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12 avril 1905

suite de la discussion du projet et des propositions de loi
concernant la séparation des Églises et de l'État.
(12° journée ; réduite et annotée)

    * Dépôt par M. Camuzet d'un rapport fait au nom de la commission des douanes sur la proposition de loi de M. Georges Cochery sur les droits de douanes concernant le safran.

M. Paul Lerolle : ...
    On a opposé à l'ancien état des choses la nouvelle constitution de l'État démocratique moderne : on a dit que cet État ne pouvait plus connaître des choses religieuses, qu'étranger au domaine privé il ne pouvait avoir d'ingérence et d'autorité que dans le domaine public.
    Je constate, comme vous tous, le fait démocratique. L'État c'est nous, parce que nous avons tous une parcelle de la souveraineté nationale, et l'État nous représentant tous, résumant en lui-même toutes les divergences d'opinion qui existent entre nous, ne peut avoir de doctrine philosophique ni religieuse.
    J'accepte le fait, je n'accepte pas les conséquences que vous en tirez. Car du fait démocratique il ne suit pas pour moi que l'État doive être absolument et nécessairement indifférent aux choses de la religion ; ceci me paraît être hors  du devoir de l'État et hors des possibilités pratiques.
    La foi religieuse,..., n'est pas, dans notre pays, la chose morte dont on veut parler. Elle y est bien vivante. Si la religion est morte en France, pourquoi cet acharnement à la tuer ? (Applaudissements à droite.) Je vous l'ai montrée au contraire vivante dans nos habitudes traditionnelles, vivante dans tant d'âmes où elle n'est qu'endormie, vivante dans les préoccupations de tant d'esprits dévorés actuellement du besoin de croire, vivante dans toutes ces œuvres admirables, que vous ne pouvez nier puisque chaque jour on les combat et chaque jour on les limite (Nouveaux applaudissements à droite) ...
...
    La religion, en effet, a cette puissance de suppléer aux insuffisances de la loi dans beaucoup de consciences. La loi ne peut pas tout prévoir, tout ordonner ; elle n'embrasse pas tous les actes de l'homme ; la religion les embrasse tous et, quand la loi est forcément muette, la religion incline la volonté au devoir vers ce qui est le juste et le bien. C'est une force qu'aucun État n'a le droit de méconnaître ni de dédaigner. (Très bien ! très bien ! à droite )
    Pourquoi, alors, l'État qui, sans avoir de doctrine philosophique, sans avoir de formule artistique personnelle, répand partout l'enseignement et entretient des écoles d'art dans notre pays, pourquoi l'État veut-il ignorer seulement ce grand mouvement des âmes ? Pourquoi l'État, qui comprend son droit et son devoir d'intervention dans les questions sociales et économiques, ...,  ne veut-il pas connaître les intérêts moraux et religieux du pays ? ..., Pourquoi l'État ferait-il aux âmes croyantes cette injure de leur dire qu'ayant le souci de tout ce qui est humain il veut ignorer ce qui leur paraît, à elles, l'intérêt supérieur de leur vie ? (Très bien ! très bien ! )
    Je crois que cela n'est dans le droit d'aucun État, surtout démocratique. D'ailleurs, cette prétendue indifférence des choses religieuses, cette ignorance absolue, qu'on voudrait ériger en principe, en réalité est-elle possible ?
...
Vous dites que la religion sera exclusivement du domaine privé. C'est méconnaître à la fois la nature de l'homme et l'essence de la religion. La religion n'a pas seulement sa source dans le cœur de l'homme individuel, elle répond aux besoins de l'homme tout entier, tel qu'il est constitué par la nature, de l'homme individuel, de l'homme familial, de l'homme social. Lorsqu'une pensée profonde de religion a pénétré un homme, elle domine dorénavant et dirige toute sa vie, elle l'oblige à des manifestations extérieures. Or, ces manifestations extérieures, l'État peut les méconnaître si elles celles de quelques individus, mais quand elles sont les manifestations d'une multitude, peut-être de la majorité d'un pays, je défie l'État de les ignorer ou d'y rester indifférent. (Applaudissements à droite.)
    Il faut alors nécessairement, entre ces deux pouvoirs qui tiennent l'homme par une double autorité, entre l'Église et l'État, une entente qui prévienne ces heurts, ces conflits, qui r-ègle d'avance la façon dont ils pourraient être apaisés ; sinon, vous aboutirez au conflit perpétuel, à la guerre nécessaire, et pour le mal de tous, car si l'Église arrive à absorber l'État c'est une théocratie dont personne ne voudrait, et si l'État absorbe l'Église c'est l'oppression détestable des consciences. (Applaudissements à droite et au centre.)

(L'amendement de M. Lerolle sera repoussé par 341 voix contre 236. M. Georges Berry retirera son amendement à l'article 1er. L'ensemble de l'article 1er sera adopté par 422 voix contre 45.)

M. le président : Je donne lecture de l'article 2.
    "Art. 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes.
    Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l'article 3."

M. Raiberti : ...
    L'article 2 est un article de principe ; mais les principes ne valent que par leurs conséquences. Or, il se pourrait que lorsque nous nous trouverons en présence des conséquences, nous reculions devant elles ; nous aurions donc fait œuvre vaine si, après avoir voté le principe, nous l'annulions dans nos conséquences.
    Messieurs, l'article 2 dit que l'État ne reconnaît aucun culte. Les conséquences de cette déclaration de principe sont nombreuses ; je ne veux en citer qu'une seule :
    L'article 33 de la loi du 5 avril 1884 sur l'organisation municipale, dans son paragraphe 9, dit : "Seront inéligibles aux fonctions municipales les ministres en exercice d'un culte reconnu."
    S'il n'y a plus de culte reconnu, l'article 33 de la loi municipale tombe. C'est une conséquence si peu douteuse que M. le rapporteur la reconnaît dans son rapport. Mais elle a paru si grave à la commission qu'elle a, volontairement ou non, omis de citer l'article 33 dans la liste des articles qui sont abrogés.
...
    Si l'article 2 est voté, l'article 33 de la loi municipale est en fait abrogé. Si la Chambre veut le rétablir, c'est l'article 2 du projet de la commission qui tombe. Dans un cas la Chambre n'a plus sa liberté ; dans l'autre elle émet des votes contradictoires qui s'annulent réciproquement.
...
    Je passe au second terme de la déclaration de principe contenue dans l'article 2 :
    "L'État ne salarie aucun culte."
    La suppression du budget des cultes n'est qu'une des faces de la question ; l'autre face c'est l'organisation des associations cultuelles.
...
    C'est que l'organisation et le fonctionnement des associations cultuelles c'est l'organisation et le fonctionnement du droit de propriété de l'Église. Dès lors la question qui se pose sur l'article 2 n'est pas : l'État doit-il cesser de salarier les cultes ? Elle est plus complexe et se formule ainsi : Vaut-il mieux pour l'État avoir un clergé salarié ou un clergé propriétaire ?
    Le clergé propriétaire, c'était le clergé d'avant la Révolution. La Constituante l'a supprimé pour le remplacer par un clergé salarié. Ce fut l'indiscutable portée de cette motion de Mirabeau sur laquelle on a tant discuté.
    Pendant les négociations du Concordat, le pape avait manifesté ses préférences pour un retour à la propriété du clergé ; mais le premier consul ne voulut pas en entendre parler et imposa le salaires de cultes, moins comme une faveur pour l'Église que comme une garantie pour l'État.
    Après cent ans, le choix est de nouveau offert à ce pays, entre les deux formes de clergé.
    Si nous ne voulons nous payer de vaines formules, il faut donc bien reconnaître et il faut nous avouer que sous la forme inoffensive d'associations cultuelles c'est en somme le grave problème  de la reconstitution de la propriété ecclésiastique qui se pose avec tous ses dangers.
    Ah ! je sais bien qu'en rendant le droit de propriété à l'Église vous l'entourez de toutes les restrictions que vous pourrez imaginer. Mais l'Église se fera un jeu de passer à travers les fentes de vos barrières. Vous limitez sa fortune immobilière ; vous ne limiterez pas sa fortune mobilière , parce que la loi est impuissante à saisir et à arrêter la poussière de titres mobiliers en laquelle la fortune moderne se volatilise.
    Quelle sera la décision de la Chambre ?...
    Rendra-t-elle à l'Église le droit de propriété que la Constituante lui avait arraché ? Pour faire œuvre de progrès, détruira-t-elle l'œuvre de la Révolution ? Ou bien fera-t-elle ce qu'a fait la Constituante, ce qu'a fait le premier consul, refusera-t-elle à l'Église le droit de propriété ?
    La conséquence de ce refus sera ou bien la suppression du libre exercice du culte, ou le retour au budget des cultes et le maintien du clergé salarié.
...
    J'arrive au dernier terme de la déclaration : " L'État ne subventionne aucun culte."
    Mais nous sommes saisis de nombreux amendements pour attribuer aux associations cultuelles la jouissance gratuite des édifices du culte ou pour leur attribuer cette jouissance moyennant un loyer nominal ou symbolique.
...
    Quelle sanction aurait dès lors la déclaration de principe qu'on nous demande aujourd'hui de faire au début de cette discussion ?
    Ou bien on l'opposera aux futures décisions de la Chambre pour les enchaîner et le vote de cette déclaration équivaut à demander à la Chambre d'abdiquer sa liberté.
    Ou bien les décisions que la Chambre sera plus tard appelée à prendre annuleront la déclaration de principes que nous auront votée et vous vous aurez fait une œuvre dangereuse et vaine.
    Les uns vous accuseront d'avoir manqué de franchise en votant l'article 2 ; les autres vous accuseront d'avoir manqué de courage en ne lui restant pas fidèle, après l'avoir voté. Pour les uns, comme pour les autres, c'est à dire pour tous, vous aurez manqué de logique.
    Le plus sage est donc d'ajourner le vote de l'article après le vote de la loi et d'attendre d'avoir bâti l'édifice pour lui donner son couronnement. (Applaudissements au centre et sur divers bancs à droite.)

(L'amendement sera repoussé par 321 voix contre 257)

M. le président : Nous en arrivons au premier amendement déposé à l'article 2.
    M. Jules Delafosse propose de remplacer la rédaction de cet article par le texte suivant :
    "Le budget des cultes est maintenu comme service de l'État"

M. Jules Delafosse :...
    Non, messieurs, il n'est pas vrai, il n'est pas admissible, ni en droit, ni en fait que la séparation et suppression du budget des cultes soient deux termes corollaires, se commandant l'un l'autre et constituant une sorte d'équation.
... l'intérêt bien entendu de l'État, ..., vous fait un devoir de conserver le budget le budget des cultes, même sous le régime de la séparation.
...
    Le budget des cultes était la pièce maîtresse du Concordat, et c'est de lui que le Concordat a tiré sa principale autorité. Or Bonaparte, messieurs, sur lequel vous pourriez vous modeler, sans vous diminuer (Rires à droite), n'était pas plus clérical que vous, et ce n'est pas pour l'avantage de l'Église qu'il traitait avec le Saint-Siège. C'était un homme d'État dans toute l'ampleur que le mot peut comporter. Comme homme d'État, il savait que le bien souverain des peuples c'est la paix morale, la paix des consciences, et il avait hâte d'apporter cet inestimable bienfait à un pays exténué par dix années de guerre politique et religieuse. ... Il ne voulait pas que le clergé catholique pût employer son influence reconquise à une œuvre de contre-révolution. et c'est pour cela, messieurs, qu'il fit cette convention admirable, qui accordait à la conscience religieuse toutes les libertés de droit qui lui appartiennent, mais qui maintenait le clergé dans sa main.
...
    Le Concordat, messieurs, vaut dans son emploi, exactement ce que valent les mains qui le manient. Il peut être, suivant l'esprit des régimes, aussi bien un instrument de pacification qu'un instrument de persécution. Les gouvernements qui ont le respect de la conscience humaine et le souci de la paix publique l'appliquent dans un esprit de liberté, conforme à ses origines. (Très bien ! très bien ! à droite.) les gouvernements qui ne sont que des sectes ou des coteries ayant fait par accident la conquête du pouvoir l'emploient dans un esprit d'oppression, de persécution, d'éviction systématique et suivie contre le catholicisme.
    C'est de cette façon, notamment, que M. Combes le comprenait et l'appliquait ; et M. Combes,...,  n'était que le continuateur, un peu outré sans doute, des ministères qui l'avaient précédé. (Applaudissements à droite.)
    Messieurs, il y a vingt-cinq ans que le Gouvernement de la république s'est donné pour programme la guerre au cléricalisme, et le mot de  "cléricalisme", ..., n'est qu'un artifice de langage qui déguise à peine le catholicisme. (Très bien ! très bien ! à droite.)
...
M. le rapporteur : ...
    Mais si toute la force de l'Église est dans l'État, dans le concours officiel qu'il lui prête, c'est qu'alors l'Église est appelée à disparaître.
...
    Mais c'est évident ; si l'Église ne vit que par l'État, c'est que son existence est purement artificielle ; alors quel intérêt pouvez-vous y prendre ?
    M. Lemire, hier, à la tribune, ne tenait pas un autre langage ; il a déclaré avoir tout confiance dans la force propre de l'Église et il ne réclame pour celle-ci que le droit et la liberté de vivre ; lui, au moins, il n'a pas fait de la séparation une question fiscale à l'exemple de son collègue, l'honorable M. Gayraud. (MM. Lemire et Gayraud étaient tous deux abbés)
    Eh bien ! nous disons avec M. Lemire : L'État doit à l'Église la liberté ... la faculté de s'organiser. Notre projet les lui donne en même temps que des ressources et le moyen de s'en procurer d'autres qui lui permettent d'assurer l'exercice de la religion en France. C'est tout ce qu'elle a le devoir d'exiger.
...
(L'amendement de M. Delafosse sera repoussé par 329 voix contre 231)

M. le président :M. Louis Ollivier propose un amendement tendant à supprimer le 1er paragraphe de l'article 2 ainsi conçu :
    "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes."

M. Louis Ollivier : Messieurs, en déposant mon amendement tendant à la suppression de l'article 2, j'avais envisagé un double but. Il ne m'était pas apparu d'abord que la suppression du budget des cultes et de toutes les dépenses relatives à l'exercice des cultes dans les budgets de communes ou des départements fût une conséquence nécessaire, le corollaire indispensable du régime de la séparation que la commission voulait instituer entre les Églises et l'État, et je me proposais, pour vous le démontrer, d'établir que les allocations données aux différents ministres des cultes n'étaient en réalité que la payement d'une dette nationale. je n'ai pas besoin de vous dire que mon opinion n'a pas été modifiée par le vote que vous venez d'émettre ; mais je reconnais très volontiers que le débat est épuisé.
...
    Je prétends tout d'abord que l'article 2 est complètement inutile et que les déclarations qu'il comporte sont absolument surabondantes, à moins qu'elles ne doivent être comprises comme l'affirmation d'une doctrine d'État que vous voudriez opposer aux anciennes religions d'État, comme l'affirmation d'un athéisme officiel ...

M. Gabriel Deville : Non ! de la neutralité !

M. Louis Ollivier :... qu'aucune majorité parlementaire n'a le droit de formuler sans sortir de son mandat exclusivement politique, le seul qui lui ait été donné. (Très bien ! très bien ! à droite.)
...
    Si vous avez voulu ou si vous voulez démontrer, affirmer la neutralité confessionnelle de l'État, il est inutile de répéter dans un article 2 ce que vous avez du reste fort bien dit déjà dans l'article 1er que la république devait respecter la liberté de conscience, garantir la liberté de tous les cultes, vous avez par là même affirmé d'une façon formelle que les cultes devaient bénéficier d'une liberté égale, sans aucun privilège au profit de l'un ou l'autre ; vous avez affirmé ce principe d'une façon encore plus complète lorsque vous avez dit que tous les cultes seraient non seulement égaux dans la même liberté, mais égaux dans la même répression et que vous êtes venus apporter à la liberté de tous les mêmes restrictions au point de vue du seul intérêt public.
...
    Non, ce n'est plus de la neutralité.
    La foule comprendra votre loi dans le sens que je viens de vous indiquer, et vous aurez fait croire que désormais ni dans la loi ni dans la morale sociale il n'y a à se préoccuper de l'idée de Dieu qui n'existe pas.

M. Meslier : Parfaitement ! En ce qui me concerne je suis complètement d'accord avec vous sur ce point. Mon vote sera une déclaration d'athéisme et la manifestation du désir de voir disparaître de nos lois et de nos coutumes l'idée de Dieu qui n'a jamais amené, jusqu'à présent, que des malheurs et du sang dans notre pays. (Exclamations à droite. - Mouvements divers.)

M. Louis Ollivier : Monsieur Meslier, je vous remercie de la franchise de votre interruption ; elle démontre beaucoup mieux que tout ce que je pourrais dire que je ne m'étais pas trompé sur les véritables intentions de la commission. (Applaudissements à droite.)

M. Fernand Ramel : On ne supprime pas Dieu par une loi ou par un décret !
...
M. le président : Je mets aux voix l'amendement de M. Ollivier auquel s'est rallié M. Xavier Reille, amendement tendant à supprimer le premier paragraphe de l'article 2. C'est donc sur la suppression même du paragraphe que j'appelle la chambre à se prononcer .
( L'amendement est repoussé par 335 voix contre 243)
     Il n'y a pas d'opposition au renvoi à demain de la suite de la discussion ? (non ! non !)
    Le renvoi est ordonné.
 
 

©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
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