Ce n'est plus
l'heure d'insister sur les considérations théoriques qui
militent en faveur de la séparation des Églises et de l'État.
Elles ont été abondamment, et de tout temps, produites par
des écrivains et des orateurs dont on essaierait vainement de dépasser
on même d'égaler l'éloquence. Aujourd'hui, il n'est
plus personne pour contester sérieusement que la neutralité
de l'État en matière confessionnelle ne soit l'idéal
de toutes les sociétés modernes. Dans une démocratie
surtout, dont les institutions ont pour base le suffrage universel, c'est
à dire le principe de la souveraineté du peuple, le maintien
d'un culte officiel est un tel défi à la logique et au bon
sens qu'on a le droit de se demander comment la République française
a pu pendant trente-quatre ans s'accommoder de ce régime équivoque.
C'est que, plus
forte et plus décisives que toutes les raisons de principe, les
considérations de fait ou d'opportunité ont toujours prévalu
jusqu'ici.
Depuis l'avènement
de la troisième République les hommes d'État qui se
sont succédé au pouvoir ont persisté dans la poursuite
de cette chimère : asservir à leurs desseins la puissance
politique de l'Église. Et la plupart se sont bercés de cette
illusion que le Concordat pouvait leur en donner les moyens. La faculté
de suspendre ou de supprimer les traitements, l'appel comme d'abus, surtout
le droit de faire des évêques leur paraissaient des prérogatives
énormes au service de la République. On a vu, par l'histoire
de ces trente dernières années, combien sont restées
inefficaces, aux mains des gouvernements républicains, ces prétendues
armes concordataires. Elles n'ont jamais pu faire obstacle aux heures décisives,
c'est-à-dire chaque fois que la République a été
en danger ou qu'elle a entrepris la réalisation d'un progrès
laïque, aux tentatives d'insubordination du clergé français
et de ses chefs. Le "préfet violet"
a rarement pardonné à ce régime les brigues humiliantes
du curé d'antan, et toute occasion a été bonne pour
essayer de faire oublier à Rome les excès de zèle
concordataire du candidat à la mitre. Si la République a
vécu, si elle a progressé c'est malgré l'Église,
contre ses effort et grâce à l'indifférence religieuse
qui, croissant de jour en jour, a fini par rendre ce pays impénétrable
aux excitations du clergé.
Cependant, malgré
toutes les leçons du passé, peut-être les rapports
officiels entre les Églises et l'État eussent-ils duré
encore au-delà de toute prévision, si des événements
n'avaient surgi dont la force brutale a changé brusquement le cours
des choses. Ce que n'aurait osé la timidité gouvernementale
ou parlementaire, en quelques mois la foi ardente et combative d'un pape
audacieux l'a réalisé. Le Concordat, ce pacte sacro-saint,
devant lequel pendant trente-quatre ans avait capitulé tous les
principes républicains, il a suffit à Pie X de deux ou trois
accès d'absolutisme pour le déchirer et le réduire
en miettes.
Devant le fait
accompli, il fallait bien s'incliner. Le régime concordataire étant
aboli, il ne restait plus qu'une issue à une situation devenue intenable
: la séparation. Les républicains les plus modérés
ont dû avouer que le problème se posait désormais d'une
façon si pressante qu'il devenait impossible d'en ajourner la solution.
Votre commission
ne croit pas que vous puissiez prendre en considération l'idée
de remettre à un an, c'est à dire jusqu'après les
élections générales, toute détermination sur
la situation présente. Lier, pour un si long temps, dans les circonstances
actuelles, les mains au Gouvernement, ce serait, on en conviendra, faire
au Saint-Siège la partie belle et facile ; ce serait vouloir mettre
la République dans une posture singulièrement humiliante
et dangereuse. Faire dépendre du résultat des prochaines
élections législatives l'issue du conflit, autant vaudrait
offrir une prime à l'agitation cléricale. Un an d'impuissance
imposé au Gouvernement de la République, d'émancipation
électorale accordée au clergé ; quel est le républicain
soucieux des intérêts de ce régime qui oserait envisager
sans inquiétude une telle perspective ?
Puis, sur quoi
le corps électoral serait-il consulté ? Sur le principe même
de la réforme ? Mais tous les électeurs républicains
sont, théoriquement, favorables à la séparation. Une
réponse par oui ou par non à une question de cette nature
ne vous apporterait pas les éléments d'appréciation
désirables pour l'étude d'un régime qui vaudra surtout
par les modalités selon lesquelles il aura été réalisé.
Est-ce donc sur ces modalités mêmes que la consultation devrait
avoir lieu ? Mais chacun reconnaît que le problème est si
délicat, si complexe, que ce ne sera pas trop de toute la bonne
volonté, de tout l'effort du Parlement, pour le résoudre.
Peut-on raisonnablement penser qu'en pleine effervescence électorale,
le suffrage universel serait à même de se prononcer sur cette
matière, et jusque dans la minutie des détails, le jugement
réfléchi que quelques-uns semblent attendre de lui ?
Tout le monde
s'accorde à proclamer que la question doit être posée,
discutée et tranchée dans le calme, avec sang froid. Au sortir
d'une période électorale, qui n'aurait pu être qu'effroyablement
agitée, la chambre se trouverait-elle dans les conditions désirables
pour aborder l'examen du problème ?
Il serait puéril
et peu digne de vous, dans une aussi grave occurrence, de recourir à
des moyens dilatoires pour esquiver les responsabilités de l'heure.
Vous êtes des hommes politiques aux prise avec des difficultés
d'un problème posé par des événements qu'il
n'a pas été en votre pouvoir d'éviter. Ce problème,
vous avez le devoir de lui donner la prompte solution que comportent à
la fois les principes et les intérêts de la République.
Le projet que
vous présente la majorité des membres de votre commission
est de nature à vous faciliter la tâche. Conçu, discuté,
voté avec un large esprit de tolérance et d'équité,
il sauvegarde tout ensemble les légitimes respectables préoccupations
des consciences et les intérêts des personnes et les droits
supérieurs de l'État. Ce n'est pas une œuvre de passion,
de représailles, de haine, mais de raison, de justice et de prudence
combinées, à laquelle votre commission vous demande de vous
associer.
On y chercherait
vainement la moindre trace d'arrière-pensée de persécution
contre la religion catholique. Les trois cultes reconnus en France y reçoivent
un traitement égal. Toutes les dispositions concernant le régime
des édifices, celui des associations, les précautions d'ordre
public, la situation des ministres leur sont communes.
Le projet adopté
par votre commission ne s'écarte du droit commun que dans l'intérêt
de l'ordre public.
Il est bien
vrai qu'il édicte des pénalités plus ou moins sévères
selon les cas, contre les ministres des cultes qui, dans l'intérieur
des édifices religieux, au cours des cérémonies, se
laisseraient entraîner à prêcher la révolte contre
l'exécution des lois, contre les institutions publiques, ou bien
à outrager, à diffamer les agents de l'autorité. Mais,
par contre, il réprime aussi tous les actes - cris, manifestations,
violences - qui pourraient troubler les cérémonies religieuses
et faire entrave au libre exercice du culte.
En faisant cesser,
par la suppression du budget spécial, toute contrainte pour les
citoyens de participer de leurs deniers, sous la forme de l'impôt,
à l'entretien du culte, il consacre la liberté de conscience
dans la réalisation d'un de ses principes essentiels. Mais, soucieux
en même temps de ne porter aucune atteinte aux droits acquis, il
assure aux intéressés des indemnités et des pensions
généreuses proportionnées à l'importance et
à la durée des services rendus.
Enfin, par tout
un ensemble de dispositions libérales et prévoyantes, appliquées
à l'usage des édifices religieux, il rend possible, sans
tâtonnements ni heurts, le passage de l'état des choses actuel
au régime nouveau.
En le votant, vous ramènerez l'État à une juste appréciation de son rôle et de sa fonction ; vous rendez la République à la véritable tradition révolutionnaire et vous aurez accordé à l'Église ce qu'elle a seulement le droit d'exiger, à savoir la pleine liberté de s'organiser, de vivre, de se développer selon ses règles et par ses propres moyens, sans autre restriction que le respect des lois et de l'ordre public.
Texte
présenté aux député
( avec
les modifications des 12 et 19 avril, 22 mai, 13 et 14 juin)
(J'y ai rajouté
le texte voté et le texte actuel)