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III
Discussion sur la séparation

Les discussions de la commission ont tout d'abord porté sur la question fondamentale soulevé par la proposition de M. Boysset : convient-il de prononcer la séparation de l'Église et de l'État, de dénoncer le Concordat, de supprimer le budget des cultes.
    Trois de nos honorables collègues ont soutenu cette thèse avec énergie. nous allons essayer de résumer leur argumentation :

    "La question n'est plus entière, nous a dit tout d'abord l'un d'eux. Le Concordat, en fait, n'est plus exécuté, et cela depuis longtemps. L'une des partie contractante refuse d'obéir au pacte de 1802 ; elle en repousse les charges ; elle doit en voir supprimer les avantages.
    "Car le Concordat avait pour but la reconstitution d'une Église gallicane, d'une Église nationale. Bonaparte voulais reprendre les traditions de la monarchie absolue, et se placer en face de l'Église catholique, dans une situation analogue à celle de Louis XIV. Cette pensée est nettement indiquée dans plusieurs articles de la loi de germinal an X, et surtout dans celui qui ordonne que l'enseignement dans les grands séminaires devra être conforme à la déclaration du clergé de France de 1682 (art. 24) : "Ces doctrines, disait le rapport de Portalis au conseil d'État, ne peuvent être méconnues par aucun citoyen."
    Or, ces exigences d'une des parties contractantes, n'ont pas été acceptées par l'autre. En 1845, le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, refusait d'enseigner les déclarations de 1682 condamnées, dit-il, par la cour de Rome ( déclaration d'abus, par ordonnance du 9 mars 1845.).
    "En 1847, en 1851, le pape Pie IX les réprouvait formellement dans le syllabus, entrant dans plus de détails, considère des erreurs presque toutes les exigences ders articles organiques. Or Portalis a dit au Corps législatif : "La convention avec le pape et les articles organiques de cette convention participent à la nature des traités diplomatiques, c'est-à-dire à la nature d'un véritable contrat." Donc, c'est la papauté elle-même qui a dénoncé le contrat, et vous ne prenez, en abrogeant le Concordat, aucune initiative.
    "Il y a plus : le contractant que l'État français avait devant lui n'est plus aujourd'hui ce qu'il était en 1801. Le concile de 1870 et la proclamation du dogme de l'infaillibilité papale ont changé les conditions fondamentales de la convention, qui se trouve ainsi annulée en droit comme en fait. N'hésitez donc plus à mettre notre législation en rapport avec la réalité des choses."
    A ceci il a été répondu : D'abord, il y aurait beaucoup à dire sur les intentions de Bonaparte relativement à la reconstitution d'une Église gallicane. C'est un étrange moyen d'y arriver d'une part, que de supprimer l'Église constitutionnelle où les principes gallicans étaient sans conteste acceptés, et, d'autre part, que de livrer les titulaires des anciens diocèses à l'autorité absolue du pape qui put les destituer au mépris de ce qu'enseignait précisément l'Église gallicane. En second lieu, il est inexact de dire que l'Église catholique n'a pas exécuté le Concordat proprement dit. On chercherait en vain, parmi les 17 articles de la convention du 23 fructidor an IX, celui dont l'exécution n'a pas eu lieu par suite d'un refus de l'Église. Et si le serment imposé par l'article 6 aux évêques et par l'article 7 aux curés n'a plus été, depuis longtemps, prêté des sa teneur intégrale, c'est parce que le Gouvernement y a spontanément renoncé. Quant aux articles organiques, il est excessif, malgré les paroles de Portalis, de leur donner le même caractère qu'au Concordat lui-même. Ils sont une loi de l'État, ils ne sont point une convention ; la signature des mandataires du pape ne s'y trouve pas, malgré la tentative honteuse de Bonaparte, et ne s'y pouvait pas trouver. Le refus de leur obéir peut bien être pour l'État une raison de dénoncer un Concordat dont il n'obtient pas tout ce qu'il espérait ; mais ce n'est pas, ipso facto, une cause de nullité de la convention.
    Au reste, ces arguments subtiles ne sont pas ce qui doit nous guider ; que l'Église ait ou non exécuté le pacte, l'État n'en a pas moins le droit de le dénoncer s'il y trouve son intérêt engagé. Et pour le même motif, il peut continuer à l'exécuter, quand même il serait seul à le faire fidèlement.. C'est l'intérêt de l'État qui doit être ici notre seul guide. Sans doute, la déclaration du 19 mars 1682 a disparu des grands séminaires ; sans doute le pape a obtenu la consécration solennelle d'une autorité infaillible à laquelle il avait du reste toujours prétendu. mais il est vrai également que les évêques, au mépris de l'article 12 des Organiques, prennent le titre de monseigneur et non celui de citoyen ou de  monsieur ; il est vrai également que "tous les ecclésiastiques ne sont pas habillés à la française" (art. 43). La vrai question n'est pas de savoir si ces infractions à la loi de germinal frappent de déchéance la convention concordataire, mais de savoir, si malgré elles, il y a avantage dans ce pays, pour le bon ordre des choses, la paix publique, la tranquillité des esprits, de conserver cette convention, ou de la dénoncer. Or, nous espérons démontrer qu'il est préférable de la conserver, comme loi de l'État ; c'est le seul ordre d'arguments que nous consentions à mettre en ligne.

    Cette sorte de question préalable écartée, nous nos sommes trouvés en présence des arguments de fond.
    "Les religions, nous a-t-on dit, ne sont point affaire d'État. La religion, n'est pas, elle ne peut être un rapport social ; elle est un rapport de l'homme privé avec l'être infini " (Mirabeau). C'est à la conscience individuelle qu'il appartient de décider souverainement en matière religieuse. En ce domaine, l'État n'a nulle compétence, il n'a nul droit de pénétrer. Il ne saurait distinguer la vérité de l'erreur en matière de religion.
    "Chaque citoyen doit pouvoir, en pleine liberté, par le raisonnement ou par le sentiment, édifier telles théories qu'il lui plaît sur l'origine des choses et la destinée humaine ; il doit pouvoir se réunir et s'associer avec ceux qui pensent comme lui, pour accomplir tels actes, pour se livrer à telles manifestations qui lui semblent nécessaires pour la mise en pratique de ses théories ; il doit pouvoir demeurer fidèle à quelques unes des anciennes confessions religieuses ou quitter l'une pour l'autre, ou se rallier à quelque religion nouvelle, ou s'isoler de toute foi et de tout culte ; il doit pouvoir librement propager ses croyances et contredire à celles d'autrui. L'État n'a rien à faire, que d'examiner si ces actes, ces manifestations, ces compétitions, ne portent pas atteinte aux droits imprescriptibles de la société civile, et ne compromettent pas la sécurité publique. Ainsi le proclame et l'exige le principe sacré de la liberté de conscience.
    "Certes ce principe est moderne, et ce respect de la conscience individuelle est de conquête récente. Les temps ne sont pas loin où la doctrine contraire était partout triomphante. L'État considérait alors qu'une certaine confession religieuse était la seule qui lui offrit des garanties suffisantes, et il l'adoptait comme une loi de la société civile. A cette religion, il accordait la puissance dans le domaine séculier ; à ses ministres, il donnait autorité, honneurs, richesses. Le dissident était un factieux ; l'hérétique ou l'incrédule devait être puni comme violateur des lois.
    "Dans les pays catholiques, la situation était renversée, bien que le résultat fût le même. C'était l'Église qui exerçait sur l'État, en matière religieuse, un pouvoir absolu. Elle lui dictait son devoir, et, selon la forte expression de saint bernard: "le glaive temporel était mis hors du fourreau par la main du guerrier, mais sur un signe du prêtre. "Or, toute la doctrine catholique sur ce point est contenue dans les paroles de saint Ambroise : "la vraie foi peut seule être professée sous les princes chrétiens ; envers les idolâtres, les juifs, les hérétiques, en un mot les ennemis de l'Église, il ne peut être question de tolérance (Épître, 17. ss.)"
    "C'est l'honneur des temps modernes et principalement de la Révolution française d'avoir mis fin à cette conception de la religion d'État, responsable de tant de crimes, et d'avoir nettement proclamé la distinction du citoyen, obéissant aux lois de l'État, d'avec le croyant, libre vis-à-vis de sa conscience.
    "Or la conséquence logique et nécessaire du principe moderne, c'est l'indifférence, et, si l'on peut dire, l'ignorance de l'État par rapport aux diverses confessions religieuses. Il ne doit pas les connaître ; il ne connaît que les citoyens qui les composent. Et pour ceux-ci le droit commun le plus entier : aucune situation exceptionnelle, aucun privilège, aucune déchéance spéciale. Agir autrement, c'est violer le principe, c'est attenter à la liberté de conscience.
    "Or, c'est ce qui arrive pour le Concordat ; car en se mêlant de nommer et de salarier des prêtres, ce traité fait de la religion une affaire de l'État, et du clergé une institution de l'État. Il est vrai que par les plus étrange des éclectismes il ne constitue pas une religion d'État. Mais, parmi les multiples conceptions religieuses qui, à l'heure qu'il est, se partagent le milliard et demi d'êtres humains qui peuplent notre globe, il en prend trois et les place dans une situation privilégiée.
    A leurs sectateurs il offre cet avantage immense de payer leurs ministres aux frais de la nation, de donner dans les édifices appartenant à l'État, asile à leurs réunions. Sans doute, il ne considère pas comme traître à la patrie ceux qui ne s'inscrivent pas dans l'une des associations religieuses qu'il reconnaît, honore et subventionne ; mais il les place dans une position d'infériorité manifeste. Est-ce donc que l'État considère qu'il y a dans leurs croyances un moindre degré de certitude, et s'aviserait-il d'apprécier la valeur des dogmes divers ? Nullement, nous dit-on. Et cependant, pour eux, point d'immunités spéciales. Grecs, musulmans, vieux catholiques, ils devront trouver dans leurs propres ressources l'argent nécessaire à la célébration de leur culte. Bien plus, l'impôt viendra prendre chez eux une partie des sommes nécessaires pour subventionner des religions qu'ils considèrent comme fausses et pernicieuses.
    "Et, en dehors de cette question d'argent, qui a bien quelque intérêt, surtout en présence du croissant des libres-penseurs,, qui ne voudraient, eux, payer aucune religion, quelles conséquence fâcheuse et parfois étrange ! L'antique conception de la religion d'État avait sa grandeur et sa logique. Mais que dire d'un système qui protège, honore, et contraint par des lois spéciales, de respecter des religions dont les dogmes sont d'un antagonisme irréductible. De la même main, l'État paie le prêtre protestant qui nie la présence réelle, le prêtre juif qui nie Christ-Dieu, le prêtre catholique qui, hier encore avait, et qui réclame toujours (Art. du Syllabus- En 1815, les évêques de belgique déclarèrent que l'article de la Constitution, ainsi conçu : "La liberté des opinions religieuses est garantie à tous" est opposé à l'esprit et aux maximes de l'Église catholique.), le droit de fermer la bouche aux défenseurs de ces négations sacrilèges. Voilà donc l'État à la fois protecteur et indifférent. Est-il un spectacle plus propre à développer le scepticisme des âmes ?
    Et à quel prix fait-il acheter ces privilèges à ceux-là même qui en jouissent ? Il intervient souverainement dans la délimitation des circonscriptions ecclésiastiques, il nomme les ministres des cultes, il leur impose des prescriptions disciplinaires, il exige d'eux un serment humiliant. Les Églises y gagnent une subvention ; ne payent-elles pas bien cher en indépendance et en dignité ?
    "S'il est contraire aux principes, donne-t-il du moins quelque puissance à l'État ? Assure-t-il réellement la tranquillité publique ? Instrument de domination, fait-il au moins son office ? Tient-il les prêtres courbés sous le joug, comme les voulait voir Bonaparte ? Se sont-ils, pour tant d'avantages concédés, asservis à l'État, et sont-ils, suivant la sévère expression de Montesquieu, devenus ses flatteurs, ne pouvant plus être ses tyrans ? Font-ils retentir leurs églises de ses louanges, enseignent-ils à leurs ouailles le respect de ses injonctions, sont-ils des auxiliaires précieux mettant la puissance religieuse au service de la loi civile, et transformant en pêchés les infractions à ses ordres ? Ou du moins, si un tel degré d'abaissement n'a pu être obtenu, le prêtre est-il contraint de se taire quand les lois de l'État lui déplaisent ? Ses paroissiens sont-ils réduits à chercher dans son prudent silence la marque que leur foi religieuse peut être blessée par les exigences de la loi civile ? Et quand sont venues les époques solennelles où la volonté du peuple est consultée, se sent-il obligé par quelque crainte concordataire, à une réserve que sa situation privilégiée devrait, à elle seule, lui commander ?
    "Ah ! la réponse est trop facile. Pour la dernière question, il n'y a qu'à recourir aux dossiers parlementaires des élections de 1876 et 1877. Pour la première , il n'y a qu'à lire les mandements et les prédications qui ont accueillit la loi sur l'obligation de l'instruction primaire ; il n'y a qu'à regarder ce qui se passe dans tant de voyages, où le prêtre concordataire pousse, avec ou sans prudence, à désobéir à la loi.
    "Et l'Église ne peut excuser cette attitude hostile par une agression première du parti républicain. En 1848, la République s'est montré pour le clergé pleine de déférence et de condescendance ; trois ans après il applaudissait au coup d'État.
    "Ainsi, au prix de l'abandon des principes, vous n'avez pas même, par le Concordat, obtenu la paix et l'autorité. Le prêtre profite des avantages que vous lui avez concédés, sans rien vous donner en retour. Vous payez et logez les prêtres, vous leur donnez les églises et les cathédrales, vous assurez leur recrutement en subventionnant les séminaires et dispensant les jeunes lévites du service sacré de la patrie ; vous faites tirer le canon à l'entrée de monseigneur l'évêque dans sa ville épiscopale ; et tout cela ne sert qu'à donner plus d'importance, plus de force, aux critiques amères qu'il déverse contre vos lois et contre vos actes. Le Gouvernement donne ce spectacle étrange de payer et d'honorer ceux-là même qui l'attaquent ! Ah la foi dans le clergé national a dû, devant ces résultats, quitter les plus illusionnés.
    "Ces illusions elles mêmes n'étaient philosophiquement pas excusables. Comment pouvait-on espérer qu'il s'établirait un accord durable et sincère entre l'État et une Église qui proclame comme inéluctable principe : qu'il vaut mieux obéir à la volonté de Dieu qu'à celle des hommes ? Car la volonté de Dieu, c'est en réalité celle du pape, et depuis assez longtemps, c'est celle des jésuites. Il y a là une antinomie de principe qui doit amener nécessairement une séparation absolue. Tout pacte sera vain, toute trêve illusoire. Il faut à l'Église la toute-puissance, sinon elle fera la guerre. Elle y est tenue : son principe est l'autorité, comme la nôtre est la liberté.
    "Et quelles ressources le Concordat vous donne-t-il dans ces étranges occurrences, lorsque les exagérations deviennent trop manifestes ? Quoi ? Rien ! Vous nommez bien les évêques et les curés ; vous ne pouvez, et cela se conçoit, les révoquer. Or, combien diffère trop souvent le candidat évêque d'avec l'évêque intronisé ! Vous n'avez plus à votre disposition que l'inoffensive déclaration d'abus, la forme la plus élégante du martyre, et dont un haut dignitaire de l'Église disait un jour qu'elle avait été une mode dans le monde ecclésiastique. Sans doute, on peut établir quelques pénalités ; mais, ou elles seront légères et ne remédieront à rien, ou elles seront assez énergiques pour être efficaces, et alors on criera à la persécution ! ou ridicules ou odieuses.
    "Rentrez donc dans les principes, puisque, aussi bien, il ne vous sert à rien d'en sortir. mettez fin à un état de choses où il y a perte pour tout le monde, en dignité et en liberté. Supprimez le budget des cultes, abrogez le Concordat, n'ayez plus avec les Églises que les rapports de police générale. Laissez chaque citoyen veiller librement à la satisfaction de ses sentiments religieux. Faites, si vous le jugez nécessaire, des lois de surveillance contre les envahissements de l'Église, mais remettez chaque chose à sa place. Que le prêtre soit enfin chez lui dans l'Église, comme vous avez voulu que l'instituteur fût chez lui dans l'école.
    "D'ailleurs, vous irez ainsi au devant d'un vœu qui se manifeste avec une intensité croissante. De toutes parts, jusque dans les provinces les plus inféodées à la puissance ecclésiastique, vous entendez demander la séparation de l'Église et de l'État. Les sociétés de libre-pensée se fondent dans presque toutes nos villes et jusque dans les villages ; les enterrements civils, les mariages civils, se multiplient. La question est mûre. Il est temps enfin de refaire en 1883 ce que la Convention n'a pas hésité à faire en 1795, de faire dans la France libre-penseuse ce que vient de faire le Mexique catholique.
    "Et comment les républicains peuvent-ils si longtemps hésiter quand il s'agit de détruire l'œuvre de l'homme néfaste dont ils exècrent la mémoire, cette œuvre par laquelle il a voulu assurer la servitude politique en s'appuyant sur l'autorité religieuse ? Hésitations de fraîche date ! Oui, jusqu'à ces temps derniers, nous étions unanimes pour réclamer la séparation, car celle-ci, non seulement donnait satisfaction à nos principes, mais enlevait à leur ennemie séculaire les forces que l'État a mises imprudemment à son service, comme si celles dont elle dispose en propre n'étaient pas déjà suffisamment redoutables.
    "Chose curieuse ! C'est cette diminution des forces de l'Église que vous repoussez comme devant lui en donner de nouvelles ! Mais lesquelles ? Redoutez-vous quelque réaction religieuse, quelque renouveau de foi dans nos populations plus superstitieuses que croyantes, quand elles ne sont pas indifférentes ou sceptiques ? Craindriez-vous d'assister à quelque grand mouvement analogue à celui qu'ont dirigé les sectateurs de François et de Dominique ? Ce serait une grande erreur. La marche en avant de la science, la diffusion des lumières, n'ont point préparé le terrain à des œuvres de foi sincère, ardente, invincible. Les temps sont passés et des créations et des réminiscences religieuses. Nous sommes loin du moyen âge, la raison est désormais triomphante. Comme au temps de Constantin, une voix crie dans les airs : Les dieux s'en vont.
    " Mais si ce n'est le fanatisme, vous redoutez les partis politiques qui en ont fait leur suprême espérance, et dont l'Église s'est tant de fois montré l'instigatrice et la servante. Vous avez peur de sa richesse et de sa puissance quand elle disposera de la faculté d'acquérir. Vous craignez qu'elle se pose en martyre, n'excite contre la République, non seulement ses fidèles dévoués, mais tous ceux que, dans ce généreux pays, indigne la moindre atteinte portée à la liberté de conscience ?  Mais vous savez bien qu'elle a déjà joué de tous ces ressorts, et dans sa lutte politique contre la République, la pratique de la persécution ne lui a pas plus servi que la complicité du pouvoir civil. Vaincue aux élections de 1876 et 1877, alors qu'elle avait pour elle le gouvernement et l'administration, elle l'a été d'une manière plus complète encore en 1881, après l'exécution des décrets du 29 mars, qui, croyait-elle, devaient lui ramener le suffrage universel.
    "Voyez, du reste, quelle opposition violente elle fait à toute idée de séparation? Son chef infaillible l'a récemment et solennellement condamnée. ( Art. LV du Syllabus. Le beau livre de M. Minghetti qui conclut à la séparation a été mis à l'index.). Elle est bon juge de ses intérêts : si elle devait tant y gagner, elle ne s'en effrayerait pas tant. Vous allez lui enlever d'un coup plus de cent millions de ressources annuelles ; croyez-vous qu'elle les recouvrira vite ! En réalité, elle se diviserait bientôt en sectes, s'efforçant d'attirer chacune à elle les fidèles, l'influence et l'argent.
    "D'ailleurs, l'expérience est faite. Rappelez-vous de la loi de l'an III. Après sept ans de liberté des cultes, l'Église était tellement atteinte qu'elle a dû, menacée par un schisme qui lui avait enlevé la moitié de ses fidèles, passer sous les fourches caudines du premier consul, et signer un concordat qui devait coûter plus cher à son orgueil qu'à ses intérêts. Voyez, le Mexique, voyez l'Amérique, ils se réjouissent de la liberté.
    "Ils n'ont fait du reste que tirer la conséquence logique d'un mouvement progressif qui, depuis les temps de la renaissance, conduit les nations vers l'indépendance vis à vis vis-à-vis du pouvoir religieux. La suprématie de l'Église sur les gouvernement des peuples, bien qu'encore réclamée par elle, n'est plus admise dans aucun pays. Plusieurs des grands services publics fonctionnent aujourd'hui en dehors d'elle, ou tout au moins lui échappent successivement. Au point de vue civil comme au point de vue pénal, le prêtre et le laïque sont égaux devant la loi. Toutes les institutions de l'État se sont sécularisées l'une après l'autre : la loi ne demande plus aucun appui à la religion ; le pouvoir trouve ailleurs son origine, sa force et sa consécration ; vous avez enlevé à l'Église la direction de l'enseignement et de la bienfaisance publiques, La politique tout entière s'est rendue indépendante de la religion, comme l'avaient déjà fait la science et la morale. Achevez une séparation admise en théorie, exécutée presque complètement en pratique, et rompez, par la suppression du budget des cultes et la dénonciation de traités inutiles et périmés, le dernier lien qui retient encore l'Église à l'État.
    "En proclamant ce divorce depuis si longtemps préparé, en abolissant ce dernier vestige de la religion d'État, vous serez en communion d'esprit avec les plus grands penseurs des ce siècle, vous consacrerez la plus respectable des doctrines de la civilisation moderne, vous apaiserez des conflits qui vont aller en grandissant, vous n'aurez compromis aucun intérêt, et une fois de plus, vous aurez indissolublement uni le nom de la République avec le principe sacré de la liberté de conscience."

    Je mes suis efforcé de résumer sincèrement dans les lignes qui précèdent les principaux arguments des partisans de la séparation immédiate. Je serais heureux de n'en avoir pas trop, dans cette courte esquisse, diminué la force réelle. IL faut maintenant y répondre.

    Aux principes philosophiques sur lesquels repose cette argumentation, la majorité de votre commission n'a rien trouvé à répondre? Nous pensons, comme nos honorables collègues, que la logique conduit les sociétés à l'établissement d'une indépendance complète du domaine civil et du domaine religieux. Les temps sont passés, et heureusement passés, où les représentants du pouvoir spirituel pouvaient appeler à leur aide, non pour faire respecter, mais pour faire triompher leurs doctrines, la puissance du bras séculier. Le temps passera où le pouvoir temporel, traitant avec les religions établies, s'inquiète d'obtenir d'elles un abandon partiel de leur liberté, en échange d'avantages qu'il leur concède dans l'ordre matériel. Constitutions civiles et concordats disparaîtront un jour comme ont disparu les régimes despotiques de la persécution religieuse et de la religion d'État.
    Nous pensons non seulement que l'état social vers lequel aspirent nos collègues est préférable et désirable, mais qu'il convient de travailler à en préparer l'établissement ; et nous sommes absolument d'accord avec eux pour appeler de nos vœux et pour hâter de nos efforts sa réalisation. car autant qu'à eux, le triomphe définitif du principe de la liberté de conscience nous est cher.
    Mais nous nous demandons si, dans les circonstances actuelles, ce triomphe ne serait pas retardé et compromis précisément par les moyens qu'ils nous proposent d'employer. Et cette question, nous la posons en envisageant non plus seulement les difficultés théoriques, mais les conditions pratiques du problème. Nous faisons ici de la politique et non de la philosophie.
    Et nous disons : la paix publique, les libertés politiques, l'état social issu de la Révolution française, ont-ils à gagner ou à perdre de la suppression immédiate du budget des cultes, à la séparation des Églises et de l'État ? Et c'est la considération de ces intérêts suprêmes de la société civile qui nous détermine à séparer, dans le temps présent, de collègues dont nous partageons les sentiments et qui nous forcent à ajourner (plusieurs mots illisibles) sur le terreau de la réalité.
    Nous devons dire cependant que s'il n'était question que des religions juive et protestante, nous n'aurions nulle objection à faire. La première n'est qu'une sorte de témoin d'un passé trente fois séculaire, un leg pieusement recueilli par des héritiers qui ont perdu non seulement toute pensée de domination, mais, ce semble, tout espoir  et tout esprit de prosélytisme. En outre, elle n'est obéi que d'une minorité numériquement infime de citoyens.
    La seconde, dont les préceptes sont suivi par à peine la quarantième partie de la population française, ne saurait, pour cette raison d'abord faire courir, quelque indépendance qu'on lui laisse, aucun péril à la société civile. De plus, la liberté qu'elle reconnaît dans le domaine dogmatique à ses fidèles, fait que ses progrès mêmes ont pour conséquence, comme l'avait prédit Bossuet, l'apparition de sectes nombreuses dont les dissentiments religieux sont la meilleure garantie contre une entente politique commune. Enfin, chacune des sectes elles-mêmes, envisagée isolément, est dirigée par des pasteurs égaux en autorité, qu'aucune hiérarchie ne subordonne à des chefs dont le mot d'ordre pourrait, un jour donné, se faire obéir du peuple des fidèles.
    Ajoutons, comme cela est justice, que parmi les querelles politiques qui ont agités le dix-neuvième siècle, les juifs et les protestants, dont le long martyrologe est la honte de l'histoire, et auxquels la Révolution française a donné la liberté du culte et la dignité civile, n'ont jamais, en tant que communions religieuse et par la bouche de leurs ministres, renié et attaqué les principes proclamés par leur bienfaitrice.
    Si donc on considère la séparation d'avec l'État comme une condition de dignité, on peut, sans inconvénient, la proclamer pour les protestants et pour les juifs. Mais si l'on considère la suppression du budget des cultes comme une sorte de mesure pénale, comme une riposte de l'État laïque à des attaques dirigées contre lui, il serait injuste de la décider contre eux, car ils n'ont rien fait pour mériter d'être ainsi frappés

    Tout autre est la situation de l'Église catholique.
    Il ne s'agit plus ici d'une religion de minorité, mais d'une religion qui inscrit au régime de ses baptêmes le 97 centièmes des enfants de ce pays, qui surveille et dirige par ses diverses pratiques la plupart d'entre eux, et dont les prêtres sont appelés au lit de mort de presque tous ceux qu'elle a baptisés. Il ne s'agit plus de paroisses disséminées, de pasteurs égaux entre eux, mais d'une hiérarchie merveilleusement organisée depuis l'humble desservant jusqu'au chef suprême qui n'est jamais français et réside à l'étranger. Il ne s'agit plus de sectes rivales, de consciences se mouvant librement dans les limites indécises d'une foi dont les dogmes mêmes sont livrés à la discussion, mais d'une église immuable et disciplinée., où nulle spontanéité ne vient d'en bas, où il n'y a pas de place pour le doute, ou l'hésitation est un crime religieux, où chacun, pour savoir ce qu'il doit croire ou faire, n'a qu'à consulter son chef hiérarchique, lequel se tourne vers celui qui est plus élevé que lui, jusqu'enfin la vérité soit proclamée par la bouche infaillible d'où émane toute certitude et qui a droit à toute obéissance.
    Il ne s'agit plus de religions hier encore persécutées, sinon proscrites, de sectateurs de maximes toutes nouvelles et suspectes à la masse de la population. Il s'agit d'une Église qui, depuis son triomphe sur l'arianisme, a dominé en souveraine dans ce pays, dont les rois s'honoraient du titre de ses fils aînés ; qui a accumulé, sans jamais rien abandonner de ses conquêtes, honneurs, richesses, privilèges, et possédait, il y a moins d'un siècle, un tiers du territoire français ; qui a été la seule règle et la maîtresse du développement intellectuel, le protégeant quand il ne portait pas ombrage à ses dogmes, le combattant sans pitié quand elle croyait y trouver un rival ou un ennemi ; qui, pendant quatorze siècles, a élevé à sa guise les enfants de ce pays, les a imprégnée de son esprit jusqu'aux moelles, mettant sur chaque génération sa marque souveraine ; qui a pétri, peut-on dire, l'âme de la France, car après tant de révoltes, nous en avons gardé l'habitude de la hiérarchie centralisatrice, le besoin de l'obéissance tempérée par la critique.. (plusieurs mots illisible)... à l'extrême sans (illisible) des conséquences, le goût des hommes providentiels et de la crédulité aux solutions soudaines et aux miracles sociaux ; si bien que nous retrouvons son absolutisme fanatique jusque dans l'esprit et les actes de beaucoup de ceux qui se croient ses plus impitoyables ennemis.
    Il ne s'agit plus d'hérétiques traités hier encore de factieux, de pasteurs reconnaissants envers la révolution française qui les a délivrés des galères et de l'échafaud.. Il s'agit d'une Église toute-puissante dans le domaine temporel, qui pardonnera difficilement à la Révolution de lui avoir enlevé ses richesses et ses privilèges ; qui ne pourra jamais lui pardonner de lui avoir enlevé l'éducation publique ; qui sait et déclare qu'entre les dogmes et l'esprit de la révolution qui procède de la justice, il y a antinomie irréductible ; qui s'indigne que les lois civiles la mettent, elle qui est la vérité absolue, au même rang que les autres religions, filles de l'erreur ; qui n'a jamais renoncé à la thèse du pouvoir indirect à exercer sur les gouvernements ; qui ne peut et ne doit pas se résoudre à abdiquer ainsi ; qui, en effet, ne désarme pas, et à chaque occasion, s'efforce de ressaisir ce qui se peut du pouvoir disparu ; qui lutte sans trêve et sans découragement contre toutes les lois qui portent à ses yeux l'empreinte de l'esprit du mal, défend à ses fidèles de participer à leur confections, et va jusqu'à leur enjoindre de désobéir, créant ainsi, sans hésitation et sans remords, une agitation dont elle n'ignore pas les dangers, mais qu'elle juge utile au salut de son peuple et à ses intérêts suprêmes.
    Il s'agit d'une Église à qui les circonstances politiques ont donné la haute main sur les classes de la société qui possèdent l'influence et la richesse, et avec laquelle ont fait alliance les partis vaincus. Il s'agit d'une Église qui, interdisant à ses ministres de se créer une famille, diminue pour eux toutes les préoccupations matérielles, leur enlève l'occasion et la tentation de pactiser avec les puissants du jour en vue d'un intérêt personnel, et utilise ainsi à son profit toutes les activités de leur esprit, toutes les passions de leur âme. Il s'agit enfin d'une religion dont les prêtres savent avec précision ce qui se passe au fond des consciences, participent à de certains moments à la puissance surnaturelle, et apparaissent non plus seulement comme "des officiers de morale" suivant le mot de Mirabeau, mais comme les représentants directs de la divinité ( Le prêtre revêtu des habits sacerdotaux tient la place de Jésus-Christ. Invitation, IV.), dépositaires de ses pouvoirs, et pouvant, suivant que les fidèles obéissent ou non à l'ordre donné, les enlever au bonheur suprême ou les précipiter dans d'éternelles angoisses.
    Telle est la religion, si grand dans le passé, si forte dans le présent, et qui, tant qu'elle aura des sectateurs, conservera sur leurs âmes et par suite sur leurs actes une toute-puissance formidable, avec le gouvernement de laquelle l'État a conclu le traité de 1801. Il s'agit de savoir maintenant s'il est préférable, dans l'intérêt de l'État, de conserver, avec les avantages pécuniaires qui y sont attachés, le pacte qui oblige l'Église, ou de l'en délier en lui supprimant l'argent et lui rendant la liberté.
    Et d'abord, qu'entend-on par liberté ? Car nous nous retrouvons ici en présence de toutes les difficultés et de toutes les variétés de systèmes que nous avons signalées dans la première partie de ce rapport.
    Est-ce la liberté totale, le droit commun ? Les fidèles de l'Église catholiques auront-ils le droit de se réunir comme bon leur semblera, leurs ministres celui d'enseigner et de prêcher, sans autre restrictions que celles qui sont imposées à tous les citoyens ? L'association catholique pourra-t-elle recevoir, posséder, dans les mêmes conditions que les associations laïques, soit pour les besoins directs du culte et les salaires de ses prêtres, soit pour toutes autres œuvres par l'intermédiaire de congrégations à l'existence desquelles aucune opposition ne sera formulée ?

Aucun membre de la commission ne s'est fait l'interprète de cette thèse logique. Mais elle a été soutenue au dehors ; il est permis de penser que plusieurs des signatures de la proposition Boysset ne reculent pas devant elle, et son application serait du reste la conséquence directe du vote de cette proposition qui ne pense ni au passé pour le liquider, ni à l'avenir pour le régler, elle sera très probablement développée à la tribune ; il convient d'en examiner les conséquences.
    Or, la conséquence, nous n'hésitons pas à le dire, ce serait avant trente ans la main mise sur la France par l'Église catholique, à moins que quelque réaction violente ne vienne soulever ce pays. Oui, l'Église rayée du budget de l'État, chassée de ses presbytères et de ses temples, mais laissée absolument libre, retrouverait bientôt une richesse personnelle qui lui fait aujourd'hui absolument défaut, une influence politique qui chaque jour s'en va diminuant, et reconquerrait tous ces édifices dont on l'aurait chassée, toutes ces situations privilégiées dont on l'aurait violemment dépouillée.
    Mais les partisans de la liberté absolue et sans limites de l'Église font vraiment à leurs adversaires la partie trop belle. Nous aimons mieux développer nos arguments à l'encontre des thèses soutenues par des hommes politiques, qui se sont préoccupés de l'importance redoutable que ne manquerait pas de prendre l'Église, et ont proposé des propres à à en diminuer les dangers. C'est le cas de l'honorable M. Jules Roche, dont la proposition très importante et très étudiée a été renvoyée à notre examen. Nous en avons, plus haut, résumé les dispositions principales. Or, nous pensons que, dans l'état actuel de notre société française, et des esprits, ces mesures seraient absolument inefficaces et ne pourraient pas empêcher l'Église de retrouver rapidement une situation pécuniaire au moins équivalente à celle que lui concède aujourd'hui le budget des cultes. Nous pensons qu'elles seraient dangereuses, en ce sens que l'Église, exploitant habilement la prétendue persécution dont elle serait l'objet, pourrait bien reprendre sur l'esprit des populations l'empire que lui ont fait perdre ses luttes contre le grand mouvement d'idées et de faits issu de 1789. Nous pensons qu'elle pourrait amener en ce pays de tels bouleversements que le salut de la République, celui même de la patrie seraient mis en péril.
    Et tout d'abord, qu'on se le persuade bien, le jour où l'Église, réduite à ses propres ressources, devra aller réclamer à ses fidèles l'argent nécessaire pour faire vivre ses prêtres et pourvoir aux besoins de son culte, aucune force humaine, aucune loi ne pourra empêcher, les uns de donner, l'autre de recevoir. On pourra élever, limiter ou même interdire, pour l'Église en tant que corporation, la possession de biens fonciers. mais, sans parler des dissimulations possibles, qui ne comprend que cette interdiction de la propriété territoriale est loin d'avoir la même importance que jadis, en présence du développement immense des valeurs mobilières ? Ces valeurs anonymes, au porteur, qui échappent à tout contrôle, sont souvent déjà et deviendraient bien plus fréquemment encore représentatives, par voie d'hypothèques ou de mises en actions, de la propriété foncière.
    Quant à essayer de limiter, par une réglementation qui ferait sortir du droit commun, non seulement l'Église catholique, mais toutes les associations suspectes de s'être formées pour lui venir en aide, a-t-on donc oublié que l'Église n'a pas besoin pour exister, en fait sinon en droit, de la reconnaissance légale, qu'elle est une société hiérarchisée, dont chaque membre obéit aveuglément à son supérieur, et que toutes les mesures restrictives auraient pour principal effet de concentre, en un temps donné, entre les mains du chef suprême, toutes les ressources qu'auraient pu recueillir les agents inférieurs ? A-t-on réfléchi aux conséquences économiques de cette réunion d'une incroyable puissance financière, par valeur mobilières accumulées entre les mains d'un chef infaillible qui n'est pas Français et qui réside à l'étranger ? Ne voit-on pas que plus on s'efforcerait de prendre des mesures restrictives, fatalement impuissantes, plus on donnerait d'importance à une apparente persécution, et par suite au profit que l'Église ne manquerait pas d'en tirer ?
    Sans doute, on nie ce profit, et l'on prétend que l'Église aurait bien de la peine à obtenir de ses fidèles même l'équivalent du budget des cultes ; l'argument de la persécution, dit-on, ne lui a pas jusqu'ici réussi. Cela est vrai ; mais c'est que l'apparente persécution ne portait que sur des services accessoires de l'Église, auxquels les populations n'attachaient aucun intérêt. Les couvents, surtout ceux d'hommes, n'ont jamais été populaires en France, et la dissolution des congrégations non autorisées n'a ému que peu de personnes en dehors du monde des dévots : le suffrage universel y a assisté avec une véritable indifférence.
    Or, ces congrégations, dont le développement n'intéressaient guère les fidèles les plus zélés, ont pu rassembler d'immenses richesses, égales pour le moins au produit capitalisé du budget du culte catholique . Et cela pour soutenir des œuvres dont très peu sont réellement de nature à toucher la population.
    Que serait-ce donc s'il s'agissait, non plus  de moines ou de nonnes, mais des prêtres séculiers nécessaires à l'exercice du culte ; s'il s'agissait non plus d'œuvres inconnues, de missions lointaines, de fondations pieuses, de couvents à faire revivre, mais de la messe à dire en France, des sacrements à conférer à des coreligionnaires qui sont des compatriotes ?
    Quelle puissance sur l'esprit du mourant que de pouvoir lui présenter sa libéralité non plus seulement comme utile à quelque œuvre pieuse secondaire, mais comme nécessaire à la liberté même de la religion dont l'intervention va tout à l'heure lui donner le salut éternel !
    Et sans parler de la volonté vacillante des mourants, quelle force n'aura pas celui qui prêchera et quêtera pour que, dans chaque village, les fidèles puissent assister aux offices et recevoir chaque jour, s'ils le désirent, les exhortations de leur guide religieux ! Certes les plus pauvres trouveront bien à donner à l'Église les 25 sous par tête que représente annuellement pour chaque catholique le budget de l'État ; et que feront les riches ?
    Sans doute, la libre pensée fait en ces temps des progrès considérables ; mais n'en exagére-t-on pas l'importance ? Sans doute, une fraction importante de ceux que le hasard de leur naissance a faits catholiques, négligent pendant leur vie l'accomplissement des devoirs religieux, et vont même jusqu'à les railler. Mais sans parler des derniers jours, où tant de ceux qui se sont montrés incrédules reviennent à la foi et aux pratiques de leur enfance, combien, je dis des plus affirmatifs et des plus sincères, poussent à bout la logique de leurs croyances nouvelles ? Combien refusent de faire bénir leur mariage par le prêtre, de faire baptiser leur enfant à l'église, de le laisser subir la longue et pénible préparation à la première communion ? Et parmi ceux qui auraient l'énergie de se mettre ainsi et de mettre leur enfants en dehors de la règle commune, combien en sont empêché par leurs femmes qui, au nom de la liberté personnelle, veulent suivre les exercice du culte, et font intervenir leur autorité respectable quand il s'agit de leurs enfants ?
    Combien donc oseraient et pourraient refuser au prêtre ce que celui-ci aura le droit de venir réclamer, non seulement pour la rémunération de ses services personnels, mais pour que ces services puissent être partout et toujours à la disposition des autres fidèles ? Et celui qui le ferait, au prix de quelles querelles domestiques pourrait-il triompher de la résistance d'une femme, placée entre entre ses devoirs contradictoires d'épouse et de catholique ? S'il ne le fait pas, qui peut dire quelles seront les conséquences pécuniaires de sa défaite ?
    On parle beaucoup du mouvement qui se manifeste en maints points du pays en faveur de la séparation de l'Église et de l'État. Sans doute il existe, mais il ne faudrait s'illusionner ni sur les causes ni sa portée. Ce sont point les considérations philosophiques qui l'ont fait naître, mais des raison de politique pratique. La lutte de l'Église contre la République et les idées modernes se manifeste dans chaque village. Trop souvent du haut d'une chaire, le prêtre attaque non seulement l'hérésie et la libre-pensée, mais la Révolution française, ses doctrines, ses conséquences, le gouvernement républicain, les lois qu'il édicte, les fonctionnaires qui le représentent. Il ne sert à rien, de se plaindre, ni de recourir à l'évêque, à l'abri des opinions et des paroles duquel peut tant de fois se placer le prêtre.
    La population s'irrite, le bon sens public s'indigne qu'un fonctionnaire puisse, dans un édifice public, attaquer impunément le gouvernement qui le paye. Or, à ses réclamations on répond par un aveu d'impuissance : le Concordat nous lie, dit-on, et nous impose le budget des cultes. Et la riposte arrive aussitôt, fatale en quelque sorte : "délions-nous du Concordat, supprimons le budget des cultes, et faisons cesser ces scandales. Aussi bien, chacun payera le prêtre pour les services qu'il lui conviendra d'en recevoir."
    Certes, on étonnerait fort les partisans de la séparation de l'Église et de l'État si on leur disait que parmi les législateurs qui accepteront leur formule, il en est qui veulent attribuer à l'Église soit en rente, soit en capital, une position financière qui la rende absolument indépendante du pouvoir civil. On ne les étonnerait pas moins en leur apprenant que quelques philosophes ont rêvé de laisser à l'Église toute liberté d'acquérir des biens, et à ses prêtres toute liberté de parler, d'agir et de s'associer absolument comme les autres citoyens.
    Car au fond, ce qu'ils veulent, c'est que, comme ils disent "le curé fasse son métier" et la politique n'en fait pas partie. Ils savent très bien que la suppression du budget des cultes leur coûterait souvent plus cher, en contribution volontaire, que la fraction de leur propre impôt qui s'y trouve représentée. Mais au moins, disent-ils, nous ferions nos conditions, et si le curé se mêlait de ce qui n'est point son affaire, nous aurions action sur lui en le menaçant de retirer nos subsides.
    Or, ce qu'ils veulent, c'est précisément ce qu'a voulu le Concordat, ou tout au moins, pour ne pas nous jeter dans une discussion d'intentions, ce qu'on peut faire avec le Concordat, c'est à dire en vertu d'un traité consenti par l'Église elle-même. Car si ce traité enjoint l'État de donner aux curés et aux évêques un traitement convenable, il n'a jamais pu lui impose l'obligation de garantir ce traitement à ceux-là mêmes qui, attaquant le pouvoir civil, le gouvernement établi, les lois légitimement édictées, dénoncent en quelque sorte le traité, et n'accomplissent pas les obligations concordataires.
    Si le bon sens ne suffisait pas pour le démontrer, on pourrait rappeler, et l'obéissance aux règlements de police indiquée par l'article 1er, et les termes du serment prête par les évêques et les curés en exécution de l'article 6. Ces textes interdisent bien évidemment aux prêtres toute ingérence dans le domaine politique. Si donc ils y contreviennent, l'État sera parfaitement autorisé, en présence de la violation du pacte concordataire, à retirer les avantages concordataires.
    Il n'y a même plus l'ombre d'une difficulté quand on passe aux desservants et vicaires, qui forment les neuf dixièmes du clergé séculier. Le Concordat n'en parle pas, et les articles organiques eux-mêmes, tout en réglant leur position, ne leur donne que le presbytère ; ils ont dû leurs allocations budgétaires à des lois postérieures. La suppression des avantages accordés à titre gracieux ne présente donc, si l'État juge qu'elle est méritée, aucune difficulté.
    En réalité donc, l'État est maître du budget des cultes, et l'on pourrait, prévoir en poussant le logique jusqu'à l'impossible et même l'absurde, une situation où, en présence même du Concordat, le budget n'existerait plus qu'en droit et aurait disparu en fait.
    Or, relativement aux rapports de l'Église et de l'État, il y aurait encore, entre cette situation irréalisable et celle de la séparation, cette immense différence, que la suppression des traitements et allocations aurait dû être décidée pour des faits spéciaux, dont la preuve aurait dû être donnée, et de la gravité desquels l'opinion publique aurait dû être saisie. L'Église ne pourrait donc pas se présenter aux populations en persécutée, c'est à dire en solliciteuse légitime, et demander à ses fidèles de contribuer comme il serait nécessaire à ses besoins, puisque ce serait par la faute constatée de chacun de ses ministres qu'elle aurait perdu les subsides que l'État tient à sa disposition.
    Mais laissons de côté une hypothèse irréalisable, et que nous n'avons mise en avant que pour pousser à bout le raisonnement et faire valoir la théorie : revenons sur le terrain de la réalité.
    La réalité, ou du moins la possibilité, c'est la suppression motivée des traitements pour un certain nombre de prêtres. Ces prêtres, dit-on, se poseront en martyrs. Soit ; mais si l'État a justement agi ; s'il a frappé de vrais coupables, les conséquences de ce prétendu martyre ne pourront être ni avantageuses à celui qui subit ni fâcheuses pour l'État. Il se pourra que des gens passionnés viennent combler le déficit dans la bouse du prêtre, mais on sait que ces sortes de largesses ne peuvent ni se généraliser ni durer et l'exemple fera réfléchir.
    D'ailleurs, il n'est pas à craindre que ces dons qui s'adresseraient à la personne des prêtres punis puisse beaucoup enrichir l'Église, et permettre en fait à ses ministres de braver le pouvoir civil. Car il est des conséquences du Concordat qu'on n'a pas suffisamment mise en lumière.
    L'article 15 dit : "Le Gouvernement prendra des mesures pour que les catholiques français puissent, s'ils le veulent, faire en faveur des églises des fondations." Par application de cet article, les fabriques et quelques autres établissements religieux ont reçu, dans des conditions déterminées par des lois subséquentes, des dons et legs. mais ces générosités sont en somme, depuis quatre-vingts ans, fort médiocres comme importance ; et notamment, il n'existe qu'un très petit nombre de paroisses où le prêtre ait reçu un traitement spécial qui puisse lui permettre de dédaigner le traitement de l'État.
    C'est que le bon sens public a fait qu'on n'a pas donné pour assurer un service dont l'État avait assumé l'obligation. Les prêtres n'auraient pas pu, alors même qu'ils l'auraient voulu, agir efficacement sur l'esprit de leurs ouailles, même au lit de mort, pour obtenir des largesses en faveur d'une église inscrite au budget de l'État pour une quarantaine de millions, dont les ministres sont logés, et dont les serviteurs ont la libre et gratuite disposition des édifices publics. Ainsi, en y regardant de près, on voit que c'est le budget des cultes qui a garanti l'État contre le rétablissement des richesses de l'Église ; si bien que celle-ci, pour les retrouver, a dû prendre la voie détournée des congrégations religieuses ; encore est-elle loin d'en avoir la libre et complète possession. D'ailleurs, une législation spéciale va sans doute bientôt mettre fin à ces envahissements pleins de périls pour la fortune publique.
    Que cet envahissement serait bien autrement rapide et redoutable dans le système de la séparation de l'Église et de l'État, c'est ce qu'a pensé la majorité de la commission, et ce que je viens d'essayer de démonter en son nom.

    Mais enfin, les questions d'argent, si considérables qu'elles soient, ne sont pas tout. Et quand même le législateur en arriverait à un système qui limiterait et même supprimerait les richesses de l'Église, la séparation n'aurait-elle pas des inconvénients d'un ordre plus élevé ?
    On peut dire que la question religieuse religieuse n'existe pas dans ce pays. Les citoyens s'y classent par leurs options politiques et non par leurs confessions religieuses. Les querelles dogmatiques n'y passionnent plus personne, et la masse des catholique elle-même s'est montrée absolument indifférente aux modifications récentes apportées dans la discipline et, a-t-on dit, dans les dogmes de l'Église, à ce point que les efforts de graves docteurs que ces changements avaient indignés, n'ont amené aucun résultat sérieux. Le clergé presque tout entier s'est immédiatement incliné devant les décisions du concile, et le troupeau des fidèles a docilement suivi.
    Ces fidèles comprennent non seulement ceux qui ont conservé intacte la foi catholique, et se soumettent à toutes ses exigences, mais ceux, bien nombreux, nul ne le niera, pour qui les pratiques religieuses sont des habitudes plus ou moins irrégulièrement suivies. Or, si les premiers sont, comme cela est naturel, enclin à suivre les prescription du prêtre même en dehors du domaine religieux, et conformément souvent à ses ordres non seulement leur conduite privée, mais leurs actes publics, les seconds, pour la plupart, entendent conserver absolument leur indépendance pour tout ce qui ne touche pas à la religion. Le paysan français catholique, j'entends celui qui va à la messe, ou tout au moins qui y conduit sa femme, qui se marie à l'église, fait faire la première communion à ses enfants et parfois même accomplit ses pâques, ce paysan tient presque toujours à rester, ou au moins à paraître, maître de lui dans le domaine politique. L'ingérence du curé en ces questions terrestres l'étonne et l'irrite ; souvent elle le décide de voter autrement que ne le voudrait le prêtre ; et surtout il n'entend pas que celui-ci donne des ordres aux autorités laïques et critique le Gouvernement. Chacun maître chez soi, dit-il volontiers : le maire à la maison commune, l'instituteur à l'école, le curé à l'église.
    Cette église où, le dimanche, vont toutes les femmes du village et une partie des hommes, il trouve tout naturel qu'elle soit cédée par la commune pour l'exercice du culte. Ce curé auquel presque tout le monde à recours au moins une fois dans sa vie, il trouve tout naturel qu'il soit payé par l'État, pour un service quasi public. Notre paysan sait bien qu'il contribue à tout cela de sa poche, peut-être pour une part supérieure à l'usage qu'il en fait ; mais qui pourrait calculer cela bien exactement, et la part de la femme, et celle des enfants ? Il ne se plaint pas et ne songera  qu'il y a peut-être quelque illogisme au fond de la situation que si le curé sort de son rôle et occasionne la discorde dans la commune.
    En vérité, il ne pense pas à tout cela. Catholique, il l'est, puisqu'il a été baptisé et va de temps en temps à l'église. mais il s'indigne quand on lui parle d'une époque où l'on persécutait ceux qui n'appartenaient pas à sa confession. Croyant et pratiquant, il l'est sans doute ; moins que son père cependant, et son fils semble devoir l'être moins encore ; sa femme lui en fait même des reproches. Mais toute cette famille est unie ; elle ne se soucie en aucune façon des querelles religieuses ; les autres font de même, et le village vit en paix.
    Que la séparation soit prononcée demain et le budget des cultes supprimé, M. le curé naturellement va demander en chaire qu'on lui permette de vivre et de rester ; si cela est nécessaire, il viendra même à la maison. Alors, dans chaque foyer foyer domestique, nait la querelle religieuse, et sous la forme la plus aiguë : faut-il donner et combien ? Le lendemain, le village est divisé en deux catégories : ceux qui donnent au curé et ceux qui ne donnent pas. Je ne veux pas insister sur la partie pittoresque de l'argumentation, mais déclare que, dans mon sentiment, c'en est fait de la paix publique, et les conditions politiques qui sont la condition de la vie d'un peuple libre vont perdre le caractère laïque qu'elles ont enfin acquis pour revêtir, comme aux plus mauvais temps de l'histoire, le caractère religieux.
    Et, qu'on le remarque bien, le curé va y jouer et légitimement cette fois, un rôle dominateur. Oui, cette fois il va être entièrement libre. Il ne doit plus rien à l'État : il se retourne vers la commune et s'efforce d'obtenir de la majorité des habitants les avantages que lui concédait le Concordat. Il réclame l'église et le presbytère. Quelles querelles ! Mais, dites-vous, nous interdirons à la commune de lui donner ces bâtiments ? Soit, mais lui interdirez-vous de les louer ? Ou sinon quel prix fixerez-vous ? Ou voulez-vous faire démolir église et presbytère ? Et après ?
    Mais laissons ce point de côté. Voici le curé libre vis-à-vis de l'État et, si on le veut, vis-à-vis de la commune. Il ne doit rien qu'à ses fidèles. Mais alors, sans doute, lui ayant enlevé les privilèges dont il jouissait, vous allez lui laisser, au moins en paroles, les droits de chaque citoyen. Les redoutables articles 201 à 208 du code pénal vont disparaître, ainsi que toutes les aggravations de peine édictées en raison de son caractère de de prêtre d'une religion reconnue. Dans cette église qui lui appartient, dont il pourra fermer la porte, en présence de ses fidèles qui sont ses amis, il pourra dire ce qu'il voudra, car il est bien chez lui. Il pourra mettre impunément le caractère sacré qui lui donne une autorité à nulle autre comparable au service de ses passions religieuses ou politiques.
    Entre ces deux classes crées dans le village la haine religieuse, la plus terrible de toutes, va creuser sans cesse l'abîme. Les enfants de ceux qui contribuent aux frais du culte seront dès le premier âge élevés dans le mépris haineux de leurs camarades, fils d'incrédules, qu'aucun sacrement n'aura touchés. Or, ceux-ci seront en minorité, on peut l'affirmer, et bien faible, car la classification nouvelle aura entraîné dans le nouveau parti du prêtre bien des citoyens libres naguère, mais qui ne peuvent se résoudre à laisser leurs enfants sans baptême, voire même sans première communion, et qui ont commencé à payer malgré eux. C'est à bref délai, presque partout, la commune livrée aux mains du curé.
    Mais, dit-on, de ces difficultés va naître un grand bien. La grande, la redoutable unité catholique se morcellera. Les querelles locales donneront naissance et crédit à des sectes multiples, dont les luttes et la concurrence diminueront les forces de l'Église et éloigneront tout danger de l'État. Nous ne le croyons pas. Le sentiment religieux n'est plus vif dans les âmes pour que l'esprit schismatique puisse y trouver les conditions de son développement. Les habitudes séculaires, bien plus encore que la foi, retiendront dans le giron de l'Église celles de nos populations catholiques qui ne rompront pas complètement avec toute pratique religieuse. La guerre ne se fera pas de secte à secte ; mais, comme nous le disions, il y a quelques instants, elle se fera dans chaque village pour ou contre le curé.
    Et quand cette guerre et ses résultats se seront généralisée, que deviendra la République ? Ah ! depuis longtemps sans doute, déjà, le déplacement de quelques millions de voix l'aura fait sombrer, et avec elle, au moins pour un temps, les principes de la Révolution française.
    Et quant aux précautions qu'aura cru prendre le Parlement qui aura préparé cet état de choses, précautions vaines, mais qui n'en seront pas moins blessantes, aussitôt que l'Église sera redevenue encore une fois toute-puissante en ce pays, les assemblées législatives se hâteront de n'en rien laisser debout. Non seulement toute liberté, mais tous privilèges pourront être rendus à l'Église, sans parler de la dotation d'État. Elle seule, cette fois, sera juge de la limite de ses exigences, et sa sagesse seule pourra l'empêcher de la pousser aussi loin que le voudraient les théologiens théocrates. Nous aurons imprudemment détruit la barrière qui a arrêté même les chambres de 1816.
    Si tels devaient être, nous dit-on, les résultats de la séparation, l'Église catholique ne s'y opposerait pas avec tant d'énergie. Elle la repousse, donc elle a à y perdre, rien à gagner.
    L'objection est spécieuse, et, à mon sens,  la plus forte de toutes. Ceux qui l'employent considèrent volontiers l'Église comme une ennemie et, dans la lutte qu'ils veulent entreprendre pour l'abattre, ils croient que le meilleur terrain à choisir est celui même qu'elle paraît redouter.
    Mais, tout d'abord, il convient de faire observer que tous les catholiques ne considèrent pas comme fâcheuse la position que leur ferait la séparation. C'est dans l'école dite libérale que cette idée a pris son développement : de Lamennais au père Curel, nous voyons des catholiques éminents et clairvoyants soutenir que la séparation seule peut rendre à la religion son autorité morale chaque jour décroissante, et aux fidèles leur antique ferveur. Sans doute, la cour de Rome n'a jamais admis cette doctrine, et le dernier pape l'a formellement condamné. Mais n'est-ce pas trop demander aux représentants officiels d'une Église qui a rêvé et presque atteint pendant des siècles la domination universelle, qui, théoriquement, n'a renoncé à aucune de ses prétentions vis-à-vis des pouvoirs civils, d'abandonner tout à coup une situation en somme privilégiée, et, alors qu'elle était hier encore Église d'État, de cesser d'être même Église reconnue ? Si elle faisait spontanément cette concession, si elle reconnaissait ainsi l'indépendance absolue du temporel, sur quoi motiver alors les immixtions sur le terrain laïque et notamment dans le domaine de l'enseignement, qu'elle considère comme faisant partie de ses droits et de ses devoirs.
    Sans doute, il y a bien des chances pour que l'événement définitif soit favorable et que l'Église sorte de la lutte plus forte moralement, plus puissante légalement. Mais au prix de quels combats, de quels sacrifices momentanés ! Or, l'histoire montre dans le gouvernement de l'Église un esprit de prudence qui ne se dément pas ici. Mieux vaut avoir une partie qu'espérer un tout. Aussi bien, puisqu'une acceptation compromettrait la légitimité de revendications consécutives, n'est-il pas de bonne tactique de se laisser imposer par l'adversaire une mesure dans laquelle il a confiance, et qui cependant lui nuira ? La position de persécutée est trop belle pour que l'Église y renonce, et elle perdrait, en acceptant la séparation, l'une de ses grandes forces, l'un des éléments les plus sûrs de sa revanche prochaine.
    Ah ! s'il arrive qu'en voyant exécuter avec une précision qu'elle ne connaît plus depuis 1806 les prescriptions du pacte par elle consenti, l'Église en trouve les conséquences trop sévères, et si elle vient elle-même dénoncer le traité, demander la séparation, comme le faisait récemment ses disciples à Genève, alors il sera temps de s'inquiéter de ses intentions et d'apprécier l'intérêt qu'elle peut avoir à cette détermination nouvelle. Est-ce que, par hasard, si l'Église se décidait à une telle mesure, les partisans actuels de la séparation s'y montreraient tout à coup opposés, sous prétexte qu'il faut se défier d'elle et dona ferens, et que son intérêt étant le seul mobile de sa conduite, il est de règle de se décider immédiatement à l'encontre ? Je ne le crois pas. Je leur demande donc de ne pas attacher tant d'importance à l'argument que je viens de réfuter et de ne pas considérer comme un motif de se décider dans un certain sens le fait que l'Église se décide dans un autre. Agir ainsi ce serait véritablement rendre un involontaire hommage aux prétentions à l'infaillibilité.
    Enfin arrive l'argument d'ordre expérimental, emprunté à l'histoire des autres peuples et même de ce pays. Sommes-nous donc, nous dit-on, les premiers à faire l'expérience de la liberté ? Voyez le Mexique, l'Australie, l'Amérique, voyez notre propre exemple, celui de la Révolution
    On nous permettra de récuser l'exemple du Mexique. Il est trop récent, et les renseignements circonstanciés nous manquent à la fois sur la manière dont la loi de 1874 est exécutée et sur les conséquences de son exécution. D'ailleurs, l'état social de ce pays diffère tellement du nôtre qu'il est difficile d'établir entre lui et nous une comparaison utile.
    Cela est encore plus vrai pour l'Australie et l'Amérique. Ici en vérité, rien de commun avec la France : la race, les mœurs générales, les conditions sociales et économiques, l'esprit religieux, tout diffère. D'ailleurs, en ces pays où les sectes protestantes innombrables ne peuvent prendre aucune importance politique, on ne pouvait songer tout d'abord à faire une situation particulière à l'Église catholique, et elle dut la liberté à la générosité de ces hérétiques qu'elle a toujours proscrits. Et cependant l'Australie vient d'avoir à lutter déjà, à propos de la loi de neutralisation des écoles, contre cette Église qui prétend au monopole de l'enseignement ou tout au moins à sa direction souveraine.
    Les immigrations irlandaises, qui, en Amérique comme en Australie augmentent chaque jour le nombre des catholiques, font que certains États de l'Union se préoccupent déjà de la puissance grandissante de l'Église qui jamais ne se divise, qui jamais ne recule. Dans l'État de new York, c'est l'Église catholique elle-même, comme corps constitué, qui a racheté à ses fidèles les temples qu'ils avaient bâtis. Dans d'autres États, une législation spéciale, de l'ordre des constitutions civiles, est mise à l'étude. Une ligue s'est formée pour combattre les empiétements de l'Église catholique. Il semble très probable qu'avant peu quelque système concordataire viendra aplanir les difficultés nées d'hier, et qui déjà préoccupent là-bas les meilleurs esprits.
    Reste la France et la période révolutionnaire, où nos pères ont fait, dit-on, l'heureuse épreuve de la liberté.
    Mais, tout d'abord, est-ce bien liberté qu'il faut dire ? Est-il permis d'honorer de ce nom un système qui commence par le bannissement hors de France des prêtres non assermentés, qui continue par leur déportation, pour envelopper bientôt dans une réprobation commune tous les ministres des cultes, un système qui favorise officiellement depuis la religion catholique, en tant que soumise à la Constitution civile, jusqu'au culte de la Raison et à celui des théophilanthropes ? On dit qu'après tant d'années de persécutions l'Église catholique romaine n'avait guère plus de sectateurs que l'Église catholique gallicane. On dit que, sans l'intervention de Bonaparte, c'en était fait d'elle et que l'Église gallicane l'eût emporté ; je crois volontiers pour mon compte, sous la condition que Bonaparte eût traité avec celle-ci, qui ne demandait pas mieux sans doute, et lui eût accordé et la reconnaissance publique et les honneurs et les traitements. Et c'est, j'en ai la persuasion, cette crainte qui, devant le concile national de 1801, rendit si docile les plénipotentiaires du pape. Mais rien ne prouve qu'il en eût ainsi dans un régime de complète liberté.
    Or, suivant M. de Pressensé, "la liberté des cultes n'a pas vraiment existé en France un seul jour dans le cours de la révolution " (De Pressensé. L'Église et la Révolution, p. 348)
    Il ne faut pas oublier que l'esprit du clergé de France était, au début de la révolution, tout autre que celui du clergé actuel. Les doctrines ultramontaines, qui ont aujourd'hui presque l'unanimité, cédaient alors le pas aux idées gallicanes. Aussi, après la tourmente, un grand nombre de prêtres se déclarèrent prêts à accepter d'un cœur sincère le nouvel état des chose. Mais où trouverait-on aujourd'hui les éléments de ce grand concile national de 1797 auquel assistait une centaine de prélats, et qui déclara "que l'Église gallicane n'admettait au rang de ses pasteurs que ceux qui auraient manifesté leur fidélité à la République et qui auraient donné les garanties exigées par la loi".
    D'ailleurs, au pris de quels efforts et dans quelles conditions était-on arrivé à cet état d'anémie de l'Église romaine ? La persécution dirigée contre elle et qu'on décore du nom de liberté, n'avait, dit-on, produit aucun fâcheux effet sur les populations, et tout s'était passé tranquillement. D'abord on oublie la Vendée et tant de soulèvement partiels auxquels les questions religieuses n'étaient pas étrangère, à coup sûr.
    Mais enfin, en admettant que la généralité de la France soit restée indifférente, oublie-t-on ce qui s'est passé à cette époque prodigieuse ? Oublie-t-on donc qu'on venait d'arracher à cette Église le tiers du territoire qu'elle possédait, et la dîme prélevée sur le tiers appartenait aux roturiers ? Oublie-t-on les luttes politiques sanglantes, la terre changeant de mains, l'égalité triomphante sur les ruines d'une société faite de privilèges, le demi-dieu royal portant sa tête sur l'échafaud, la guerre civile dans l'Ouest, les Prussiens à Verdun, et le peuple entier debout pour défendre le nouvel ordre social ? qu'était parmi ces drames l'épisode de la séparation ?
    Comment peut-on à ces temps mouvementés comparer notre calme époque ? Comment ne voit-on pas pas que la séparation de l'Église et de l'État serait aujourd'hui la question maîtresse, celle qui passionnerait exclusivement l'opinion publique, jusqu'à nous faire oublier peut-être, parmi tant d'agitations stériles et redoutables, ce que ne devraient jamais oublier les vaincus de 1871 ? On peut prédire que tout autre question disparaîtrait devant elle. On peut ne pas craindre l'issue de la lutte ; mais il faudrait être aveugle pour ne pas la voir, et longue et terrible.
    Pourquoi la chercher avec ses péripéties redoutables, avec ses éventualités douteuses, quand le concordat nous l'évite, quand il nous met à l'abri de l'envahissement financier comme de l'envahissement politique de l'Église catholique, quand il nous donne les moyens de punir ceux des ministres qui violent le pacte de 1801 ?
    On nous dit deux choses contradictoires. Le Concordat est un instrument d'oppression, s'écrie-t-on, et vous ne pouvez, vous les hommes de liberté, hériter des armes pas plus que des intentions d'un tyran. C'est, prétend-on d'autre part, une arme inutile et rouillée, qui ridiculise celui qui s'en sert dont rit celui qu'on veut frapper.
    Nous disons, nous, que c'est une arme puissante entre les mains de qui saura s'en servir, et que ce n'est cependant pas un instrument d'oppression.
    Laissons là les intentions de Bonaparte ; elles sont assez obscures, et lui-même en a donné des interprétations différentes. Ce qui importe d'avantage, ce sont ses actes. Or, son acte personnel, celui pour lequel il a voulu, à ce que raconte le cardinal Caprera, extorquer par fraude la signature du représentant de Rome, ce sont les articles organiques. Il ne nous en coûte nullement de reconnaître, et nous nous expliquerons plus loin avec détail là-dessus, que parmi ces prescriptions il en est d'absolument tyranniques et dont il serait impossible, et parfois même absurde, d'exiger l'exécution. Mais il suffit, pour éviter tout reproche d'oppression, de les laisser dormir de leur sommeil de quatre-vingts ans. D'autres sont très sages, répondent tout à fait aux lois de police générale qui doivent être faites en application de l'Article 1er de Concordat. On verra, quand nous en arriverons à ce point de la discussion, que leur stricte exécution ne peut froisser les consciences et qu'il n'y a rien de tyrannique.
    S'il n'est pas oppressif, le Concordat a-t-il été du mons et peut-il être encore utile à l'État ? Si désireux que nous ayons été de ne point parler d'histoire, nous ne pouvons taire cependant le grand service qu'a rendu l'article 13 en calmant les appréhensions des acheteurs des biens ecclésiastiques. De plus, comme j'ai essayé de l'expliquer plus haut, il a arrêté la reconstitution des biens de l'Église, précisément parcequ'il la payait. Enfin, aujourd'hui, il nous met en main cette arme puissante dont on n'a pas voulu se servir jusqu'ici, la légitime exigence de l'obéissance du clergé aux prescriptions concordataires, sous peine de la suppression des avantages concordataires.

    Nous concluons que le Concordat est efficace et qu'il n'est pas oppresseur. Nous concluons que la séparation est pleine de dangers en face desquels une économie budgétaire, si considérable qu'elle soit, n'est que d'un faible poids.
    Est-ce à dire que nous nous prononcions ici à titre dogmatique et que nous condamnions à tout jamais le système de la séparation ? Tant s'en faut. Nous nous sommes déjà expliqués sur ce point en commençant, nous y revenons en terminant.

    Le mouvement naturel des civilisations modernes pousse les sociétés vers la distinction absolue du temporel et du spirituel. Les concordats rejoindront dans l'oubli les constitutions civiles et les religions d'État. Déjà la solution semble mûre pour les religions protestantes, où le fidèle, se formant lui-même à sa croyance, peut bien plus aisément mettre d'accord en lui les exigences religieuses et les devoirs civiques. Nous ne croyons pas qu'elle le soit pour les pays où la religion catholique est en minorité importante et surtout en majorité, parce que l'impératif religieux prend ici une autorité quasi divine et peut forcer au silence les scrupules du citoyen.
    Spécialement pour la France, nous ne la croyons pas mûre, et nous considérerions comme dangereux de renoncer à la transaction acceptée, en 1801, par les deux puissances entre lesquelles peuvent naître les conflits.
    Mais, comme nous croyons que de ce côté est la véritable solution et que l'avenir donnera raison à ceux qui aujourd'hui soutiennent la thèse de la séparation ; comme nous croyons que ce sont les conditions actuelles du milieu qui seules s'opposent à la mise en œuvre législative d'un principe logique, notre souci doit être d'essayer de modifier ces conditions de milieu et de préparer le triomphe futur de la thèse que nous combattons aujourd'hui.
    Pour cela il nous faut, tout d'abord, enlever à l'Église l'autorité factice qu'elle a prise en ce pays, autorité qui est due non à sa légitime action sur les fidèles, mais aux faiblesses des gouvernements successifs. Il faut, d'une part, exiger d'elle l'obéissance aux prescriptions concordataires qu'elle a stipulées elle-même. Il faut, d'autre part, la dépouiller des privilèges exorbitants qui lui ont été concédés et que nous avons précédemment énumérés, et la ramener à ce qui avait paru, il y a quatre-vingts ans, à la fois nécessaire et suffisant à l'exercice de sa liberté.
    Il faut, en second lieu, attendre que l'éducation publique, et particulièrement celle des femmes, délivrée enfin de la direction et de la surveillance de l'Église, ait préparé des esprits plus indépendant, qui puissent avec fermeté supporter la période d'établissement de la liberté religieuse, dont nous avons essayé de vous monter les dangers actuels.

    Dans ces conditions, et sous le bénéfice de ces observations, que votre commission par 15 voix contre 3, a repoussé la dénonciation du Concordat et la suppression du budget des cultes.
    On voudra bien remarquer que, pour arriver à cette conclusion, nous avons laissé de côté les arguments invoqués par les défenseurs de l'Église catholique.
    Nous repoussons l'idée l'idée qui leur est chère, que le citoyen ne peut être séparé du croyant et que l'État ne peut abandonner à elle-même une Église qui est la grande école de  morale, de discipline et de patience. Nous ne pensons pas, comme beaucoup d'entre eux, que la séparation aurait pour conséquence une diminution de dignité et de sécurité pour l'Église comme pour l'État. Nous sommes aussi éloignés de la thèse d'une protection due à l'Église par l'État que de celle de la domination de l'Église par l'État.
    Sur le terrain pratique, nous considérons, à l'encontre des prétentions de nos adversaires, que l'État est parfaitement le maître de dénoncer dès aujourd'hui le Concordat et de régler par des lois civiles la situation de l'Église au milieu de la société civile. Il ferait, croyons-nous, une imprudence ; mais il a le droit de le faire.
    Nous n'admettons pas d'avantage que l'État, s'il se décidait à la séparation, aurait à remplir vis-à-vis de l'église un devoir de restitution. Nous n'admettons pas que le retour des biens de l'Église à la Nation ait ouvert pour l'Église un droit à une indemnité. Les limites de ce rapport nous empêchent de donner aucun développement sur ce sujet, mais nous avons cru nécessaire d'indiquer en un mot notre pensée.
    Ainsi, à nos yeux, l'État est libre, au point de vue financier, comme au point de vue diplomatique. C'est son intérêt seul que nous invoquons pour repousser dans l'état présent des esprits l'application d'une mesure qui s'imposera un jour.
 
 

IV
Discussion des autres systèmes proposés



©Maurice Gelbard
9, chemin du clos d'Artois
91490 Oncy sur École
ISBN 2 - 9505795 -2 - 3
Dépôt légal 2ème trimestre 1999