoudre, touche aux matières les plus élevées d'ordre politique, social et philosophique. Aussi la discussion générale qui s'est ouverte devant le parlement et qui a fait défiler à la tribune tant d'orateurs de talent varié, a-t-elle été une succession de dissertations embrassant les plus graves sujets du domaine de la spéculation politique et sociale,  que ce problème suscite. C'est tout un monde d'idées que cette réforme a le don de faire jaillir, car intéressant à la fois l'État, la religion et les mœurs, elle est destinée à exercer une influence considérable sur les destinées du pays.
    Bien qu'on affecte de dire, dans certains milieux, en prenant volontiers ses désirs pour des réalités, que la religion est en train de disparaître et que les cloches des Églises sonneront bientôt son glas, il n'en reste pas moins que l'attention vive et soutenue accordée à ce débat, l'ampleur qu'il a prise, les passions diverses qu'il met en contact et en conflit sont un démenti éclatant à cette affirmation. Si la religion était la chose morte ou mourante que l'on dit, on ne verrait pas ses adversaires les plus qualifiés faire une pareille dépense de raisonnement et de dialectique dans une discussion qui doit décider quelque peu de son avenir en France.
    Mais laissant de côté ces considérations générales sur l'importance exceptionnelle des délibérations actuelles de la Chambre, nous ne voulons seulement retenir que cette impression qui se dégage de tous les discours qui ont été prononcés pour ou contre le projet, c'est que seule l'Église catholique est sur la sellette, et fait seule les frais de ces débats.
    Toute cette éloquence parlementaire qui, avec des orateurs comme MM. Deschanel, Barthou, Ribot et D. Cochin, s'élève si haut, pivote sur le rôle politique joué par le catholicisme et sur la nécessité de se défendre contre ses empiétements. Les uns pensent que la séparation lui enlèvera le caractère de puissance dans l'État que des traditions séculaires lui ont attribué et le prestige officiel dont le Concordat lui a assuré la possession, les autres opinent que la liberté qu'on va lui octroyer, même avec les restrictions édictées par le projet, loin d'affaiblir sa puissance qu'on redoute, l'accroîtra et la rendra, à un certain moment, menaçante pour le pouvoir séculier, c'est à dire pour la République.
    La religion protestante, la religion Juive ne figurent dans ce drame qui se joue au Palais Bourbon que dans des rôles de comparses. Ni les Églises protestantes ni la Synagogue n'ont jamais, au cours de ces cent dernières années, fourni la moindre matière à ces querelles que l'Église n'a cessé de susciter. Jamais elles n'ont entrepris sur le domaine des pouvoirs publics et jamais l'État n'a eu à se défendre contre ses empiétements.
    Et ce n'est pas un paradoxe que de soutenir que si la République ne se trouvait en présence que de ces deux confessions, le conflit que la séparation a pour objet de faire cesser, ne se serait pas produit.
    Les minorités religieuses, peut-être parce qu'elles sont minoritaires, peut-être encore plus parce qu'elles n'ont jamais possédé les privilèges dont l'Église a si longtemps joui et sans doute quelque peu abusé, ont toujours fait bon ménage avec les gouvernements qui se sont succédé en France depuis un siècle. Et quand nous entendons les réactionnaires cléricaux et antisémites arguer que la République est le gouvernement des protestants et des Juifs parce qu'elle vit en bons termes avec eux, nous pouvons leur opposer les régimes comme la Restauration et l'Empire qui n'ont pas eu d'avantage à se plaindre des cultes de minorités sans qu'on puisse, en vérité, dire que ces régimes aient été inféodés au Temple ou à la Synagogue.
    D'ailleurs, Gambetta, dans son fameux discours de Romans que le moniteur de l'antisémitisme rappelait l'autre jour, reconnaissait formellement que la Séparation n'était rendue nécessaire que par les prétentions politiques de l'Église et que s'il n'y avait que les protestants et le Juifs, cette mesure ne s'imposerait en aucune façon.
    En réalité, la Chambre est en train de légiférer pour cantonner le catholicisme dans l'Église et l'empêcher, à la faveur des liens qui l'unissent à l'État, d'envahir le domaine politique.
    Mais le sort des autres confessions, rivé à celui de l'Église, se trouve également en jeu et nolens volens, protestantisme et judaïsme doivent subir sa destinée. Et la discussion des articles du projet, péniblement mis sur pied par le gouvernement, se ressent de cette variété d'attelage du char religieux, sans compter que l'organisation différente des cultes protestant et israélite et de l'Église, rend très ardue l'élaboration d'un système unique de réglementation. Et c'est cette unification de méthode, appliquée à des organismes divers, cette homogénéité recherchée de régimes hétérogènes, qui fait tant suer les parlementaires en mal de législation. Car ce qui convient, comme les associations cultuelles, aux protestants et aux israélites, ne sauraient aller à l'Église. D'un autre côté, le maintien d'un organe central qui apparaît comme une nécessité pour les cultes minoritaires, se révèle comme un danger si on l'accorde au catholicisme.
    Ce sont ces intérêts contradictoires qu'il s'agit de concilier dans un texte unique de loi réglementant la situation nouvelle des Églises.
    Il résulte de cette nécessité de légiférer d'un coup sur les destinées ultérieures des trois Églises si différentes de nature et d'organisation, que les unes auront beaucoup à souffrir à cause des autres.
    La logique, à défaut de la symétrie poursuivie, n'aurait-elle pas voulu que la séparation étant prononcée entre l'État et les cultes sans distinction, on fixât le régime de chacun par une loi appropriée à la condition particulière de son régime intérieur et en tenant compte de l'organisation sui generis de son système cultuel.
    Au lieu de cela, on va aboutir à quelque chose de bâtard qui mécontentera et gênera singulièrement dans leur développement intérieur les trois cultes et ouvrira la porte à toutes sortes de conflits, soulèvera de légitimes protestations, voire des colères, et sous le prétexte de réduire l'Église à l'impuissance politique, rendra l'exercice des cultes protestant et israélite singulièrement malaisé, précaire et indisposera leurs fidèles les plus attachés aux principes démocratiques contre le régime républicain.
    Mais il y a plus. Le rapporteur, M. Briand, avec la franchise qui l'honore, a fait entendre que si l'Église abusait de la liberté que lui octroie la loi en discussion pour mettre en péril les institutions de la République, celle-ci n'hésiterait pas à prendre vis-à-vis de la rebelle les mesures réclamées pour la protection de la société civile.
    Cette perspective peu riante que nous ouvre M. Briand sur un domaine qui n'est pas celui de l'utopie, est de nature à inquiéter les cultes dissidents qui n'ont rien à se reprocher au point de vue politique et qui, enchaînés par la loi à la fortune de l'Église catholique devront en subir toutes les vicissitudes !
    Eh ! bien ! est-il équitable que sous prétexte une vaine égalité, ces cultes respectueux des pouvoirs établis, se renfermant strictement dans leurs devoirs confessionnels, soient condamnés à subir tous les remous de la tempête que l'Église par ses bravades possibles soulèvera au sein du pays et à supporter toutes les conséquences des représailles que la République croira devoir exercer !
    Une fois le principe de la séparation admis, voté, la justice voudrait que le nouveau régime à appliquer, au lieu d'englober dans une réglementation uniforme des églises d'une organisation et de tempérament si variés, adoptât à l'égard de chacune les dispositions appropriées à sa constitution et à sa nature ! La symétrie y perdait peut-être, mais l'équité, à défaut de l'identité, y aurait sa part mérité.
                                            H. Prague
DÉBATS PARLEMENTAIRES
LA SÉPARATION A LA CHAMBRE
    La séance du 4 avril a été remplie en majeure partie par un discours de M. Reveillaud, très étoffé, bourré de citations intéressantes tendant à démontrer les bienfaits de la Séparation.
    L'honorable député, protestant convaincu, quoique républicain avoué, a affirmé que la majorité de ses coreligionnaires était favorable à la réforme. Cette assertion a été contestée par son collègue M. G. Berger, député de Paris.
    Puis est venu un discours de M. Bienvenu-Martin, ministre de l'instruction publique et des Cultes qui s'est appliqué à établir que le projet apporté par le Gouvernement, si la Chambre le vote, ne déchaînera pas, comme on l'a prétendu; la guerre religieuse dans le pays. Ce projet, au dire du ministre, concilie parfaitement les droits des confessions avec les devoirs de l'État.
    Il fait cesser l'intervention continuelle de l'État dans l'organisation intérieure et l'administration des Églises.
    M. Maurice Collin, député d'Alger, ne pense pas que la Séparation comporte tous les bienfaits, tant au point de vue civil qu'au point de vue religieux, qu'a complaisamment énumérés M. le ministre des Cultes, mais il souhaiterait qu'un régime transitoire le préparât, car les fidèles ont perdu l'habitude depuis un siècle de supporter les frais de leur culte. Il faut, à son avis, leur donner le temps de se faire à l'idée des charges qu'ils auront à subir par suite de la Séparation..
    Il émet d'intéressantes considérations sur les différents points du projet soumis à la Chambre.
    Au sujet des associations cultuelles et de la dévolution des biens religieux qui leur sera faite, il présente l'observation suivante :
    Si cette solution peut être acceptée sans réserve en ce qui concerne les cultes protestants et le culte israélite, il est difficile de l'approuver d'une façon complète en ce qui concerne le culte catholique.
    En effet, si, pour les cultes protestant et israélite elle parait irréprochable, c'est que les représentants légaux des établissements publics de ces cultes, les conseils presbytéraux et les Consistoires sont chargés non seulement des intérêts temporels des cultes protestants et israélites, mais représentent, en outre, dans la mesure la plus large et la plus complète les fidèles de ces cultes. Librement choisis par les fidèles, il les représentent au point de vue de leurs intérêts spirituels comme au point de vue de leurs intérêts temporels.
    M. Collin est, en outre, partisan de la concession gratuite et illimitées des édifices consacrés aux cultes, églises, temples et synagogues. Le systèmes de location temporaire proposé par la Commission lui paraît devoir devenir une source périodique d'agitation.
    En un mot et pour conclure, M. Collin souhaite que la séparation soit faite de telle sorte que les fidèles de bonne foi de tous les cultes puissent l'accepter.
    Dans la séance du 6 avril, le rapporteur, M. Briand, a répondu aux observations présentées sur le projet par les différents orateurs et s'est efforcé de le défendre contre les accusations d'oppression dont il a été l'objet.
    A citer ce passage où il s'explique sur le régime commun appliqué, nonobstant leur constitution diverses, aux trois cultes :
    Nous n'avons pas admis qu'à l'heure où l'État se sépare de l'Église, il lui trace des règles allant à l'encontre de sa constitution ou de nature à l'empêcher de la modifier à son gré. Nous avons assuré le large droit de fédération, même nationale aux trois Églises. L'Église israélite, l'Église protestante sont, vous le savez, de formation nationale ; leurs fidèles, en nombre infime, sont répartis sur toute l'étendue du territoire. Interdire à ces Églises le large droit de fédération, c'est les vouer à la mort. Vous le   leur accordez.
    Mais alors, auriez-vous fait une exception en faveur de ces deux Église ? C'eût été déplorable; du reste l'Église catholique a déjà la constitution diocésaine. De deux choses l'une : ou vous lui permettez de la garder, ou vous la lui supprimerez. Si vous lui supprimez, vous vous exposez à tous les reproches, à mes yeux, les plus justifiés; vous violez une liberté essentielle primordiale. Vous n'en avez pas le droit (Applaudissements à gauche.)
    Dans la séance du 8 avril, la Chambre, à une forte majorité, a voté l'urgence, ce qui évite une seconde délibération et a décidé de passer à la discussion des article.
LA PÉTITION DES JUIFS RUSSES
    L'Européen publie le texte suivant de la traduction d'une pétition qui circule en ce moment dans les communautés juives de Russie et qui est déjà recouverte de plusieurs milliers de signatures.
    On remarquera le ton de fière dignité, de mâle assurance de ce document. C'est une population qui revendique ses droits et non qui sollicite une faveur. C'est un langage tout à fait nouveau dans les fastes juifs, surtout en Russie, que fait entendre cette pétition. Nos ancêtres, à la barre de l'Assemblée Nationale, se montraient plus humbles :
    Au moment où en Russie tant de questions vitales réclament impérieusement leur solution, la question juive vient aussi pour la première fois depuis de longues années à l'ordre du jour des travaux législatifs. Il est vrai que la question juive ne fut jamais reléguée dans le domaine de l'oubli et parfois même mise en première ligne : il en résultait pour les israélites une recrudescence d'oppression, des tracasseries administratives et des restrictions de droits. On se servait des Juifs comme d'un paratonnerre contre les passions du peuple, on détournait contre eux le courant du mécontentement populaire, résultant du désarroi général. On interdisait aux Israélites l'accès des écoles, on les écartait des fonctions d'État et des services publics, on limitait leurs droits quant au choix des professions et à la résidence ; l'immensité des masses juives fut enfermée dans des villes et bourgs surpeuplés de la zone de résidence, et y succombait à la famine et aux maladies. Ce qui serait considéré comme une violation des droits personnels ou patrimoniaux, s'il s'agissait de non-juifs, a été pour nous la règle normale.
    Donc, sur le terrain économique, la masse juive fut réduite à la misère, et l'existence des classes privilégiées rendue très précaires : au point de vue moral, les Israélites subissaient tous les opprobres ; on essayait de les ravaler au rang des parias par un régime de passe-droits et de les rabaisser sous le poids de la misère. Le juif ne peut respirer librement même un instant, son cœur est ulcéré par la haine et la souffrance. Il ne vit plus, il végète.
    Et voilà que maintenant on se propose de réviser l'arbitraire réglementé qui pèse sur nous et de le modifier dans certaines limites.
    Nous ne pouvons pas préjuger des résultats de cette révision, mais nous ne pouvons pas compter sur la satisfaction de nos revendications sans que le régime actuel change. Toutefois, au moment où toutes les revendications publiques s'expriment hautement, nous croyons de notre devoir de dire sans ambages ce que nous pensons de notre situation, et de formuler nos vœux et nos revendications.
    Nous déclarons que nous considérons comme infructueuse toute tentative faite pour donner satisfaction à la population juive de Russie par des améliorations partielles. Nous réclamons l'égalité des droits. Et nous la réclamons, non parce que les Juifs devenus égaux en droit avec les autres peuples de la Russie seraient plus utiles au pays, ou qu'ils contribueraient au bien-être de qui que ce soit ; non pas, non plus, parce que nos frères versent leur sang sur les champs de la Mandchourie, comme ils l'ont versé dans les guerres précédentes, ou que nous pouvons fournir les preuves historiques de notre séjour plusieurs fois séculaire sur les territoires faisant partie actuellement de l'Empire russe. Nous réclamons l'égalité des droits et des traitements, comme des hommes, en qui, malgré toutes les avanies, survit le sentiment de la dignité humaine, comme des citoyens conscients d'une Société moderne.
    Nous exigeons l'abolition des lois d'exception qui pèsent sur nous au nom de la dignité humaine, au nom de la civilisation. Et nous déclarons que nous considérons comme stérile, toute politique qui se proposerait l'abolition graduelle des lois restrictives. Nous ne reconnaissons pas un droit de prescription à la persécution : c'est pourquoi nous pensons qu'une longue période de persécutions n'autorise pas une libération graduelle.
    Ce que nous désirons ne représente pas un ensemble d'immunités et ne saurait être débité par portions. Il ne s'agit pas de l'allégement de notre existence, un allégement qui serait plus ou moins sensible, mais bien de l'égalité, et l'égalité n'est pas susceptible d'être divisée. Nous attendons les mêmes droits que le peuple russe et tous les autres peuples habitant ce pays, et alors nous organiserons notre existence en travaillant de toutes nos forces au bien du pays et de l'humanité.
    Et nous attendons l'égalité de droits, non comme une aumône ou un acte de générosité, pas même comme un acte de bonne politique, mais comme un acte de justice et une réparation d'honneur.

(Six mois plus tard, le Tsar octroyait une Constitution ; mais est-ce cela qui sera  la signal, à Odessa, à Kiev et dans une vingtaine d'autres localités, de pogromes ....)


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