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Chambre des députés, 1er juin 1886

DISCUSSION
SUR LA PRISE EN CONSIDÉRATION DE LA PROPOSITION DE LOI
DE MM. PLANTEAU ET MICHELIN,
PORTANT ABROGATION DE LA LOI DU 18 GERMINAL AN X ( 8 AVRIL 1802)

M. le président : ....
    La parole est à M. de Lamarzelle.

M. de Lamarzelle : Messieurs, dans la séance du 16 novembre 1885, l'honorable M. Brisson, parlant au nom du Gouvernement, disait textuellement ceci :
    "La question de la séparation des Églises et de l'État s'est posé devant le suffrage universel, et il paraît certain que la majorité de Français n'est pas actuellement favorable à cette solution."
...
... la plupart des membres de cette Chambre qui siègent au centre n'ont jamais caché leur pensée ... et se sont toujours déclarés, ..., partisans du maintien du Concordat  . Je suppose que les électeurs qui ont voté pour nos collègues du centre, ont su ce qu'ils faisaient, et se ont par conséquent prononcé contre la séparation de l'Église et de l'État.
    Si maintenant à tous les électeurs que représente ici le centre, vous ajoutez les 3 millions 500 000 voix que représente la droite ... ( Exclamations à gauche. - très bien ! très bien ! à droite), il se trouve mathématiquement démontré que le suffrage universel s'est prononcé à une écrasante majorité contre le projet de loi dont on vous demande aujourd'hui la prise en considération.
    Vous dites tous les jours que le suffrage universel est votre souverain maître. Il a parlé, vous n'avez donc qu'à obéir, et, pour être conséquents avec vous-mêmes, vous devez renoncer durant cette législature à toute discussion sur ce sujet.
    Cette raison-là seule devrait suffire pour vous faire repousser d'ores et déjà le projet de M. Michelin.

    Mais il y en a une autre : c'est que cette prise en considération, si vous la votez, serait parfaitement inutile, n'aurait aucun résultat pratique.
    Pour le prouver, je n'ai qu'à vous rappeler ce qui s'est passé sous la précédente Chambre.

    Dès la rentrée, le 17 décembre 1881, une proposition sur la séparation de l'Église et de l'État était déposée par l'honorable M. Boysset. Le 7 mars 1882, elle était prise en considération, le 16 mars, une commission était nommée, et le 31 mai 1883, M. Paul Bert déposait son rapport. Tout s'est terminé là et la question n'a jamais été discutée.

M. Michelin : C'est pour cela que nous déposons aujourd'hui notre proposition

M. de Lamarzelle : Et cependant, on a bien des fois demandé au Gouvernement de la faire mettre à l'ordre du jour. On le lui a demandé notamment dans la séance du 22 novembre 1883, séance intéressante sous bien des rapports et dans laquelle l'honorable ministre des cultes d'aujourd'hui a prononcé certainement l'un de ses plus beau discours : c'est dans cette séance que l'honorable M. Goblet, alors simple député, a donné son avis sur une certaine politique qu'on inaugurait alors, sur la politique de suppression des traitements ecclésiastiques.

M. René Goblet, ministre de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes : Sur la politique de réduction des
traitements.

M. de Lamarzelle : Voici, monsieur le ministre, textuellement ce que vous avez dit alors :
    "Vous voulez retenir leurs traitements ! (aux ecclésiastiques) je dis qu'il y a là un spectacle affligeant ... (applaudissements et rires à droite) et aussi contraire à la dignité de la religion et des cultes qu'à la dignité et à l'autorité de l'État" ( Nouveaux applaudissements à droite.)
    Et vous demandiez qu'on fit cesser cet état de chose, en prononçant la séparation de l'Église et de l'État.
    Jules Ferry, dans cette même séance, dit un mot qui peint bien la situation. Il dit que la discussion sur l'abrogation du Concordat était une discussion académique n'ayant de guère de conséquences pratiques. néanmoins, il promit que pour le mois de janvier 1884 le débat aurait lieu. Vaine promesse ! Le mois de janvier 1884 se passa, puis l'année 1884 et la discussion ne vint toujours pas.
.....
    Eh bien, pourquoi cette discussion n'est-elle jamais venue ?
    Il est extrêmement facile d'en découvrir les raisons. ... . Ces raisons, je les trouve admirablement exposées dans un remarquable travail fait par un adversaire les plus acharné de l'Église,...
    L'auteur suppose la séparation de l'Église et de l'État prononcée en France et il examine quelles vont être les résultats de ce nouvel état des choses.
    Il décrit la guerre qui s'allumera fatalement dans chaque commune, dans chaque village, entre tous les citoyens, et voici ce qu'il dit à ce propos :
    "Cette guerre, elle ne se fera pas de secte à secte, elle se fera dans chaque village pour ou contre le curé !
    "Et quand cette guerre et ses résultats en seront généralisé, que deviendra la République ? Ah ! depuis longtemps sans doute, déjà, le déplacement de quelques millions de voix l'aura fait sombrer et avec elle, au moins pour un temps, les principes de la Révolution française."

    Ainsi, vous le voyez,, pour l'auteur de ce travail, la conséquence de la séparation de l'Église et de l'État, ce serait le déplacement de quelques millions de voix et la chute de la République.

    A gauche. Si vous êtes logique, votez-la donc

M. de Lamarzelle : ... La phrase que je viens de citer est extraite textuellement du Rapport de M. Paul Bert sur la question du Concordat. ( Applaudissement et rires ironiques à droite.)

M. Dugué de la Fanconnerie : C'est pour cela qu'on l'a envoyé au Tonkin.

M. Bergerot : On l'a expulsé !

M. de Lamarzelle : Voilà donc la raison pour laquelle vous n'avez pas voté dans la précédente législature la séparation des Églises et de l'État.
    C'est pour le même motif que vous n'avez pas pu même la discuter. Car si vous l'aviez discutée, vous auriez été contraints de la repousser, et en la repoussant, vous auriez été obligé de rejeter ce qui a toujours été, pour ainsi dire, un dogme républicain. Vous n'avez pas osé vous mettre en contradiction aussi flagrante avec les doctrines du passé de votre parti. (Très bien! très bien ! à droite.)
...
    Pourquoi, d'après M. Paul Bert lui-même, n'avez-vous pas voté la séparation de l'Église et de l'État dans la précédente législature ? C'est uniquement parce qu'alors vous n'avez pas trouvé la République assez forte pour faire ouvertement la guerre au catholicisme.
    Pensez-vous qu'elle soit plus forte aujourd'hui qu'en 1883 ( Applaudissements à droite.)
    Ah, vous étiez forts en 1883 ! Vous pensiez la droite si absolument, si définitivement vaincue que vous vous disiez : " Le péril est à gauche !". Il me semble que depuis ce temps là la situation a bien changé et que ceux qui représentaient alors le Gouvernement sont obligé de s'allier avec "le péril de gauche", tellement le péril de droite est devenu formidable ! ( très bien ! très bien ! à droite.)
    Vous êtes plus faible ... depuis la grande leçon que le pays vous a donnée au 4 octobre 1885.
....
    Ah ! je le sais bien, le Gouvernement viendra tout à l'heure vous dire ... que peut-être il n'y a ni dans le pays ni dans le parlement une majorité en faveur de la séparation de l'Église et de l'État ; mais cependant il est utile de discuter de cette proposition, parce que, comme le disait M. de Freyssinet dans sa déclaration ministérielle," il faut que des débats solennels dans la Chambre et le rayonnement des idées préparent dans le pays cette solution." Et comme corollaire obligé de ces belles paroles, le ministère promettra un débat prochain et prendra sur ce point des engagements aussi solennels que les débats promis. je vous conseille de ne pas trop vous fier à ces engagements. Car ici encore le passé m'enseigne ce qui aura lieu dans l'avenir.
    En effet, tous les gouvernements, tous les ministères sous la précédente législature ont fait les mêmes promesses, et jamais ces promesses n'ont été tenues.
...
    M. Goblet va prendre sans doute un engagement semblable. Mais le tiendra-t-il ? Il me permettra d'en douter ...

M. le président : La parole est à M. Michelin

M. Michelin : Messieurs, ..., L'honorable M. de Lamarzelle nous a dit ... que le suffrage universel s'était prononcé contre la séparation de l'Église et de l'État. Je prétends, au contraire, que le suffrage universel est absolument favorable à cette solution (Réclamations et interruption à droite.)
...
    Je prétends que cette solution s'impose, comme la conséquence de la liberté de conscience. Le suffrage universel ne peut pas être opposé à cette liberté.
    Avant 1830, il existait une religion d'État, et je comprends qu'à cette époque on n'ait pas pu poser la question : mais aujourd'hui, il n'y a plus de religion d'État. Les révolutions de 1830 et de 1848 ont posé le grand principe de la liberté de conscience : l'Église doit être libre et l'État doit être neutre. Voilà la vérité ( Très bien ! très bien ! à gauche )
    Nous autre, auteurs de la proposition, nous voulons la liberté pleine et entière pour tout le monde, pour l'Église comme pour ses adversaires ... et c'est précisément parce que nous voulons cette liberté que nous sommes d'avis qu'aucun lien ne peut plus exister entre l'Église et l'État qui ne doit plus salarier aucun culte, conformément au grand principe traditionnel de la Révolution française.
...
    On nous dit ... que, si la séparation de l'Église et de l'État était voté, la guerre éclaterait entre tous les citoyens.
    J'avoue véritablement que je ne vois pas pas de quel côté viendrait la guerre, ou plutôt si, je le vois bien, c'est du côté de la droite que viendrait la guerre, car la droite voudrait voir revenir les guerres de religion et elle n'a pas cessé d'entretenir ces espérances de retour à un passé qui est condamné, irrémédiablement condamné par les grands principes de la Révolution française. ( Exclamations ironiques à droite. - Très bien ! très bien ! à gauche.)
    Vous pouvez essayer de relever la tête, mais soyez assuré que le pays ne reviendra jamais à vos traditions, qui sont celles de l'inquisition. ( Nouvelles exclamations ironiques à droite.)
    Le peuple s'élève, les idées marchent, et ce n'est pas vous qui enrayerez le progrès des idées !
...
    Vous n'empêcherez pas les idées de marcher, de faire des progrès, ..., et, ne l'oubliez pas, le Concordat de l'an X a été fait par Bonaparte, alors que la révolution française avait posé au contraire le grand principe de la séparation de l'Église et de l'État.
...

M. Freppel : J'estime, ..., qu'en vous invitant à soulever le périlleux problème de la séparation de l'Église et de l'État, de la dénonciation du Concordat et de la suppression du budget des cultes, en vous invitant à reprendre pour votre compte le cultur kampf qui vient d'avoir lieu en Allemagne le dénouement que tout le monde sait ... j'estime que l'on vous pousse à commettre une faute politique. ( Mouvements divers.)
    Je dis une faute politique, et je dis pourquoi. On commet une faute politique lorsqu'on soulève un problème qu'on n'est pas en état de résoudre.
...
    Or, à l'heure présente, vous n'êtes pas en état de résoudre le problème dont il s'agit.
...
    La preuve en est manifeste. Sur 580 députés qui composent cette assemblée, il n'y en a pas 100, il n'y en a pas 80 qui aient osé faire de la suppression du budget des cultes un article de leur programme électoral (protestation à l'extrême gauche. - C'est vrai ! - Très bien ! à droite)
...
    Dès lors, à quoi bon prendre en considération une proposition qui n'a aucune chance d'aboutir ...
...
    En 1882, il y avait 80 membres sur ces bancs ( l'orateur désigne la droite) ; aujourd'hui, il y en a 180 :  si donc la question a fait un pas, c'est d'après vous-même un pas en arrière et non un pas en avant. (Applaudissements à droite)

M. Michelin : Je suis heureux que vous constatiez vous-même qu'en vous nommant on a fait un pas en arrière. (Bruit à gauche.)

M. Freppel : Le débat, auquel MM. Goblet et Michelin voudraient vous convier, est donc frappé d'avance de stérilité.
...
    Le pays vous demande tout autre chose. Et d'abord, il vous demande et il se demande à lui-même ce que nous faisons ici depuis six mois, et à cette question la réponse n'est pas facile. ( Applaudissements et rires à droite.)
    Il vous demande de prendre en main, résolument, ces questions ouvrières ... (Exclamations à gauche) .. ces questions sociales ajournées depuis si longtemps  et qui réclament une solution. ( TRès bien ! très bien ! à droite )

M. Michelin : Ne parlez pas de la question ouvrière !

M. Freppel : Et s'il m'était permis de faire une petite digression, je demanderais à mon tour ce que deviennent nos propositions sur ces matières si importantes. Que devient la proposition de notre honorable  collègue M. Martin Nadeau, sur l'assainissement des logements insalubres ? On n'en entend plus parler. Que devient la proposition que éloquent ami M. de Mun et moi, de concert avec quelques-uns de nos collègues, avons déposée, sur la protection des ouvriers victimes d'accidents dans leur travail, et cette proposition que nous avons également présentée sur la protection des ouvriers par la réglementation du travail dans les usines et manufactures !
    Elles dorment dans les cartons de la chambre ! Voilà les questions que le pays vous demande d'élucider et de résoudre. ( Applaudissement à droite.)

M. Michelin : Ce ne sont pas les seules !

M. Freppel : Et, après les questions ouvrières, les questions agricoles ! ... ( Vives approbations à droite) ce que le pays vous demande, c'est de remédier aux souffrances de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, et non pas de vous livrer à des dissertations plus ou moins étudiées sur le général Bonaparte, sur le Concordat de 1801, sur la loi du 18 germinal an X. Le pays ne vous demande rien de tout cela! ... Il se soucie infiniment peu de ces tournois de la parole, de ces assauts d'armes historiques ou philosophiques. ( Applaudissements à droite.)
    Eh bien, si vous fermez l'oreille aux demandes du pays ...
...
    si vous perdez votre temps à des débats stériles, le pays, le pays qui travaille, le pays qui souffre, saura, à la veille des élections pour les conseils généraux ... ( Exclamations au centre et à gauche. - Oui ! oui ! à droite) que votre souci principal n'est pas de remédier aux souffrances du peuple, mais de discuter des propositions qui n'ont pas d'autre but que de supprimer le culte, de faire fermer les églises et de réduire le clergé de France à la mendicité .. (Vive approbation à droite. - murmures à gauche)
.......

[Par un vote de 289 voix contre 240, la proposition de loi est prise en considération]


Chambre des députés, le 9 novembre 1886

..........
M. Sigismond Lacroix : Messieurs, la Chambre doit nommer demain la commission chargée d'examiner la proposition de nos collègues, MM. Planteau et Michelin, sur l'abrogation du concordat. La chambre se rappelle qu'elle est saisie, depuis quelques temps déjà, d'une autre proposition de M. Yves Guyot, relative à la séparation facultative des Églises et de l'État par les communes.
    Cette proposition n'est pas prise en considération. Mais l'intention de notre collègue, M. Yves Guyot, est de la soumettre, comme amendement, à la commission qui sera nommée demain.
    En conséquence, cette commission aura à examiner la question de la séparation des Églises et de l'État sous toutes ses faces.
    Je demande à la Chambre de décider que cette commission sera composée de 22 membres au lieu de 11. ( Marques d'assentiments sur plusieurs bancs.)

M. le président : je mets aux voix la proposition de M. Sigismond Lacroix tendant à composer de 22 membres la composition charger d'étudier la proposition de M. Planteau et Michelin, relative à l'abrogation du concordat.

[Proposition adoptée.]