"Archives Israélites"
Jeudi 29 janvier 1903
Questions du jour
Le budget des Cultes à la Chambre. - Un débat intéressant.
    Nous avons assisté, à la séance du 26 janvier à la Chambre, à la passe d'armes annuelle qui a lieu à propos du budget des cultes dont l'abrogation a été demandée, pour la vingt-cinquième fois peut-être, par le parti républicain avancé libre-penseur.
    La proposition a été faite, cette année, par M. J.L. Breton, soutenue par M. Allard, et l'amendement qu'ils ont signé avec un certain nombre de leurs collègues a recueilli 194 voix contre 345. Une très forte majorité - dont la droite a fourni un appoint - s'est donc groupée pour maintenir le statu quo en matière de rapports entre l'Église et l'État, et la séparation que certains catholiques et beaucoup de protestants et d'Israélites ne verraient pas de mauvais œil, dans l'intérêt de leur confession, est renvoyée aux Calendes grecques.
    Les arguments présentés pour et contre la réforme en question sont toujours les mêmes. Nous avons entendu des philippiques, d'ailleurs justifiées, contre le cléricalisme et ses entreprises audacieuses sur les consciences et le domaine politique. Et il n'y aurait pas lieu d'en parler, car ce sont des redites, si l'orateur qui a fait cette charge à fond de train contre l'esprit envahissant et dominateur de l'Église n'avait cru, pour se donner des airs d'impartialité et montrer qu'il met toutes les religions dans le même sac, devoir faire le procès du monothéisme, enseigné pour la première fois au monde par Israël, qu'il a accusé - l'inculpation ne manque pas de saveur si elle est foncièrement injuste - d'avoir empoisonné l'humanité !
    Citons plutôt :
    Certes, à première vue, il est certain que le protestantisme peut paraître appartenir à un degré plus élevé dans l'évolution des religions que l'Église catholique, mais l'Église protestante est dans son dogme absolument la même que l'Église catholique; elles sont d'ailleurs de même origine sémitique, et moi qui ne suis pas antisémite, je ne fais aux juifs qu'un seul reproche, celui que vous ne faites pas dans vos campagnes quotidiennes de sauvagerie antisémite, celui d'avoir empoisonné la pensée aryenne, si haute et si large avec le monothéisme hébreu. Voilà le plus grand reproche que nous ayons à faire aux juifs; ils ont substitué en Europe le théisme antiphilosophique de leur nation au grand monisme naturaliste des Aryens.
    Vraiment, le Judaïsme n'a pas de chance. Il lui faut faire face de tous côtés à des adversaires. Quand on n'incrimine pas la race, le caractère et les habitudes, comme M. Allard, qui se défend d'être antisémite, on lance contre les vérités qu'il a apporté au monde la grave et inédite injure dêtre des toxiques moraux.
    Nous voudrions voir que ferait l'humanité aujourd'hui sans l'intervention des idées morales et religieuses des Juifs sur la scène du monde où, vraisemblablement, la barbarie des mœurs aurait maintenu les belles civilisations qu'on peut admirer chez les peuplades fétichistes et païennes.
    Mais M. Allard a été plus loin.
    Il nous a parlé d'un cléricalisme juif et ici il s'est rencontré avec les organisateurs de campagne de sauvagerie antisémite :
   Il y a le cléricalisme juif, comme il y a le cléricalisme protestant ou catholique. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche)
    En France, le cléricalisme catholique est certainement le plus dangereux, d'abord parce qu'il est le plus nombreux comme adhérents, et qu'ensuite la religion catholique est essentiellement centralisé et obéit à un seul chef, la pape du Vatican. Voilà pourquoi le cléricalisme catholique est plus dangereux que les autres.
    Mais le cléricalisme existe dans toutes les religions, dans la religion protestante comme dans la religion catholique, qui l'ont pris d'ailleurs dans la religion juive, qui fut bien la plus cléricale de toutes les religions, qui posséda, certes, le cléricalisme le plus sectaire et les plus étroit. Les religions européennes ont tout pris aux juifs : elle leur ont pris leur Dieu, leur BIble et leurs saintes écritures et c'est avec cela que vous prétendez, vous catholiques, ici en France, pays aryen, détenir la vérité ?(Applaudissements à l'extrême gauche)
    Si M. Allard n'avait voulu parler que de la société telle qu'elle existait chez l'ancien peuple juif, il n'aurait émis qu'une vérité historique en disant qu'elle était théocratique. Et encore pourrait-on lui faire remarquer que l'élément prêtre était battu en brèche par ces admirables tribuns qu'étaient les prophètes et que leur influence politique et sociale, sous l'effet des prédications enflammées des Isaïe, des Osée, des Jérémie, fut fortement ébranlé, pour s'affaiblir et tomber à zéro, sous le second temple.
    Mais M. Allard parle aussi du cléricalisme juif moderne, et ici il commet, pour un esprit libre et épris de la science, au point d'en faire la régulatrice même morale de l'humanité, une hérésie véritable.
    Où a-t-il vu que le clergé juif, en France ou ailleurs, fasse de la politique et pèse sur les consciences de ses fidèles !
    Il a défini lui-même le cléricalisme : l'esprit de prosélytisme. Eh bien ! qu'il nous cite, dans l'Histoire du judaïsme depuis un siècle, un seul fait de prosélytisme, une seule tentative exercée pour s'emparer des âmes qui appartiennent à d'autres confessions ? Où a-t-il vu une mainmise du Judaïsme, en tant que religion, sur le pouvoir ? Et s'il l'admettait, il ne ferait qu'épouser la querelle souverainement injuste faite aux juifs par les antisémites, qu'il condamne d'autre part.
    Mais laissons là M. Allard et sa thèse antireligieuse et venons en au point culminant de ce débat académique, le discours et les déclarations de M. Combes, président du Conseil, déclarations inattendues qui ont été un vrai coup de tonnerre dans le ciel bleu de la libre-pensée.
    Si M. Combes s'est émancipé des dogmes positifs, il n'a pas pu oublier, surtout depuis qu'il est chef de gouvernement, la valeur sociale éminente des idées religieuses et c'est parce qu'il sait le rôle qu'elles jouent dans la vie des peuples et qu'il a la conscience des devoirs que cette conception lui impose, qu'il a tenu le langage qui a stupéfié les sectaires de la libre pensée, mais qui réjoui tous ceux qui n'ont pas rompu avec le principe primordial spiritualiste. Citons un passage essentiel de ses déclarations qui ont jeté le trouble parmi ses coreligionnaires politiques :
    Quand nous avons pris le pouvoir, bien que plusieurs d'entre nous fussent partisans théoriquement de la séparation de l'Église
et de l'État, nous avons déclaré que nous tiendrions sur le terrain du Concordat. Pourquoi ? Parce que nous considérons, en ce
moment, les idées morales telles que les Églises les donnent - et elles sont les seules à les donner en dehors de l'école primaire -
comme des idées nécessaires. (Vives réclamations à gauche et à l'extrême gauche.- Applaudissements au centre et à
droite. - Mouvement prolongé)
    Et plus tard, interrompant M. Sembat qui lui reprochait son langage, M. Combes a précisé sa pensée en ces termes excellents :
    M. le président du Conseil. - Je ne sais pas si la majorité a pris le change sur mes sentiments. J'ai dit, à la tribune du Sénat, il y a deux ans, en défendant l'article 14 de la loi des associations, que j'étais un philosophe spiritualiste ...
    M. Ribot. C'est vrai !
    M. le président du Conseil. - ... et que je regardais l'idée religieuse - je l'ai répété aujourd'hui - comme une des forces morales les plus puissantes de l'humanité.(Applaudissements à droite et au centre. - Interruption à l'extrême gauche.)
    Ce sont des vérités élémentaires qu'à exprimées là M. le président du Conseil, mais qu'il était utile de proclamer du haut de la tribune nationale. Et M. Combes, que les réactionnaires et les cléricaux ont appelé le proscripteur, parce qu'il a entrepris de mettre fin à la tyrannie cléricale intolérable et à l'intervention de la congrégation dans nos affaires politiques, parcequ'il a voulu faire respecter la loi. M. Combes s'est défendu, comme on l'accusait de faire la guerre à l'idée religieuse.
    Il distingue entre la religion, l'idéal sublime offert aux âmes, l'incomparable réconfort des cœurs et les abus et même les crimes qui se commettent en son nom et les déformations et les perversions que ce principe supérieur et nécessaire a subies sous l'action de certaines doctrines et de manœuvres qui, loin d'accroître son prestige sur les esprits, les lui ont aliénés et créé à l'endroit de la Foi en général un sentiment de désaffection d'abord et d'hostilité ensuite.

                        H Prague



Suite

J'ai retrouvé ce genre d'argument dans le livre de Kressman Taylor  "Jour sans retour" où l'auteur décrit, en 1942, de façon extraordinaire la mainmise du pouvoir nazi sur une partie de l'Église allemande; et les tentatives courageuses de résistance de ces dernières.