suite de la discussion du projet et des propositions de
loi
concernant la séparation des Églises et
de l'État.
(12° journée ; réduite
et annotée)
* Dépôt par M. Camuzet d'un rapport fait au nom de la commission des douanes sur la proposition de loi de M. Georges Cochery sur les droits de douanes concernant le safran.
M. Paul Lerolle
: ...
On a opposé
à l'ancien état des choses la nouvelle constitution de l'État
démocratique moderne : on a dit que cet État ne pouvait plus
connaître des choses religieuses, qu'étranger au domaine privé
il ne pouvait avoir d'ingérence et d'autorité que dans le
domaine public.
Je constate, comme vous tous,
le fait démocratique. L'État c'est nous, parce que nous avons
tous une parcelle de la souveraineté nationale, et l'État
nous représentant tous, résumant en lui-même toutes
les divergences d'opinion qui existent entre nous, ne peut avoir de doctrine
philosophique ni religieuse.
J'accepte le fait, je n'accepte
pas les conséquences que vous en tirez. Car du fait démocratique
il ne suit pas pour moi que l'État doive être absolument et
nécessairement indifférent aux choses de la religion ; ceci
me paraît être hors du devoir de l'État et hors
des possibilités pratiques.
La foi religieuse,..., n'est
pas, dans notre pays, la chose morte dont on veut parler. Elle y est bien
vivante. Si la religion est morte en France, pourquoi cet acharnement à
la tuer ? (Applaudissements à droite.) Je vous l'ai montrée
au contraire vivante dans nos habitudes traditionnelles, vivante dans tant
d'âmes où elle n'est qu'endormie, vivante dans les préoccupations
de tant d'esprits dévorés actuellement du besoin de croire,
vivante dans toutes ces œuvres admirables, que vous ne pouvez nier puisque
chaque jour on les combat et chaque jour on les limite (Nouveaux applaudissements
à droite) ...
...
La religion, en effet, a cette
puissance de suppléer aux insuffisances de la loi dans beaucoup
de consciences. La loi ne peut pas tout prévoir, tout ordonner ;
elle n'embrasse pas tous les actes de l'homme ; la religion les embrasse
tous et, quand la loi est forcément muette, la religion incline
la volonté au devoir vers ce qui est le juste et le bien. C'est
une force qu'aucun État n'a le droit de méconnaître
ni de dédaigner. (Très bien ! très bien ! à
droite )
Pourquoi, alors, l'État
qui, sans avoir de doctrine philosophique, sans avoir de formule artistique
personnelle, répand partout l'enseignement et entretient des écoles
d'art dans notre pays, pourquoi l'État veut-il ignorer seulement
ce grand mouvement des âmes ? Pourquoi l'État, qui comprend
son droit et son devoir d'intervention dans les questions sociales et économiques,
..., ne veut-il pas connaître les intérêts
moraux et religieux du pays ? ..., Pourquoi l'État ferait-il
aux âmes croyantes cette injure de leur dire qu'ayant le souci de
tout ce qui est humain il veut ignorer ce qui leur paraît, à
elles, l'intérêt supérieur de leur vie ? (Très
bien ! très bien ! )
Je crois que cela n'est
dans le droit d'aucun État, surtout démocratique. D'ailleurs,
cette prétendue indifférence des choses religieuses, cette
ignorance absolue, qu'on voudrait ériger en principe, en réalité
est-elle possible ?
...
Vous dites que la religion sera exclusivement
du domaine privé. C'est méconnaître à la fois
la nature de l'homme et l'essence de la religion. La religion n'a pas seulement
sa source dans le cœur de l'homme individuel, elle répond aux besoins
de l'homme tout entier, tel qu'il est constitué par la nature, de
l'homme individuel, de l'homme familial, de l'homme social. Lorsqu'une
pensée profonde de religion a pénétré un homme,
elle domine dorénavant et dirige toute sa vie, elle l'oblige à
des manifestations extérieures. Or, ces manifestations extérieures,
l'État peut les méconnaître si elles celles de quelques
individus, mais quand elles sont les manifestations d'une multitude, peut-être
de la majorité d'un pays, je défie l'État de les ignorer
ou d'y rester indifférent. (Applaudissements à droite.)
Il faut alors nécessairement,
entre ces deux pouvoirs qui tiennent l'homme par une double autorité,
entre l'Église et l'État, une entente qui prévienne
ces heurts, ces conflits, qui r-ègle d'avance la façon dont
ils pourraient être apaisés ; sinon, vous aboutirez au conflit
perpétuel, à la guerre nécessaire, et pour le mal
de tous, car si l'Église arrive à absorber l'État
c'est une théocratie dont personne ne voudrait, et si l'État
absorbe l'Église c'est l'oppression détestable des consciences.
(Applaudissements
à droite et au centre.)
(L'amendement de M. Lerolle sera repoussé par 341 voix contre 236. M. Georges Berry retirera son amendement à l'article 1er. L'ensemble de l'article 1er sera adopté par 422 voix contre 45.)
M. le président : Je donne lecture
de l'article 2.
"Art. 2 : La République
ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence,
à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente
loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements
et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des
cultes.
Les établissements
publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions
énoncées à l'article 3."
M. Raiberti
: ...
L'article 2 est un
article de principe ; mais les principes ne valent que par leurs conséquences.
Or, il se pourrait que lorsque nous nous trouverons en présence
des conséquences, nous reculions devant elles ; nous aurions donc
fait œuvre vaine si, après avoir voté le principe, nous l'annulions
dans nos conséquences.
Messieurs, l'article 2 dit
que l'État ne reconnaît aucun culte. Les conséquences
de cette déclaration de principe sont nombreuses ; je ne veux en
citer qu'une seule :
L'article 33 de la loi du
5 avril 1884 sur l'organisation municipale, dans son paragraphe 9, dit
: "Seront inéligibles aux fonctions municipales les ministres en
exercice d'un culte reconnu."
S'il n'y a plus de culte reconnu,
l'article 33 de la loi municipale tombe. C'est une conséquence si
peu douteuse que M. le rapporteur la reconnaît dans son rapport.
Mais elle a paru si grave à la commission qu'elle a, volontairement
ou non, omis de citer l'article 33 dans la liste des articles qui sont
abrogés.
...
Si l'article 2 est
voté, l'article 33 de la loi municipale est en fait abrogé.
Si la Chambre veut le rétablir, c'est l'article 2 du projet de la
commission qui tombe. Dans un cas la Chambre n'a plus sa liberté
; dans l'autre elle émet des votes contradictoires qui s'annulent
réciproquement.
...
Je passe au second terme de
la déclaration de principe contenue dans l'article 2 :
"L'État ne salarie
aucun culte."
La suppression du budget des
cultes n'est qu'une des faces de la question ; l'autre face c'est l'organisation
des associations cultuelles.
...
C'est que l'organisation et
le fonctionnement des associations cultuelles c'est l'organisation et le
fonctionnement du droit de propriété de l'Église.
Dès lors la question qui se pose sur l'article 2 n'est pas : l'État
doit-il cesser de salarier les cultes ? Elle est plus complexe et se formule
ainsi : Vaut-il mieux pour l'État avoir un clergé salarié
ou un clergé propriétaire ?
Le clergé propriétaire,
c'était le clergé d'avant la Révolution. La Constituante
l'a supprimé pour le remplacer par un clergé salarié.
Ce fut l'indiscutable portée de cette motion
de Mirabeau sur laquelle on a tant discuté.
Pendant les négociations
du Concordat, le pape avait manifesté ses préférences
pour un retour à la propriété du clergé ; mais
le premier consul ne voulut pas en entendre parler et imposa le salaires
de cultes, moins comme une faveur pour l'Église que comme une garantie
pour l'État.
Après cent ans, le
choix est de nouveau offert à ce pays, entre les deux formes de
clergé.
Si nous ne voulons nous payer
de vaines formules, il faut donc bien reconnaître et il faut nous
avouer que sous la forme inoffensive d'associations cultuelles c'est en
somme le grave problème de la reconstitution de la propriété
ecclésiastique qui se pose avec tous ses dangers.
Ah ! je sais bien qu'en rendant
le droit de propriété à l'Église vous l'entourez
de toutes les restrictions que vous pourrez imaginer. Mais l'Église
se fera un jeu de passer à travers les fentes de vos barrières.
Vous limitez sa fortune immobilière ; vous ne limiterez pas sa fortune
mobilière , parce que la loi est impuissante à saisir et
à arrêter la poussière de titres mobiliers en laquelle
la fortune moderne se volatilise.
Quelle sera la décision
de la Chambre ?...
Rendra-t-elle à
l'Église le droit de propriété que la Constituante
lui avait arraché ? Pour faire œuvre de progrès, détruira-t-elle
l'œuvre de la Révolution ? Ou bien fera-t-elle ce qu'a fait la Constituante,
ce qu'a fait le premier consul, refusera-t-elle à l'Église
le droit de propriété ?
La conséquence de ce
refus sera ou bien la suppression du libre exercice du culte, ou le retour
au budget des cultes et le maintien du clergé salarié.
...
J'arrive au dernier terme
de la déclaration : " L'État ne subventionne aucun culte."
Mais nous sommes saisis de
nombreux amendements pour attribuer aux associations cultuelles la jouissance
gratuite des édifices du culte ou pour leur attribuer cette jouissance
moyennant un loyer nominal ou symbolique.
...
Quelle sanction aurait dès
lors la déclaration de principe qu'on nous demande aujourd'hui de
faire au début de cette discussion ?
Ou bien on l'opposera aux
futures décisions de la Chambre pour les enchaîner et le vote
de cette déclaration équivaut à demander à
la Chambre d'abdiquer sa liberté.
Ou bien les décisions
que la Chambre sera plus tard appelée à prendre annuleront
la déclaration de principes que nous auront votée et vous
vous aurez fait une œuvre dangereuse et vaine.
Les uns vous accuseront d'avoir
manqué de franchise en votant l'article 2 ; les autres vous accuseront
d'avoir manqué de courage en ne lui restant pas fidèle, après
l'avoir voté. Pour les uns, comme pour les autres, c'est à
dire pour tous, vous aurez manqué de logique.
Le plus sage est donc d'ajourner
le vote de l'article après le vote de la loi et d'attendre d'avoir
bâti l'édifice pour lui donner son couronnement. (Applaudissements
au centre et sur divers bancs à droite.)
(L'amendement sera repoussé par 321 voix contre 257)
M. le président : Nous en arrivons
au premier amendement déposé à l'article 2.
M. Jules Delafosse propose
de remplacer la rédaction de cet article par le texte suivant :
"Le budget des cultes est
maintenu comme service de l'État"
M. Jules Delafosse
:...
Non, messieurs, il
n'est pas vrai, il n'est pas admissible, ni en droit, ni en fait que la
séparation et suppression du budget des cultes soient deux termes
corollaires, se commandant l'un l'autre et constituant une sorte d'équation.
... l'intérêt bien entendu
de l'État, ..., vous fait un devoir de conserver le budget
le budget des cultes, même sous le régime de la séparation.
...
Le budget des cultes
était la pièce maîtresse du Concordat, et c'est de
lui que le Concordat a tiré sa principale autorité. Or Bonaparte,
messieurs, sur lequel vous pourriez vous modeler, sans vous diminuer (Rires
à droite), n'était pas plus clérical que vous,
et ce n'est pas pour l'avantage de l'Église qu'il traitait avec
le Saint-Siège. C'était un homme d'État dans toute
l'ampleur que le mot peut comporter. Comme homme d'État, il savait
que le bien souverain des peuples c'est la paix morale, la paix des consciences,
et il avait hâte d'apporter cet inestimable bienfait à un
pays exténué par dix années de guerre politique et
religieuse. ... Il ne voulait pas que le clergé catholique
pût employer son influence reconquise à une œuvre de contre-révolution.
et c'est pour cela, messieurs, qu'il fit cette convention admirable, qui
accordait à la conscience religieuse toutes les libertés
de droit qui lui appartiennent, mais qui maintenait le clergé dans
sa main.
...
Le Concordat, messieurs,
vaut dans son emploi, exactement ce que valent les mains qui le manient.
Il peut être, suivant l'esprit des régimes, aussi bien un
instrument de pacification qu'un instrument de persécution. Les
gouvernements qui ont le respect de la conscience humaine et le souci de
la paix publique l'appliquent dans un esprit de liberté, conforme
à ses origines. (Très bien ! très bien ! à
droite.) les gouvernements qui ne sont que des sectes ou des coteries
ayant fait par accident la conquête du pouvoir l'emploient dans un
esprit d'oppression, de persécution, d'éviction systématique
et suivie contre le catholicisme.
C'est de cette façon,
notamment, que M. Combes le comprenait et l'appliquait ; et M. Combes,...,
n'était que le continuateur, un peu outré sans doute, des
ministères qui l'avaient précédé. (Applaudissements
à droite.)
Messieurs, il y a vingt-cinq
ans que le Gouvernement de la république s'est donné pour
programme la guerre au cléricalisme, et le mot de "cléricalisme",
..., n'est qu'un artifice de langage qui déguise à peine
le catholicisme. (Très bien ! très bien ! à droite.)
...
M. le rapporteur : ...
Mais si toute la force
de l'Église est dans l'État, dans le concours officiel qu'il
lui prête, c'est qu'alors l'Église est appelée à
disparaître.
...
Mais c'est évident
; si l'Église ne vit que par l'État, c'est que son existence
est purement artificielle ; alors quel intérêt pouvez-vous
y prendre ?
M. Lemire, hier, à
la tribune, ne tenait pas un autre langage ; il a déclaré
avoir tout confiance dans la force propre de l'Église et il ne réclame
pour celle-ci que le droit et la liberté de vivre ; lui, au moins,
il n'a pas fait de la séparation une question fiscale à l'exemple
de son collègue, l'honorable M. Gayraud.
(MM. Lemire et Gayraud étaient tous deux abbés)
Eh bien ! nous disons
avec M. Lemire : L'État doit à l'Église la liberté
...
la faculté de s'organiser. Notre projet les lui donne en même
temps que des ressources et le moyen de s'en procurer d'autres qui lui
permettent d'assurer l'exercice de la religion en France. C'est tout ce
qu'elle a le devoir d'exiger.
...
(L'amendement de M. Delafosse sera
repoussé par 329 voix contre 231)
M. le président :M. Louis Ollivier
propose un amendement tendant à supprimer le 1er paragraphe de l'article
2 ainsi conçu :
"La République ne reconnaît,
ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à
partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente
loi, seront supprimées des budgets de l'État, des départements
et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des
cultes."
M. Louis Ollivier
:
Messieurs, en déposant mon amendement tendant à la suppression
de l'article 2, j'avais envisagé un double but. Il ne m'était
pas apparu d'abord que la suppression du budget des cultes et de toutes
les dépenses relatives à l'exercice des cultes dans les budgets
de communes ou des départements fût une conséquence
nécessaire, le corollaire indispensable du régime de la séparation
que la commission voulait instituer entre les Églises et l'État,
et je me proposais, pour vous le démontrer, d'établir que
les allocations données aux différents ministres des cultes
n'étaient en réalité que la payement d'une dette nationale.
je n'ai pas besoin de vous dire que mon opinion n'a pas été
modifiée par le vote que vous venez d'émettre ; mais je reconnais
très volontiers que le débat est épuisé.
...
Je prétends
tout d'abord que l'article 2 est complètement inutile et que les
déclarations qu'il comporte sont absolument surabondantes, à
moins qu'elles ne doivent être comprises comme l'affirmation d'une
doctrine d'État que vous voudriez opposer aux anciennes religions
d'État, comme l'affirmation d'un athéisme officiel ...
M. Gabriel Deville : Non ! de la neutralité !
M. Louis Ollivier :... qu'aucune majorité
parlementaire n'a le droit de formuler sans sortir de son mandat exclusivement
politique, le seul qui lui ait été donné. (Très
bien ! très bien ! à droite.)
...
Si vous avez voulu ou si vous
voulez démontrer, affirmer la neutralité confessionnelle
de l'État, il est inutile de répéter dans un article
2 ce que vous avez du reste fort bien dit déjà dans l'article
1er que la république devait respecter la liberté de conscience,
garantir la liberté de tous les cultes, vous avez par là
même affirmé d'une façon formelle que les cultes devaient
bénéficier d'une liberté égale, sans aucun
privilège au profit de l'un ou l'autre ; vous avez affirmé
ce principe d'une façon encore plus complète lorsque vous
avez dit que tous les cultes seraient non seulement égaux dans la
même liberté, mais égaux dans la même répression
et que vous êtes venus apporter à la liberté de tous
les mêmes restrictions au point de vue du seul intérêt
public.
...
Non, ce n'est plus de la neutralité.
La foule comprendra votre
loi dans le sens que je viens de vous indiquer, et vous aurez fait croire
que désormais ni dans la loi ni dans la morale sociale il n'y a
à se préoccuper de l'idée de Dieu qui n'existe pas.
M. Meslier : Parfaitement ! En ce qui me concerne je suis complètement d'accord avec vous sur ce point. Mon vote sera une déclaration d'athéisme et la manifestation du désir de voir disparaître de nos lois et de nos coutumes l'idée de Dieu qui n'a jamais amené, jusqu'à présent, que des malheurs et du sang dans notre pays. (Exclamations à droite. - Mouvements divers.)
M. Louis Ollivier : Monsieur Meslier, je vous remercie de la franchise de votre interruption ; elle démontre beaucoup mieux que tout ce que je pourrais dire que je ne m'étais pas trompé sur les véritables intentions de la commission. (Applaudissements à droite.)
M. Fernand Ramel
:
On ne supprime pas Dieu par une loi ou par un décret !
...
M. le président : Je mets aux voix
l'amendement de M. Ollivier auquel s'est rallié M. Xavier Reille,
amendement tendant à supprimer le premier paragraphe de l'article
2. C'est donc sur la suppression même du paragraphe que j'appelle
la chambre à se prononcer .
( L'amendement est repoussé par 335
voix contre 243)
Il n'y a pas d'opposition
au renvoi à demain de la suite de la discussion ? (non ! non
!)
Le
renvoi est ordonné.
©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3