Chambre des députés
26 janvier 1903
.....
M. Maurice Allard ............
Je suis à la tribune pour vous rappeler que vous, radicaux,
en majorité à la commission du budget actuelle, vous avez
oublié les traditions de votre parti, (Très bien! très
bien ! sur plusieurs bancs à l'extrême gauches)
Je sais bien que M. le rapporteur général
qui me fait des signes de dénégation, a demandé au,
sein de la commission que la suppression du budget des cultes figurât
au budget actuel; mais je sais aussi qu'il s'est trouvé une majorité
pour repousser cette solution immédiate.
On vient de contester que la discussion du budget,
soit le moment de proposer des réformes. On a eu tort ; car c'est
au cours de la discussion, du budget que nous pouvons agir le plus efficacement.
Vous savez en effet que, grâce à la. Constitution entachée
de monarchisme qui nous régit, nous sommes réduits à
une véritable Impuissance. parlementaire, (Applaudissements à
l'extrême gauche et sur divers bancs à droite,).
Eh bien! puisque la commission du budget n'a pas
eu le courage d'affirmer son opinion, je viens demander à la Chambre
républicaine et anticléricale d'affirmer la sienne et de
voter la suppression du budget des cultes. (Applaudissements à
l'extrême gauche)
................................
J'ai lu avec attention le rapport de l'honorable
M. David, rapporteur du budget. Notre honorable collègue a exposé
les raisons pour lesquelles il nous invitait à ne pas aborder aujourd'hui
la question de la suppression du budget des cultes ; j'avoue qu'elles me
paraissent manquer de poids. Il nous dit tout d'abord : "La proposition
de suppression n'a aucune chance d'aboutir."
Qu'en savez-vous, monsieur Fernand David ? Vous
n'ignorez pas que cette Chambre n'est pas la même que celle de l'année
précédente et qu'elle compte plus de républicains
que sa devancière. Si, au lieu de vous réfugier dans l'abstention,
...., vous veniez à ma place soutenir ma thèse à la
tribune, croyez-vous que vous ne seriez pas capable d'entraîner tous
les suffrages républicains de cette Chambre et d'obtenir une immense
majorité ? (Applaudissement à l'extrême gauche)
Voilà ce que je vous reproche de n'avoir pas fait.
Passons au second argument que vous opposez.
"D'une part, en effet, dites-vous, le Gouvernement
(
Celui de M. Combes !!!) avait annoncé qu'il était
absolument hostile à toute motion de ce genre"
Je n'en sais rien. je ne sais pas quelles ont été
les déclaration du Gouvernement. En tout cas, si vous aviez pris
l'initiative de la suppression du budget des cultes, je ne crois pas que
le Gouvernement s'y serait opposé. Et puis, qu'avons nous besoin,
quand nous discutons une question quelconque dans cette Chambre, de prendre
au préalable l'avis d'un Gouvernement quel qu'il soit ?.
Ne sommes-nous pas ici pour donner des indications
au Gouvernement ? Ce n'est pas nous qui devons suivre les gouvernements
; ce sont les gouvernements qui doivent nous suivre. (Applaudissements
à l'extrême gauche.)
D'ailleurs, M. le président du conseil, dans
les déclarations qu'il a faites au début de cette législature,
lors de son avènement au pouvoir, nous a dit que le programme qu'il
soumettait à notre attention n'était pas le programme complet
du cabinet et qu'il était prêt, lorsque la Chambre lui donnerait
des indications, à suivre la voie qui lui serait indiquée
par la majorité.
..................................................
Je viens d'indiquer deux objections, qui sont faites
par M. Fernand David ; vous voyez qu'elles ne tiennent pas debout et n'ont
en réalité aucune valeur.
Quelle est la troisième ?
"D'autre part, nous dit M. Fernand David, l'expérience
tentée l'année dernière, indiquait à la commission
qu'il était inutile de faire en matière budgétaire
des manifestations d'ordre politique, si on ne s'était pas, au préalable,
assuré de l'assentiment de la Chambre."
Eh ! monsieur Fernand David que signifie cette phrase
? je répète ce que je disais il y a un instant : la
Chambre actuelle n'est pas la même que la Chambre précédente
; vous ne pouvez donc pas préjuger de ses intentions en matière
de budget des cultes. (Très bien ! très bien ! à
l'extrême gauche.)
........ Mais comment voulez-vous vous assurer de l'assentiment
de la Chambre, sinon en la consultant ? C'est cette consultation que nous
vous demandons aujourd'hui, messieurs.
......................
Vous connaissez le sort de cette malheureuse
question de la séparation de l'Église et de l'État;
elle existait avant la chute de l'Empire, elle figurait dans le programme
de 1869, dans le Programme de Belleville. Nous a-t-on, passez-moi
le mot, quoiqu'il ne soit pas parlementaire, nous a-t-on assez roulés
avec cette question !(Applaudissements et rires.)
On nous disait tous les jours : Nous en sommes
partisans, mais attendez au préalable le vote d'une loi sur les
associations. J'ai entendu cet argument, tout dernièrement dans
la bouche de M. Waldecck-Rousseau, le président du conseil précédent
Eh bien, nous avons cette loi sur les associations. et cependant
vous ne voulez pas faire cette séparation ; maintenant, il nous
faut une loi sur la police des cultes ! Messieurs, cet argument n'est pas
plus sérieux que le précédent. Qu'est-ce, en somme,
qu'une loi sur la police des cultes ? Quand nous aurons fait la séparation
de l'Église et de l'État, quand nous aurons laissé
les cultes libres, sans l'appui du Gouvernement et sans son concours financier,
l'industrie religieuse s'exercera librement comme tous les commerces. Elle
tombera, s'il y a lieu, sous le coup des articles du code pénal
qui réprime les délits. Il n'y a donc besoin d'aucune loi
spéciale pour régler la police des cultes. (Applaudissements
à l'extrême gauche.)
Une autre objection ... ; vous n'avez pas le droit
de faire la séparation de l'Église et de l'État, car
le budget des cultes est une dette de la République envers le clergé......
Il est avéré, en effet, que quand
la Constituante a fait la constitution civile du clergé, elle a
alloué des émoluments aux membres du clergé qui existait
à cette époque ; mais elle n'a pas voulu donner un caractère
de pérennité à ces pensions toutes viagères
; elle a voulu mettre ces gens, elle les a mis à l'abri de la misère
en leur accordant une pension leur vie durant. Jamais, je le répète,
cette loi n'a eu un caractère de pérennité.
......
Je sais bien que les républicains ont l'habitude
de dire : Il faut dénoncer le Concordat avant de faire la séparation
de l'Église et de l'État. J'avoue que je ne sais pas ce qu'est
cette dénonciation. Si on examine examine le Concordat, on voit
bien que ce n'est pas un traité synallagmatique; c'est une législation
française que nous ne devons connaître que comme telle. (Exclamations
à droite - Très bien ! très bien ! à l'extrême
gauche.)
..... car si le consul avait le droit de
traiter au nom de la France, comme chef de Gouvernement, on ne trouvait
pas dans l'autre partie contractante les éléments pour signer
valablement ce contrat. A quel titre le pape aurait-il signé le
contrat ? Comme chef d'une puissance étrangère ?
Monsieur Millevoye, ..., admettriez-vous qu'une
puissance étrangère intervienne dans les affaires intérieure
de la France ? (Applaudissements à l'extrême
gauche.)
....
Que nous donne le Concordat ? Il donnait ... à
Napoléon ... des agents dévoués dont il avait besoin
pour constituer son empire futur ....
Aujourd'hui, la République n'a pas besoin
d'agents dans le clergé ; ces agents ne seraient plus, comme sous
l'empire, les partisans du gouvernement, ils en seraient les adversaires
! Donc le pacte est rompu, et vous n'avez plus à vous occuper du
Concordat.
....
Messieurs les catholiques, vous avez été
surpris de l'attitude de votre pape pendant toute la discussion de la loi
sur les congrégations, et depuis le commencement des mesures d'exécution
vous êtes surpris que le pape n'intervienne pas, lui qui lance si
facilement des encycliques et qui se mêle avec tant de facilité
des questions concernant les nations étrangères. I laisse
égorger ces malheureux congréganistes et vous ne vous en
étonnez pas, messieurs de la droite ? Moi non plus. Son abstention
dans l'affaire des congrégations est le prix de l'abstention du
Gouvernement dans la séparation de l'Église et de l'État.
(Applaudissements
à l'extrême gauche et sur divers bancs.- Mouvements divers.)
......
.... Actuellement, monsieur le président
du conseil, vous êtes engagé dans une lutte terrible et que
j'espère bien vous voir pousser jusqu'au bout ; mais dans cette
lutte, quel rôle jouez-vous, monsieur le président du conseil
? Vous supprimez un clergé, le régulier, et à l'autre,
au clergé séculier, vous donnez des fonds.
.......
Nous ne sommes pas les adversaires
de telle ou telle religion, nous sommes, dans notre parti, les adversaires
de tous les dogmes religieux, quels qu'ils soient. (Très bien
! très bien ! à l'extrême gauche.)
..........
M. Georges Berthoulat. ....
Plusieurs de mes collègues et moi avons déposé
un projet de résolution tendant à instituer
le référendum sur la question de la séparation des
Églises et de l'État. (Exclamations à l'extrême
gauche.) ,
Je m'étonne de rencontrer une hostilité aussi marquée
sur les bancs de l'extrême- gaucho, qui à différentes
reprises et par l'organe de ses représentants les plus éminents
comme MM. Jaurès el Millerand, a déposé des projets
de référendum non pas particulier, non pas consultatif, mais
général et obligatoire. (Très bien! très
bien! sur divers bancs.)
.....
M. Émile Combes.
président du conseil, ministre de l'intérieur et des cultes.......
Si vous supprimiez le budget des cultes par un vote improvisé, vous
jetteriez ce pays dans le plus grand embarras qui puisse s'imaginer. Cet
embarras, que vous ne semblez pas prévoir, affecterait non seulement
les consciences que vous auriez troublée mais il jetterait la République
dans un véritable péril. (Interruptions à l'extrême
gauche et sur divers bancs à gauche. -
Mouvements divers.)
M. Groussau. C'est ce que disait Paul Bert .
M. la président du conseil. Un peuple n'a pas été
nourri en vain, pendant une longue série de siècles, d'idées
religieuses, pour qu'on puisse se flatter de pouvoir y substituer en un
jour, par un vote de majorité d'autres idées contraires à
celles-là.
(Très bien! très bien! au centre et
à droite. - Nouvelles interruptions à l'extrême gauche)
Vous n'effacerez pas d'un trait de plume les quatorze
siècles écoulés. (Très bien! très
bien sur les mêmes bancs.- Exclamation à l'extrême gauche,)
.
M. Dejeante. La Révolution l'a bien fait.
M. la président du conseil. Avant même de les effacer, il est de votre devoir de vous demander à l'avance par quoi vous les remplacerez. (Nouvelles exclamations à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche )
M. Delarue. Nous ne les remplacerons pas!
M. Selle. Il n'en est pas besoin !
M. le président du conseil. Je respecte sincèrement les convictions do l'honorable préopinant, mais je ne crois pas que la majorité, que dis-je? que la presque'unanimité des Français puisse se contenter comme lui, de simples idées morales, telle que ,. (vifs applaudissements au centre à droite et sur divers bancs à gauche.- Protestations à l'extrême gauche.)
M. Ferdinand Buisson. C'est la négation de nos lois scolaires.
M. Selle. Les trois quarts des membres de cette Chambre ont été élus après avoir mis dans leurs programmes la séparation des Églises et de l'État. (Très bien! très bien! gauche.)
M. la président du conseil. .... Je disais que notre société
ne peut se contenter des simples idées morales telles qu'on les
donne actuellement dans l'enseignement superficiel et borné de nos
écoles primaires. (Bruit à l'extrême gauche. - Vive
approbation au centre.)
Pour que l'homme puisse affronter les difficultés
avec ces idées, il faut les étendre, il faut les élever,
il faut les compléter par un enseignement que vous n'avez pas encore
créé et que vous devez créer avant de songer à
répudier l'enseignement moral qui a été donné
jusqu'à présent aux générations. (Interruptions
à l'extrême gauche - Applaudissements au centre et à
droite.)
Quand nous avons pris le pouvoir, bien que
plusieurs d'entre nous fussent partisans théoriquement de la séparation
de l'Église et de l'État, nous avons déclaré
que nous tiendrions sur le terrain du Concordat. Pourquoi ? Parce que nous
considérons, en ce moment, les idées morales telles que les
Églises les donnent - et elles sont les seules à les donner
en dehors de l'école primaire - comme des idées nécessaires.
(Vives
réclamations à gauche et à l'extrême gauche.-
Applaudissements au centre et à droite. - Mouvement prolongé)
Pour ma part, je me fais difficilement à
l'idée d'une société, de la société
contemporaine, composée de philosophe semblables à M. Allard
....(Exclamations à gauche.)
........ que leur éducation primaire
aurait suffisamment garantis contre les périls et les épreuves
de la vie. (Interruptions à l'extrême gauche - Très
bien ! très bien ! au centre. - Bruit.)
..............
J'aspire comme vous tous, du côté gauche
de cette Chambre à l'époque que je voudrais prochaine, que
je voudrais même immédiate, mais que la constatation de l'état
présent m'oblige à ajourner quelque temps, où la libre
pensée, appuyée sur la doctrine de la raison, pourra suffire
à conduire les hommes dans la pratique de la vie. (Interruptions
à gauche)
.............
Tant que le moment n'est pas venu, vous ne
pouvez du jour au lendemain faire, par un simple vote, de la société
actuelle, une société solidement assise sur les principes
de la raison. Vous ne le pouvez pas; (réclamations et interruptions
sur divers bancs à gauche et à l'extrême gauche)
C'est une question de pratique (Applaudissements au centre et sur divers
bancs.)
Oui, c'est une question de pratique ; ce
n'est pas entre nous une question de doctrine puisque, du côté
de la doctrine, je suis en communion avec vous.
Je dis donc, pour terminer sur ce point que la suppression
du budget des cultes ne résoudrait pas la difficulté essentielle
que je viens de signaler.
Un mot maintenant du référendum.
Je repousse au nom du Gouvernement la doctrine du
référendum. Si, comme y consent M. le président de
la commission du budget, on veut la faire étudier par une commission
spéciale, je ne m'y oppose pas. Mais d'ores et déjà,
je déclare que le Gouvernement ne pourra pas s'y rallier. (Interruptions
à l'extrême gauche)
...........
On veut, dit-on, consulter les électeurs,
parce qu'on ne peut pas préjuger avec certitude quelles sont sur
le budget des cultes les pensées de la majorité. mais à
ce compte, pourquoi restreindre la consultation à cette question
unique, quelqu'importante qu'elle soit ?
A chaque pas, à chaque phase de nos débats
parlementaires, nous sommes exposés à rencontrer des questions
importantes, des questions essentielles dans l'ordre des faits qu'elles
concernent ..... dont nous ne pouvons dire avec certitude que la majorité
des électeurs adopterait telle solution ou telle autre. Le parlement
va-t-il se détourner de l'examen de ces questions pour s'enquérir,
par la voie du référendum, des opinions professées
sur ces divers points par la masse des électeurs ? Mais une telle
pratique est le renversement absolu du régime représentatif.
..................
Il n'y a qu'à l'étendre progressivement
aux sujets essentiels pour arriver rapidement à la suppression de
ce régime.
................
Je vois bien ce que les adversaires du gouvernement
parlementaire et les partisans du pouvoir personnel gagneraient à
ce système ; je ne vois pas quel profit en tirerait la nation. Si
le référendum se substituait aux grands débats et
ne laissait aux représentants de la nation que des débats
peu importants, le pays ne tarderait pas à penser, sans doute, qu'il
est inutile de se donner des mandataires. (Très bien ! très
bien!) Et peut-être alors se trouverait-il quelqu'un pour proposer
de fermer la porte de cette enceinte à ce qu'il appellerait un bavardage
superflu. .(Très bien ! très bien!)
.........
Le budget fut voté,
mais, selon un rapport de police, la discussion du budget des Cultes
et le discours de M. Combes faisaient en fin de séance l'objet de
toutes les conversations. Les députés d'extrême-Gauche
ne décoléraient pas et criaient tous à la trahison
du Ministère. "A partir d'aujourd'hui, disait le rapport de
police, on peut s'attendre à de grosses surprises, car il y a quelque
chose de changé dans la majorité."
Toujours selon les rapports
de police, "Dans les milieux socialistes on s'attendait à ce que
M. Pelletan démissionne bruyamment. Mais on s'attendait aussi à
un accord temporaire ; que la lutte contre les Congrégations soit
achevée ; puis la majorité abandonnerait M. Combes, car elle
estimait que rien ne pouvait effacer les déclarations faites sur
les idées religieuses". - "Les radicaux socialistes étaient
plus intransigeants que les collectivistes ..." Ils reprenaient le
mot de Gambetta, "il faudra se soumettre ou se démettre "
Le ministère Combes
ne "tombera" que près de deux ans plus tard, alors que , dès
ce moment-là, ou plutôt un mois après, le nom de Rouvier,
qui lui succédera, était prononcé pour le remplacer
.... bien d'autres suivront !
C'est Jaurès qui présidait ce jour là la Chambre.
Deux mois après cette
mémorable séance, le 25 mars 1903, le journal l'Action
naissait. C'était un quotidien qui se disait "Républicain,
anticlérical et socialiste" Il disait, dans son premier numéro,
continuer l’hebdomadaire La Raison.
pour donner la parole à toutes les
opinions républicaines dans la libre pensée.
"Nous voulons écarter toutes les basses
jalousies et mesquines querelles d’individus et de partis pour ne songer
qu’au triomphe du Peuple par la Raison". Y ont écrit : G. Clemenceau;
Ferdinand Buisson; René Viviani; Marcel Sembat; Gustave Hervé;
Maurice Allard; Victor Augagneur; Albert Bayet; ...
C'est ce journal qui organisa
les rassemblements du 17 mai suivant pour
demander la séparation des Églises et de l'État. Les
journaux parisiens, dans leur ensemble, n'en décomptèrent
qu'une quarantaine. Les rapports de police furent silencieux à l'exception
du rapport sur le correspondant parisien du "Courrier de Hanovre" qui rapporte
que les récents incidents religieux avaient pour cause les agissements
de l' "Action".