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 PROPOSITION DE LOI
tendant à l'abrogation du Concordat,
présentée par MM. Charles Boysset, Charles Floquet, Clémenceau, Louis Blanc, Édouard Lockroy, Alfred Naquet,
Germain Casse, Émile Deschanel, Barodet, Georges Perin, Martin Nadaud, Benjamin Raspail, Jules Maigne, Ménard-Dorian, Alfred  Talandier, Chavanne, Mathé, Bousquet, députés,
(Séance du 30 juillet 1879.)
(suivi du rapport sommaire fait au nom de la 15° commission d'initiative parlementaire chargée d'examiner la proposition de loi
par M. Deluns-Montaud, le 8 mai 1880)
Ce texte sera à nouveau déposé par M. Boysset le 17 novembre 1881

EXPOSÉ DES MOTIFS

I

    Messieurs, la liberté de conscience, proclamée en 1789, est aujourd'hui plus qu'une loi de l'État ; elle est devenue un axiome politique et social qu'il est superflu, désormais, d'inscrire dans la Constitution de la France.
    Qu'il s'agisse de la communion catholique ou de la communion juive, de la confessIon d'Augsbourg ou de celle de Genève ; qu'il s'agisse du déisme, avec ses mille formes individuelles, ou de l'indifférence, ou du scepticisme, ou de la grande école scientifique qui n'accorde son hommage et sa foi qu'à l'expérimentation et à la démonstration effective ; qu'il s'agisse de la négation même, avec ses formules les plus audacieuses, toute philosophie, toute religion, toute doctrine ont droit de cité parmi nous. Ce n'est pas la tolérance seulement que notre société leur assure, c'est la déférence et le respect.
    Dès lors, la religion catholique romaine a perdu complètement, ce caractère de généralité,
d'universalité juridique et obligatoire dont elle a pu se prévaloir dans le cours des siècles précédents. Et il est évident qu'aucune autre religion, qu'aucune autre doctrine n'a hérité de cette universalité et de cette prédominance.
   Dès lors aussi, ni la religion catholique, ni aucune autre doctrine ne sauraient aujourd'hui constituer un service public, intéressant la société tout entière. C'est à chaque conscience, ayant sa libre doctrine. purement individuelle et privée, respectée à l'égal de la doctrine voisine, à instituer son culte suivant sa foi et suivant les convenances, en pleine liberté.
    Dès lors enfin, il est inadmissible que le budget de la nation, produit des sacrifices de tous, soit grevé d'une dotation quelconque au profit d'une religion ou d'une philosophie particulière, car, encore une fois, toute généralité de service ayant disparu, toute subvention nationale doit disparaître, sous peine de non sens et d'injustice.
    Tel est le droit absolument indéniable.

II

    En fait que se passe-t-il ?
    Un contrat est intervenu, il y a près de quatre-vingts ans, entre Napoléon Bonaparte, premier Consul, et Pie VII, chef de la religion catholique romaine.
    Aux termes de ce contrat, le Gouvernement français s'engageait à rétablir le culte public et officiel du catholicisme ; il assurait au clergé catholique un traitement de l'État ; il lui remettait, pour l'exercice du culte, les églises appartenant à la nation.
    De son côté, le pontife romain "reconnaissait dans le premier consul les droits et les prérogatives dont jouissait auprès de Sa Sainteté l'ancien Gouvernement."
    Cette convention, dont l'intérêt pour chacune des parties contractantes était immense, c'est le Concordat.

III

    Il faut signaler d'abord la différence profonde qui nous sépare de 1801, date du Concordat, au point de vue du développement intellectuel, industriel, moral et politique de la nation.
    Il faut aussi reconnaître que nous, République française de 1789, nous ne sommes à aucun titre les héritiers du 18 brumaire et que nous ne pouvons être tenus par les engagements du premier consul Napoléon Bonaparte.
    Il faut enfin reproduire avec insistance cette considération de droit que toute religion et toute doctrine d'État sont désormais abolies, que les consciences sont déliées qu'elles lont égales devant la loi, à quelque philosophie qu'elles appartiennent, et que dans de telles conditions, si claires et si précises, tout privilège d'argent, d'honneur ou de liberté, constitue nettement une violation du droit et de la justice.

IV

    Mais il y à plus.
    Le Concordat inflige à la nation une lourde charge et un grave péril.
    En exécution de ce traité, l'État paye aujourd'hui cinquante millions au catholicisme. Et par là même, il imprime au catholicisme l'estampille officielle ; il Iut confère une sorte de mission, de délégation fonctionnelle, qui commande la confiance et le respect des populations.
    Or, les évêques et le clergé catholique, loin d'être les auxiliaires et les coopérateurs du Gouvernement, se montrent non-seulement irrespectueux et indociles, mais rebelles à. l'État, s'autorisant en cela de la hante prépotence dont Dieu lui-même, suivant leurs affirmations dogmatiques, a investi l'Église et son chef infaillible.
    Cette attitude de l'Église catholique envers l'État a été mise en pleine lumière dans les solennelles discussions qui ont récemment occupé la Chambre.
    Dans de telles circonstances si décisives, soit en droit, soit en fait, il y a lieu d'abroger le Concordat.
    Il importe que la justice et l'égalité soient rétablies sincèrement entre les doctrines qui se partagent les esprits et les consciences. Il importe que la République ne soutienne plus plus longtemps de ses millions et de son mandat officiel ses ennemis déclarés ; toute liberté étant acquise aux catholiques, comme à tous antres citoyens, de conserver leur dogme et de pratiquer leur culte, conformément aux lois du pays, sous la surveillance de l'État.

V

    Qu'est devenu, d'ailleurs, ce Concordat de 1801, ce contrat séculaire devant lequel chacun s'incline avec une sorte de terreur religieuse, comme s'il était le "palladium" de nos destinées?
    Le temps et les événements l'ont dégradé et ruiné. Il n'est pas une de ses dispositions qui n'ait subi l'altération ou la désuétude. Seule, cette intéressante prescription qui stipule au profit de l'Église "un traitement convenable" demeure debout, ferme et intact, ardemment défendue par les évêques et pieusement exécutée par l'État.
    Le reste n'est plus que vestiges, notamment l'obligation du serment de fidélité à la République française par les curés et par les évêques.
    Et quant aux soixante articles organiques, complément nécessaire du Concordat lui-même où se trouvent les textes qui règlent  la procédure d'abus, ceux qui prescrivent l'autorisation du pouvoir civil pour la publications des bulles pontificales, ceux qui exigent l'enseignement de la Déclaration de 1682 dans les séminaires, etc., on sait avec quelle passion, avec quelle colère hautaines, les chefs de l'Église les repoussent comme entâchés d'usurpation et de tyrannie et comme violés, dès l'origine, faute d'avoir été soumis à l'acceptation du souverain pontife.
    Toutes ces dispositions surannées sont, en vérité, mortes et gisantes. Il s'agit d'ensevelir ce passé devenu inintelligible et répulsif à tous égards. Il s'agit de rompre résolument des liens demi-brisés, dont nos ennemis irréconciliables tirent profit et prestige contre nous-même et qui ne nous donnent à nous nation, à nous patrie, que charges écrasantes, désordres et périls.
    Tels sont nos motifs sommaires pour proposer à la Chambre les dispositions suivantes :

PROPOSITION DE LOI

Art. 1er

    Le Concordat du 23 fructidor an IX ( 10 septembre 1801) et les articles organiques du 26 messidor an IX, promulgués le 18 germinal an X sont abrogés.

Art. 2

    Cette abrogation produira tous ses effets à partir du 1er janvier 1881.
    Dès ce jour, ni le culte catholique, ni aucun autre culte ne sera reconnu ni subventionné par l'État, et aucun privilège de délégation et d'honneur ne pourra leur être conféré.
 
 

RAPPORT SOMMAIRE
fait au nom de la 15° commission d'initiative parlementaire
(MM. David (Indre), président; Labeze, secrétaire ; Boysset; Deluns-Montaud; Trouard-Riole; Loubet; Lajanne; Anglade; Dreux; Giroud; Tondu; Sallard; Ganne; Tiersot; Mingasson; David (Jean); Perras; Roudier; Duvaux; Bouteille; Ninard; Guyot
chargée d'examiner la proposition de loi de M. Charles Boysset et plusieurs de ses collègues,
tendant  à l'abrogation du Concordat,
par M. Deluns-Montaud
le 8 mai 1880

    Messieurs, MM. Charles Boysset, CH. Floquet, Clémenceau, Louis Blanc, Ed. Locroy et treize de leurs collègues ont déposé sur le bureau de la Chambre, dans la séance du 30 juillet 1879, le projet de loi suivant :

Art. 1er
    Le Concordat du 23 fructidor an IX ( 10 septembre 1801) et les articles organiques du 26 messidor an IX, promulgués le 18 germinal an X sont abrogés.

Art. 2

    Cette abrogation produira tous ses effets à partir du 1er janvier 1881.
    Dès ce jour, ni le culte catholique, ni aucun autre culte ne sera reconnu ni subventionné par l'État, et aucun privilège de délégation et d'honneur ne pourra leur être conféré.

    Votre commission d'initiative n'a pas cru devoir conclure à la prise en considération de cette proposition.
    "La liberté de conscience, disent les signataires, étant proclamée, toutes les doctrines ont un droit égal à la protection de l'État. La religion catholique a perdu le caractère de généralité et d'universalité dont elle a pu se prévaloir ; elle ne saurait dès lors constituer un service public. Avec la généralité du service la subvention doit disparaître.
    "Or, l'État paye 50 millions aux ministres du culte catholique et leur confère une sorte de délégation fonctionnelle qui commande le respect. Il faut faire disparaître un état de choses si contraire à la liberté de conscience et aux principes constitutifs des sociétés modernes.
"Si, d'ailleurs, on considère le Concordat comme une arme aux main du pouvoir civil pour contenir un clergé rebelle, les faits démontrent que cette arme est impuissante. L'appel comme d'abus est dérisoire, la déclaration de 1682 foulée aux pieds ; il faut rompre des liens demi-brisés"

    Tout autres ont été les les motifs qui ont déterminé votre commission.
    Toutes les doctrines philosophiques et religieuses ont dans un pays libre un droit égal à se produire : c'est la liberté de conscience. Mais cette liberté, comme toutes les autres, doit être limitée par les nécessités de conservation de l'État.
    Si donc, une religion, son dogme, son enseignement, sa discipline, le nombre de ses adhérents, l'empire qu'elle exerce, ses bienfaits, ses dangers exigent des mesures de conservation et de défense, ces mesures entrent pleinement dans la catégorie générale des fonctions de police qui sont un des des attributs essentiels de l'État.
    L'existence du catholicisme, sa foi partagée par la majorité des habitants du territoire, sa prédication, ses prétentions séculaires, sa domination sur les consciences sont certaines. L'État peut-il ignorer des faits aussi considérables et sous prétexte de liberté y rester indifférent ? Évidemment non. Dans un pays comme le nôtre, empreint depuis des siècles de tradition catholique, en présence de l'adhésion formelle de fidèles nombreux à une doctrine religieuse dont le chef réside à l'étranger, la nécessité de régler les rapports entre l'autorité civile et cette doctrine même s'impose encore comme elle s'est imposée à tous les moments de notre histoire.
    Le Concordat et les lois organiques consacrent d'ailleurs le principe de la séparation de l'Église et de l'État, en ce qu'ils délimitent les attributions que ces deux puissances ont trop souvent confondues ; l'Église, pour le service de ses ambitions théocratiques, l'État, pour le plus grand préjudice de la liberté de conscience. Ainsi, l'Église reste indépendante dans son domaine spirituel, et l'État, dégagé de toute préoccupation de dogme, demeure debout, puissant et armé dans son domaine temporel. Voilà la vérité. Ces deux forces se sont rencontrées ; pouvaient-elles s'ignorer, rester indifférentes l'une à l'autre ? L'une et l'autre ayant une invincible tendance à l'invasion et à l'absorption, des rapports constants, des points de contact permanents devaient s'établir entre elles ; de là, la légitimité, la nécessité d'une règle de vie, d'un concordat, d'une loi.
    Le Concordat et les lois organiques, sans blesser la foi des catholiques, assurent à l'État des moyens efficaces de défense contre des prétentions et des rebellions trop longtemps tolérées. L'appel comme d'abus n'est pas le seul moyen de résistance contre l'esprit d'invasion de l'Église. Le code pénal prévoit et punit les délits et les crimes commis par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs ministères. Enfin, une série de disposition législatives met un sage obstacle à l'accroissement des richesses du clergé.
    Ces mesures, il faut l'avouer, soit négligence, soit complicité, sont souvent resté lettre morte aux mains des pouvoirs qui ses ont succédé.  De là l'émotion publique et la raison de la proposition de nos collègues. Mais il appartiendrait à un gouvernement décidé à se défendre de relever ces dispositions et de les appliquer à un clergé qui persisterait à les méconnaître. Là est la vraie doctrine de l'État, là aussi est le salut de nos institutions, qui ne peuvent que gagner à apparaître aux yeux de tous avec leur caractère de légalité éprouvée et forte.
    Il n'est ni opportun ni prudent d'abandonner cette législation tutélaire. Car si l'on veut la séparation de l'Église et de l'État comme paraissent l'entendre les auteurs de la proposition, il faut renoncer aux lois d'exception auxquelles l'Église est soumise. Il faut, sans dommage pour la liberté de conscience, sans injure à une foi ancienne et respectable, replacer dans le droit commun les ministres du culte catholique. Il faut refaire toute notre législation en matière d'enseignement (1882), de droit de réunion (1881) et d'association (1901). Il faut enfin permettre, si l'on supprime toute subvention, cet accroissement de richesses qui a été pour les États catholiques un si fréquent et si légitime sujet d'inquiétudes.
    Si l'on veut la lutte ; si, n'ayant foi que dans l'individu, dédaigneux du concours de l'État, on n'appréhende pas l'organisation qui ne tarderait pas à se former entre tous les fidèles, en vue d'assurer dans le cadre d'une forte hiérarchie sacerdotale l'indépendance d'abord, la domination ensuite ; n'y a-t-il pas lieu de rechercher si, dans notre éducation nationale, dans nos moeurs, dans la pratique de la liberté naissante, on pourra trouver des éléments suffisants de résistance contre les tendances envahissantes de l'Église catholique.
    Le moment parait mal choisi pour tenter une telle expérience.
    La subvention accordée aux ministres du culte catholique est, aux yeux des croyants, obligatoires pour l'État ; la retirer serait inquiéter sans profit les consciences ; car on s'exposerait, d'autre part, au redoutable accroissement des richesses d'un clergé qui exerce encore une puissance indéniable. (Il s'agit ici du clergé séculier, soumis au Concordat ; le clergé régulier des congrégations, "oublié" par le texte,  s'enrichissait de façon colossale.)
    Tant que l'éducation ne sera pas faite, tant que les moeurs publiques n'auront pas dégagé la nation des influences religieuses, la suppression du budget des cultes et la séparation de l'Église et de l'État, au sens des auteurs du projet, conduiront à une lutte, dangereuse toujours, fatale peut-être, pour l'État, si on laisse à l'Église une pleine liberté.
    Et si les subsides supprimés, les mesures d'exceptions sont cependant conservées, mises hors du droit et humiliée sans compensation, l'Église ne pourrait-elle pas se plaindre d'une persécution bien faite pour soulever les coeurs ?
    La subvention, d'ailleurs, n'est pas une protection spéciale accordée à la doctrine catholique, et comme il n'y a pas de religion d'État, il n'y a pas non plus de délégation fonctionnelle attribuée aux ministres du culte. Il y a simplement concordat, c'est à dire convention entre deux puissances de fait, pour régler des rapports nécessaires.
    La subvention est le prix de la soumission de l'Église au temporel.
    L'expérience a peut-être indiqué des améliorations à apporter dans cet état de choses ; le principe reste le même, le régime des concordats ne semble pas prêt d'être abandonné. Le plus sage, à l'heure présente est de s'en tenir au traité signé entre la cour de Rome et la France, le 23 fructidor an IX, et aux lois organiques qui l'assortissent.