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Proposition de loi
ayant pour objet la liberté des cultes
et la séparation des Églises et de l'État
déposée le 29 juin 1903
Par MM. Georges Grosjean et Georges Bertoulat
Exposé des motifs
Messieurs, depuis des siècles
l'État tend à séculariser la société
: la justice est devenue laïque ; le privilège de juridiction
a disparu pour les clercs ; le droit canonique a cédé la
place au droit civil. Trouble et confuse dans le principe, l'idée
de la séparation des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel,
se dégage et se précise peu à peu. Louis IX, ce roi
sanctifié par l'Église, le conçoit déjà
avec netteté quand il résiste à l'esprit d'envahissement
des évêques de son temps. Au quatorzième siècle
on la trouve formulée, avec une élévation et une fermeté
qui n'ont pas été dépassées depuis, dans un
document écrit au Louvre, inspiré par Charles V, peut-être
dicté par lui : "Quelle merveille : deux choses sont par lesquelles
le monde est gouverné, par le prêtre et par le roy ... Le
prêtre prie Dieu pour le peuple ; le roy commande au peuple. Au prêtre
appartient ouyr les confessions, au roy despecher les punitions. Le prêtre
lie et absoult les âmes ; le roy pour péché tue hommes
et femmes. Et ce faisant chacun d'eux accomplit la loi divine, et de Dieu
le commandement. Car, comme il est écrit, Dieu a donné le
ciel des cieulx, c'est à dire les choses spirituelles aux ministres
de Dieu, mais il a laissé la terre aux seigneurs séculiers."
(Le songe du Vergier. Cet ouvrage était composé
"à l'honneur et à la louange de notre seigneur
Jésus-Christ et de sa très digne mère et de toute
la cour célestielle du Paradis")
Les ministres de Dieu et les seigneurs
séculiers ne comprirent pas toujours la sagesse d'une conduite aussi
respectueuse des droits de chacun. Tour à tour l'un et l'autre empiétèrent
sur leurs domaines réciproques. L'idée grandir cependant
; L'État acquiert un à un l'usage de ses droits. Vienne la
Révolution, et malgré cette défaillance de la constitution
civile du clergé, humiliante pour la grade assemblée qui
la promulgua, la société civile aura conquis son indépendance
presque tout entière. Poursuivie pendant tout le cours du siècle,
au milieu de vicissitudes diverses, cette conquête sera bientôt
complète. Achevée, elle sera pour tous un bienfait.
De plus en plus, la conception des
Églises libres dans l'État libre est nettement conçue.
La confusion des deux pouvoirs ne se reverra pas. La thèse de la
séparation a donné matière à des discours admirables
et à des livres excellents. Je ne la reprendrai pas. Lamartine,
Tocqueville, Prévost-Paradol, Jules Simon, Mgr Parisis, qui fut
un grand évêque, et d'autres aussi considérables se
sont prononcés en sa faveur. Il n'y a rien à ajouter aux
arguments. L'esprit est convaincu. Mais nos habitudes et nos moeurs sont-elles
prêtes pour ce grand acte d'affranchissement réciproque ?
celui-ci a-t-il été assez préparé ? L'heure
est-elle bien choisie pour le réaliser définitivement et
complètement ?
La séparation des Églises
et de l'État, terme nécessaire d'une évolution commencée
depuis plusieurs siècles, écrivais-je dans une étude
sur La Question religieuse publiée, il y a onze ans,
en 1892, ne saurait être une mesure de violence ou même de
une représaille légitime. décidée par la passion
antireligieuse elle n'assurerait l'indépendance ni à l'Église
ni à l'État. Résultats d'un moment de colère,
la suppression du budget des cultes et l'abrogation du Concordat entraîneraient
les difficultés et les dangers les plus graves. Et bientôt
le Parlement serait obligé d'édicter des lois de police contre
les prêtres plus que jamais agités. Lois impuissantes, d'ailleurs,
car pour l'honneur de l'humanité, il y aurait toujours des hommes
prêts à se laisser emprisonner et à mourir pour une
idée ou pour une foi.
La séparation des Églises
et de l'État doit être prononcé de sang-froid, en pleine
paix religieuse, du consentement unanime de la nation.
Ces conditions ne sont pas celles
de l'heure présente, si agitée et troublée. On peut
me demander dès lors pourquoi, à mon tour, je crois devoir
proposer une loi dont l'adoption me paraît prématurée
et périlleuse. A cette question s'oppose une réponse très
simple. Le texte que j'ai rédigé a, dans ma pensée,
le caractère d'un contre-projet aux propositions dont le parlement
a été saisi par MM. Clemenceau et
Boissy d'Anglas, au Sénat, Francis de
Pressensé
, Ernest Roche , Hubbard
et Flourens à la Chambre. Favorable
au principe d'un acte législatif dont la prudence politique me fait
seule écarter l'immédiate résolution, je considère
utile et loyal de marquer comment j'en conçoit l'application ; car,
non seulement les circonstances dont je tiens compte ne sont pas permanentes,
mais la Chambre peut, encore que la majorité de ses membres n'y
paraisse pas disposée, vouloir passer outre.
Vous penserez peut-être aussi
à vous demander si la négociation avec le Saint-Siège
d'un Concordat plus conforme aux principes constitutionnels qui régissent
la République et où il serait stipulé un nouveau régime
des cultes, ne serait pas une heureuse solution du problème que
nos honorables collègues MM. de Pressensé, Ernest Roche,
Hubbard et Flourens vous invitent à résoudre par un acte
unilatéral. En ce cas les articles ci-dessous offrent à la
discussion diplomatique, aussi bien qu'au débat parlementaire, les
bases d'un accord raisonnable.
La proposition de loi qui suit, garantit
efficacement la liberté la liberté de conscience par la liberté
des cultes, s'il est vrai, ainsi que le pensait et l'exprimait éloquemment
Eugène Pelletan que la première sans la seconde "n'est autre
chose qu'une hypocrisie de libéralisme qui refuse en réalité
ce qu'il a l'air d'accorder" ( Vinet a excellemment dit que "la liberté
de former et de suivre sa conviction s'appelle dans son principe, liberté
de conscience et, dans ses effets, liberté des cultes" Essai
de philosophie morale. p. 161). Cette "hypocrisie" subsiste dans
nos lois. Il convient de l'en faire disparaître par l'abrogation
de l'article 294 du code pénal. Ainsi sera satisfait ce voeu de
M. Edmond de Pressensé en 1873, que tous les cultes aient le droit
d'ouvrir des églises et des temples sans dépendre du bon
plaisir de l'administration.
De la loi du 1er juillet 1901 relative
au contrat d'association, nous avons fait la charte du régime de
la liberté que doit inaugurer le régime de la séparation
des Églises et de l'État.
L'intérêt et le souci
de l'ordre public nous imposait de maintenir tout à la fois les
dispositions du code pénal qui prévoient et punissent les
entraves au libre exercice des cultes et celles qui répriment les
abus des ministres des diverses religions ; nous en avons toutefois abaissé
les peines. M. Clemenceau a fort bien vu que "la liberté des cultes
ne peut s'accommoder de voir soumettre les rassemblements dans l'église
aux règles ordinaires des réunions publiques "(Georges Clemenceau
: Séparation et liberté ; Grande Revue, 1er
juin 1903). Pouvions nous d'autre part négliger la qualité
des ministres des cultes, à qui nulle autorité temporelle
n'est départie, mais dont l'influence et l'autorité en chaire
ne saurait être étrangère à la tranquillité
sociale ? Nous ne l'avons pas pensé.
PROPOSITION DE LOI
Titre Ier
GÉNÉRALITÉS
Art. 1er
La liberté de conscience et de
croyance et le libre exercice des cultes sont garantis à tous les
citoyens français, sous la seule restriction ci-après relatives
à la police des cultes.
L'article 294 du code pénal,
les décrets du 22 décembre 1812 et 19 mars 1859 sont abrogés.
Art. 2
Nul ne peut être empêché
d'exercer le culte qui est le sien. Nul ne peut être contraint à
participer à un culte quelconque.
Titre II
DÉNONCIATION DU CONCORDAT
Art. 3
A l'expiration de l'année qui suivra
la promulgation de la présente loi, la convention passée
à paris le 26 messidor an IX entre le pape Pie VII et le Gouvernement
français est dénoncé.
Les lois du 18 germinal an X sont
abrogées.
Art. 4
Sont également abrogées,
décrets, arrêtés, ordonnances et règlements
qui ont leur principe dans le Concordat ou qui dérivent de l'idée
d'un culte reconnu ou de la qualité de fonctionnaire attaché
au caractère de ministre des cultes. Ceux-ci sont des citoyens à
qui est accordé la protection du droit commun, sans aucun privilège,
dispense, immunité quelconque et sans que leur profession ecclésiastique
entraîne aucune incompatibilité ou inéligibilité.
Art. 5
Les édifices religieux ou ecclésiastiques
sont soumis à la loi commune de l'impôt.
Art. 6
En conséquence des abrogations
de textes qui précèdent et à partir de l'expiration
de l'année qui suivra la promulgation de la loi, la République
ne reconnaît aucun culte et ne rétribue les ministres d'aucune
religion.
Titre III
LES ASSOCIATIONS POUR L'EXERCICE
DU CULTE
Art. 8
Les associations constituées en
vue de subvenir aux frais et à l'entretien du culte sont formées
conformément aux prescriptions de la loi du 1er juillet 1901.
Art. 9
Les associations déclarées
conformément à l'article 5 de ladite loi pourront, sans aucune
autorisation spéciale, ester en justice, acquérir à
titre onéreux, posséder et administrer : 1° les cotisations
de leurs membres ou les sommes au moyen desquelles les cotisations ont
été redimées, ces sommes ne pouvant être supérieures
à 500 fr., sauf les subventions de l'État, des départements
et des communes qui pourront excéder ce chiffre ; 2° le local
destiné à l'administration de l'association, à la
réunion de ses membres et aux exercices du culte ; 3° les immeubles
nécessaire à cet exercice, à l'enseignement religieux
et au logement des ministres du culte ; 4° le produit des quêtes
et collectes pour les frais et dépenses du culte ; 5° les taxes
de la location des chaises et le casuel ecclésiastique.
Art. 10
Dans le cas ou une ou plusieurs de ces
associations seraient reconnues d'utilité publique, elles seraient
soumises aux dispositions du titre II de la loi du 1er juillet 1901.
Art. 11
Les biens immeubles appartenant à
ces associations sont tenus au payement de l'impôt de main-morte.
Art. 12
Les associations déclarées
pour la célébration d'un culte quelconque pourront se former,
conformément à l'article 7 du décret
du 16 août 1901, en union d'associations.
Titre IV
DES ÉDIFICES DU CULTE
Art. 13
L'État et les communes restent
propriétaires des cathédrales, archevêchés,
évêchés, bâtiment des séminaires diocésains,
églises paroissiales, temples et presbytères. Toutefois les
conseils de fabrique actuellement existants pourront faire la preuve contre
l'État et les communes, suivant le cas, que ces édifices
ont été construits depuis le Concordat, avec les fonds provenant
de collectes, quêtes et libéralités des particuliers,
sans subvention de l'État ni des communes. En ce cas, la propriété
des édifices sera dévolue à l'association déclarée
ou reconnue d'utilité publique, diocésaine ou paroissiale
dont il est ci-dessus parlé.
Cette dévolution ne donnera
lieu à la perception d'aucun droit au profit du Trésor.
En cas de difficulté, les tribunaux
civils seront seuls compétents.
Art. 14
L'État, les départements
et les communes devront mettre gratuitement à la disposition des
associations formées pour la célébration du culte
les édifices dont jouissent actuellement les établissements
publics du culte.
Les difficultés ou conflits
entre plusieurs associations déclarées pour le même
culte dans une même paroisse ou un même diocèse seront
tranchées par une commission mixte composée de l'évêque,
ou du président du consistoire, ou du rabbin, du préfet et
de trois membres du conseil général désignés
par cette assemblée.
Art. 15
Ceux des édifices ci-dessus désignés
qui ont été ou qui seront rangés dans la catégorie
des monuments historiques seront soumis aux dispositions législatives
spéciales en la matière.
Titre V
POLICE DES CULTES
Art. 16
L'ouverture des églises, temples,
chapelles, oratoires, synagogues, destinés à l'exercice des
cultes, ainsi que que les réunions ayant pour objet la célébration
d'un culte, sont dispensés de toute formalité, hormis d'une
simple déclaration faite à la municipalité.
La déclaration devra être
remise vingt-quatre heures avant la première réunion.
Elle devra être faite t signée
par deux citoyens habitant la commune et contiendra l'indication du local,
des jours et heures et de l'objet général des réunions.
Il en sera donné immédiatement
récépissé. En cas de refus du maire, il sera procédé
conformément à l'article 2 de la loi du 30 juin 1881.
Art. 17
Toute infraction à la disposition
précédente sera punie selon le droit commun en matière
de réunion publique.
Art. 18
Les ministres des cultes seront majeurs
et citoyens français. Ils ne pourront appartenir à une congrégation
religieuse non autorisée.
Art. 19
Il n'est pas dérogé aux
dispositions des articles des articles 260-264 du code pénal, sauf
l'article 263 ainsi modifié :
Quiconque aura frappé le ministre
d'un culte dans l'exercice de son ministère sera puni d'une amende
de 300 à 1 500 fr. et d'un emprisonnement d'un mois à un
an.
Art. 20
Sont abrogés les articles 201,
202, 203, 204, 205, 206, 207, 208 du code pénal et remplacés
par les dispositions énoncées aux articles 21, 22 et 23 de
la présente loi.
Art. 21
Les ministres du culte qui prononceront,
dans l'exercice de leur ministère, et en assemblée publique,
un discours contenant la critique ou censure du Gouvernement, d'une loi
ou de tout autre acte légal de l'autorité publique, seront
punis d'une amende de 500 à 3 000 fr.
Art. 21
Si le discours contient une provocation
directe à la désobéissance aux lois ou autres actes
légaux de l'autorité publique ou s'il tend à soulever
ou armer une partie des citoyens les uns contre les autres, le ministre
du culte qui l'aura prononcé sera puni d'un emprisonnement de six
mois à deux ans, si la provocation n'a été suivie
d'aucun effet ; et d'un emprisonnement de deux à cinq ans si elle
a donné lieu à la désobéissance, autre toutefois
que celle qui aura dégénéré en sédition
ou révolte.
Art. 22
Lorsque la provocation aura été
suivie d'une sédition ou révolte dont la nature donnera lien
contre un ou plusieurs coupables à une peine plus grave que celles
prévue au second paragraphe de l'article précédent,
cette peine, quelle qu'elle soit, sera appliquée au ministre coupable
de la provocation.
Art. 23
Tout ministre du culte qui lirait ou ferait
lire, dans l'exercice de son ministère, en assemblée publique,
un écrit émanant d'une autorité étrangère
et censurant et critiquant les actes légaux du Gouvernement, sera
puni d'une amende de 1 000 à 5 000 fr. et d'un emprisonnement de
quinze jours à trois mois ou de l'une de ses deux peines seulement.
Si cet écrit provoque la désobéissance aux lois et
tend à soulever et armer une partie des citoyens contre les autres,
tout ministre qui lira ou le fera lire dans les mêmes conditions
sera puni de la détention, si la provocation n'est suivi d'aucun
effet ; du bannissement pour cinq ans si elle est suivie d'un effet autre
que la sédition ou la révolte, et au cas de sédition
ou révolte, de la peine la plus forte dont seraient punis un ou
plusieurs coupables.
Art. 24
L'article 463 du code pénal est
applicable aux délits prévus et punis dans la présente
loi.
Art. 25
Les cérémonies ou manifestations
extérieures doivent être expressément autorisées
par l'autorité municipale.
Les sonneries de cloche sont réglées
à Paris par un arrêté du préfet de police et
dans toutes les autres communes par arrêtés municipaux.
Art. 26
L'autorité municipale a la garde,
la police et l'entretien des cimetières. Chaque concessionnaire
peut, en se conformant aux règlements de police intérieur,
faire consacrer les tombes qui lui appartiennent ou ériger sur lesdites
tombes tous emblèmes religieux, et bâtir une chapelle pourvu
que celle-ci ait un caractère privé.
Titre VI
DISPOSITIONS TRANSITOIRES
Art. 27
Les dispositions qui précèdent
ne seront mises à exécution qu'à l'expiration de l'année
qui suivra la promulgation de la présente loi.
Art. 28
Les ministres des cultes actuellement
reconnus, qui ont dix années de ministère, jouiront, leur
vie durant, du traitement qui leur était servi d'après les
lois concordataires et la loi du budget, s'ils continuent leur ministère
ecclésiastique.
Les traitements seront payés
par trimestre. Ils seront incessibles et insaisissables.
Art. 29
Les comptes des fabriques et consistoires
seront arrêtés et clos au jour de la mise à exécution
de la présente loi.
Art. 30
Les bien mobiliers et immobiliers appartenant
aux menses épiscopales, aux fabriques, consistoires et conseils
presbytéraux, seront dans un délai d'un an, à compter
de la mise exécution de la présente loi, attribués
à une association ou réparties entre plusieurs associations
déclarés pour la célébration du culte par les
établissements ecclésiastiques précités.
Art. 31
Un règlement d'administration publique
déterminera les conditions d'application de la présente loi.