Chambre des députés
16 février 1895
BUDGET DES CULTES
...................................
M. Chauvin. Maintenant c'est l'idée socialiste !
M. Alfred Naquet. C'est ce que j'allais dire, mon cher collègue. Aujourd'hui,. à l'exception de l'Espagne et du Portugal, ou existe encore un parti républicain politique militant, dans tout le reste de l'Europe, que ce soit en Allemagne, en Autriche-Hongrie ou en Italie, il n'y a plus de parti républicain militant. Il y a un parti socialiste sérieusement organisé, un parti socialiste dont sans doute les chefs ont des idées et des aspirations républicaines, mais dont les mêmes chefs qui ont des aspirations républicaines font passer le changement de la forme politique au dernier rang de leurs revendications.
M. Baudin. Pas du tout ! Les socialistes sont républicains et révolutionnaires, mais républicains d'abord !
M. Chauvin. Vous écrivez l'histoire à votre façon.
M. Alfred Naquet. Je ne dis pas, monsieur Chauvin, que les socialistes
ne sont pas républicains: je viens de vous dire au contraire que
les chefs socialistes de toute l'Europe étaient mus par des idées
républicaines.
.....................
Seulement je dis que la campagne qui se poursuit
en ce moment en Europe est plus économique que politique. J'ajoute
que cela n'empêchera pas que la République ne vienne dans
ces pays où l'on n'en parle guère à l'heure actuelle;
elle viendra comme conséquence des progrès sociaux qui se
préparent, mais non, ainsi qu'elle est venue chez nous, comme base
de cristallisation ou si vous préférez cette métaphore
à la précédente, comme outil principal du progrès
sociologique. Voilà ce que je voulais dire. Je n'entendais pas prétendre
que vous ou vos amis des autres nations ne soyez pas républicains,
ou que les socialistes de Berlin, de Vienne ou de Rome ne soient pas républicains;
je dis que dans ces pays, la République, au lieu de se produire
comme principe initial, se produira comme conséquence, et il en
serait advenu de même chez nous si en I871 ou en 1877,
le malheur avait voulu que nous fussIons vaincus dans la lutte que nous
avons soutenue; c'eut été un très grand malheur pour
le progrès social.
Ce qui se passe pour l'opinion républicaine
dans les divers pays de l'Europe dont je viens de parler, se passe chez
nous, au point de vue de la question religieuse.
Certainement, un moment viendra - et j'espère
que ce moment est beaucoup plus proche qu'on ne le pense, surtout si l'on
sait faire de la bonne politique, de la politique appropriée, -
ce n'est pas celle que vous faites, à mon sens - un moment viendra
où, les haines religieuses étant éteintes, où
la réconciliation de tous dans la République étant
opérée, non pas seulement dans les faits, comme aujourd'hui,
mais encore dans les esprits et dans les cœurs, on finira par reconnaître
qu'il y a incompatibilité entre le domaine laïque et le domaine
de la foi, que l'État ne peut pas avoir la prétention de
se mêler des questions du culte et, par conséquent, de diriger
les consciences, et qu'à ce moment et sous l'influence du développement
de ces idées, développement qui s'annonce de toutes parts
par un consentement général de la nation, sans qu'aucune
conscience se sente troublée, sans qu'aucune conviction soit violée,
un ordre de choses nouveau s'établira qui ne sera pas autre que
la séparation de l'Église et de l'État que vous rêvez
et que je rêve comme vous.
....................
Seulement, messieurs, cette séparation de
l'Église et de l'État viendra comme la dernière éclosion
de notre évolution historIque et philosophique; elle ne viendra
pas comme le premier échelon de cette évolution. Je le regrette,
pour ma part. Je crois qu'à un moment donné on pouvait faire
la séparation de l'Église et de l'État de haute lutte;
je crois que si, en 1877, on avait séparé de haute lutte
l'Église de l'État, cette mesure n'aurait pas entraÎné
plus de protestations dans le pays ni plus de résistances de la
part des catholiques que n'en ont entraîné l'article 7, les
décrets dr 1880, les expulsions des congrégations, la fermeture
des chapelles et tout ce que M. Spuller, qui connaît bien le système
pour l'avoir pratiqué, a appelé du haut de cette tribune
un ensemble de taquineries, de tracasseries et de vexations.
J'estime quo si on l'ayait faite alors, on aurait
singulièrement facilité notre besogne. Nous avons réalisé
des progrès depuis: nous avons tait la loi scolaire, la loi militaire,
la loi sur le divorce, et nous nous sommes heurtés en les faisant
à des difficultés provenant uniquement de ce que l'Église
n'était pas séparée de l'État. Si nous nous
avions commencé par le commencement; si nous avions séparé
l'État et l'Église, au lieu d'entrer dans une politique comme
celle que je viens de définir, nous aurions eu infiniment plus de
facilités pour réaliser ces diverses réformes.
Qu'y puis-je? A cette époque, j'ai voté
la séparation des Églises et de l'État; le parti radical
n'y peut rien, il l'a votée, lui aussi, et ce n'est pas ma faute
si le parti qui détient le pouvoir depuis l877 dans cette Assemblée
et dans l'autre, a perpétuellement
préféré, à la séparation de l'Église
el de l'État, le système que je caractérisais tout
à l'heure en lui appliquant le nom que lui a donné M. Spuller,
c'est même là le plus grand et le plus lourd des reproches
que j'adresse à ce parti, qui a prétendu - qui en a même
tiré son nom - ne jamais vouloir faire que les réformes opportunes
et qui, au contraire, a laissé passer toutes les occasions opportunes
de faire les réformes. (Très bien! très bien! sur
divers bancs.)
J'applique à cette attitude du parti gouvernemental
une expression que Chateaubriand écrivait au lendemain des journées
de Juillet 1830. Au lendemain de cette révolution qui avait arraché
la couronne de la tête de Charles X pour la placer sur la tête
de Louis-Philippe, Chateaubriand écrivait : " Au moins, si vous
aviez proclamé la République, vous auriez inauguré
un ordre de choses nouveau, vous n'auriez pas consacré une usurpation.
"
C'est exactement le reproche que j'adresse au parti
qui a détenu le pouvoir depuis vingt ans. S'il avait séparé
le spirituel du temporel, il aurait affirmé un grand principe, il
n'aurait lésé aucune conscience, il n'aurait troublé
aucune liberté,
Il a préféré le contraire,
Je n'y puis rien. Mais, à cette heure, j'estime que le moment opportun
d'agir ainsi est passé et qu'à vouloir continuer une tactique
qui se légitimait au moment dont je parle, mais qui ne se légitime
plus, le parti qui y aurait recours se perdrait. Cette politique vous a
conduits autrefois au triomphe: c'est pour cela que vous y êtes restés
attachés; mais faites un retour sur vous-mêmes, et vous verrez
qu'à l'heure actuelle elle ne pourrait vous conduire qu'à
la défaite. C'est parce que je suis avec vous, parce que je veux
comme vous les réformes sociales que la République a promises
et qu'elle ne peut pas ne pas donner, que je veux aussi le moyen de conquérir
le pouvoir, sans lequel il est impossible de les réaliser; c'est
pour cela que je condamne une politique qui, je le répète,
vous conduirait inévitablement à la défaite après
vous avoir conduits à la, victoire, (Interruptions à gauche.)
....................
De 1871 à 1877, ..., il y avait un état
de guerre passionné, ardent, déclaré entre le parti
républicain el le parti monarchique, dont le clergé, qui,
naturellement, se servait des idées religieuses par lesquelles il
exerçait une influence, était le levier le plus puissant.
Ce qui était l'arme la meilleure de ce parti,
c'était le clergé, c'était l'Église. Il y avait
donc un état de guerre entre l'Église et la République.
A qui doit en incomber la responsabilité ?
.................
La Révolution française avait sécularisé
la société, elle avait enlevé à l'Église
ses immenses domaines; elle ne s'était pas arrêtée
là; elle avait arraché de ses mains les registres de l'état
civil, la matière des mariages, l'enseignement; elle avait cessé
de faire reconnaître par la loi les vœux ecclésiastiques;
elle avait cessé de prêter l'appui du bras séculier
aux jugements prononcés par l'Église. Elle était allée
plus loin, elle était allée trop loin lorsqu'elle avait fait
la constitution civile du clergé.
La loi de tout ce qui est dans le monde, des individus
comme des collectivités, est la même; c'est que lorsqu'un
homme ou une collectivité se trouvent privés, du jour au
lendemain, des prérogatives ou privilèges qui leur appartiennent
depuis des siècles, ces individus ou ces collectivités se
défendent avec énergie.
Et cela est encore plus vrai des collectivités
que des hommes. On peut concevoir un homme placé par l'intelligence,
par le cœur, tellement au dessus de ses contemporains qu'il comprenne son
temps et qu'il s'incline devant les nécessités de ce temps.
A la rigueur on pourrait concevoir qu' un de ces hommes ait existé
à la place de Louis XVI, qui aurait compris son temps et aurait
accepté franchement, loyalement la Constitution de 1791. Mais les
collectivités, elles, n'ont jamais été capables de
ces grands actes d'abnégation, et l'Église moins qu'aucune
autre parce qu'elle se juge d'origine divine. Jusqu'au jour où les
événements lui ont péremptoirement démontré
que ces institutions, qu'elle croyait dues à l'action directe de
la providence, qu'elle identifiait presque avec son dogme, étaient
en réalité dues à l'action humaine et ne pouvaient
l'identifier avec son dogme, elle dut se défendre, elle s'est défendue.
Nous ne pouvons lui on faire un reproche, pas plus qu'elle ne peut faire
un reproche aux grands hommes auxquels a incombé cette immortelle
tâche de briser l'ancien monde et d'établir sur ses ruines
le monde nouveau, d'avoir mené la Révolution française
à l'assaut de toutes les citadelles du passé.
Qu'est-il advenu à ce moment-là?
Il est advenu que la résistance qui s'était
groupée autour du roi et de la cour a poussé la Révolution
à proclamer la République.
Tout ce qui s'est passé depuis un siècle
découle de là; la France a cessé jusqu'à aujourd'hui
- la prescription n'a commencé à être interrompue que
récemment - de jouir de ce bienfait inestimable dont jouissent tous
les autres peuples: une forme de gouvernement universellement consentie.
Chez les autres peuples, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, aux États-Unis,
les hommes se classent d'après les opinions philosophiques ou sociales
qu'ils professent.
Chez nous, comme la République avait été
installée par les amis de la Révolution, non pas pour rendre
hommage à un principe supérieur, non pas parce que dans l'idée
des révolutionnaires la République représentait comme
un gouvernement meilleur qu'un autre, non !-l'Assemblée constituante
et l'Assemblée législative n'étaient pas républicaines,-
mais pour lutter contre la. réaction que synthétisait la
monarchie, contre toutes les résistances qu'elle suscitait, contre
toutes les ressources dont elle disposait, il en est résulté
qu'autour du drapeau de la République se sont groupés tous
les hommes de progrès et d'avenir; et, par un effet naturel, tous
les hommes du passé, tous ceux qui voulaient conserver l'ancien
régime ou qui, ayant perdu l'espoir de le faire revivre, voulaient
au moins empêcher ce régime de produire ses conséquences
et d'engendrer toutes les grandes lois qui devaient en découler,
arborèrent les couleurs de la monarchie.
L'Église, je viens de le dire, était
avec la fraction de la population qui combattait le régime nouveau;
elle dut donc, tout naturellement, se grouper avec ceux qui combattaient
autour du trône, et il en est résulté que, chaque fois
que la République est revenue chez nous, l'Église a cherché
à la détruire, comme toutes les fois que la République
a péri, nous, amis du progrès, nous partisans de tous les
grands principes que la Révolution nous avait légués,
nous avons fait effort pour la ramener parmi nous,
Voilà la situation telle qu'elle se présentait
alors. En 1870 et 1877, nous en étions là comme en l849;
nous en étions là sous l'Assemblée de Versailles,
comme sous l'Assemblée législative de la seconde République.
Sous le principat du maréchal Mac-Mahon,
l'Église était - je l'ai dit tout à l'heure et je
le répète - le levier le plus puissant mis au service de
la monarchie pour écraser la République. Nous étions
en guerre, et les lois de la guerre permettent des moyens d'action que
n'autorisent pas les lois de la paix. Quand on est en guerre, on peut tout
faire pour amoindrir l'ennemi, à l'unique condition de ne pas violer
les éternels principes de l'humanité.
Lorsqu'au contraire on est en paix, la situation
change du tout au tout. En 1870 et 1877, devant l'acuité de la lutte,
un certain nombre de républicains pensèrent que la suppression
pure et simple du budget des cultes était en somme le moyen de lutte
le meilleur, le plus efficace pour amoindrir l'Église, qui constituait
alors la principale armée mise au service de nos ennemis, et pour
la mettre dans l'impossibilité de nuire. J'étais de ceux-là
et je ne le regrette pas.
Mais la situation est changée; à cette
heure nous sommes dans une période de paix, de liberté relativement
tranquille, et je le déclare bien haut.
.............
M. René Gobelet. Sur
la forme ! ce n'est qu'une paix apparente.
............
M. Alfred Naquet. ... monsieur Goblet, vous avez reconnu, comme
moi, à cette tribune que vouloir supprimer purement et simplement
le budget des cultes, alors qu'on n'a pas au préalable organisé
un ordre de choses nouveau pour le remplacer, alors qu'on n'a pas doté
encore le pays d'une loi sur les associations, ce serait faire un acte,
que la guerre pouvait rendre légitime en 1877, mais que la situation
actuelle ne légitime plus et qui, à cette heure, serait purement
oppressif.
................
... à mon sens, à l'heure présente
nous devons encore viser la séparation de l'Église et de
l'État, mais que cette séparation doit venir, non pas comme
la victoire d'un parti sur un autre, comme une défaite d'une portion
de la nation battue par une autre, mais par la réconciliation générale
de tous, qu'elle doit être l'affranchissement final des consciences,
et non l'oppression des unes par les autres.
..................
Si le parti radical gardien des vieilles traditions
républicaines, obligé de se tenir à une égale
distance du collectivisme et du l'immobilisme - qui travaille pour le collectivisme
mieux que ne le ferait le collectivisme lui-même se maintient
sur cette plate-forme, sinon exclusive, du moins principale de la lutte
anticléricale, il risque de subir le sort qu'ont. subi les progressistes
au Reichstag allemand ou les libéraux à la Chambre des députés
de Bruxelles, d'être broyé entre le parti conservateur républicain
et le parti collectiviste et de laisser ces deux partis face à face,
sans tampon intermédiaire, ce qui exposerait la société
aux plus terribles catastrophes révolutionnaires ou réactionnaires.
(
Interruptions. )
...........
La question est de savoir si les électeurs
qui votaient autrefois pour les monarchistes, et qui sont surtout des catholiques,
doivent donner leurs suffrages aux républicains modérés,
ainsi que M. Spuller le leur conseillait du haut de cette tribune, ou aux
républicains progressistes, ainsi qu'à mon tour je les y
convie.
........
C'est à la fois une question de tactique
et une question de justice, car, à mon sens, la meilleure tactique
pour amener à soi ceux auxquels on veut faire appel, c'est
d'être toujours respectueux de la justice et de la liberté.
...........
Je disais donc qu'à l'exception de quelques
états-majors qui, dans ce parti, iront probablement et presque forcément
au parti conservateur républicain, mais qui forment la moindre fraction
de l'ancien parti monarchique, puisque les cadres sont toujours la partie
la moins nombreuse de toutes les armées, il y a la masse composée
d'ouvriers, de paysans, les petits et les humbles. Ceux-là ne sont
point entichés de réaction et leurs intérêts
sont absolument connexes avec ceux des autres démocrates de l'ancien
parti républicain.
Quand vous parlez à ces ouvriers, à
ces paysans des réformes sociales, quand vous leur parlez de la
gratuité de la justice, quand vous leur parlez de la participation
aux bénéfices, quand vous leur parlez de la loi sur les retraites
ouvrières,
leurs intérêts sont absolument identiques à ceux
des masses républicaines, si donc vous ne les blessez pas dans leurs
consciences, si vous ne les blessez pas dans leurs idées religieuses,
ils viendront naturellement à vous, parce que c'est de vous qu'ils
sc rapprochent le plus au point de vue social.
Mais si vous les menacez dans leurs idées
religieuses, si vous les blessez dans leurs consciences, comme, dans ce
grand pays, les sentiments moraux priment toujours de beaucoup les intérêts
matériels, vous les rejetterez vers vos adversaires, et vous donnerez
pour vingt ans la majorité au parti modéré. (Mouvements
divers.)
Et alors, messieurs, vous pourrez inscrire la séparation
de l'Église et de l'État sur votre drapeau aussi longtemps
que vous le voudrez; mais, comme vous n'aurez pas le pouvoir, vous ne réaliserez.
pas plus cette réforme que vous ne réaliserez les autres
réformes républicaines. (Très bien ! très
bien ! sur divers bancs à droite.)
...............
M. Gras. Quelques considérations générales
très rapides, d'abord. J'estime que 1e fondement de la société
réside dans l'ensemble des lois civiles et politiques qui règlent
les rapports des citoyens entre eux ou des citoyens avec l'État,
et non pas sur l'ensemble de principes ou dogmes religieux; d'où
la conséquence que l'État, qui représente l'ensemble
de la société, est forcément laïque. On comprend
sans peine que l'État ne peut pas être à la fois catholique,
protestant, israélite ou musulman; d'ou la conséquence que
le soin doit être laissé à chaque citoyen de pourvoir
à ses besoins religieux, s'il en a.
................
Et le dogme de la prédestination et de la
grâce vouant les uns au bonheur, les autres à la damnation
éternelle !
...........
C'est cette théorie qui a donné naissance
à l'arbitraire, au favoritisme et au privilège que l'Église
a transporté du domaine divin dans le domaine humain, du ciel sur
la terre, dans les institutions civiles et politiques. De là, la
justification de toutes les injustices et de toutes les inégalités;
de là, la justification, dans la vie pratique, de toutes les laveurs
accordées aux grands et de tous les passe-droits infligés
aux petits, aux malheureux.
Voilà la morale de l'Église dans toute
sa grandeur, dans toute sa beauté, dans toute sa magnificence !
.............
L'autre jour, M. Lemire a déclaré
que l'Église voulait rester dans la République non pas pour
la dominer, mais pour en bénéficier comme tout le monde.
Mais ni ses déclarations, dont je ne conteste pas la sincérité,
ni les recommandations faites par le pape à son clergé et
à ses subordonnés ne sont de nature à me rassurer.
Je crains toujours un retour offensif, je me
défie d'un ralliement qui a tout l'air d'une tactique. (Très
bien! très bien ! à l'extrême gauche.) J'ai toujours
peur d'un nouveau cheval de Troie recelant dans ses flancs quelque terrible
machine de guerre. (Exclamations à droite. - Bruit.) Parfaitement
!
.................
Un scrutin donne 347 voix
contre 155 pour le passage à la discussion des chapitres
M. le président. MM. Guesde, Chauvin, Jourde, Carnaud,
Couturier et Jaurès ont déposé un amendement qui comporte
six paragraphes.
Le premier est ainsi conçu: " Le budget des
cultes est aboli ainsi que le Concordat et les articles organiques. "
La parole est à M. Chauvin.
M. Chauvin. Messieurs, le parti socialiste scientifique sait
trop que les religions, qui toutes enseignent la résignation, sont
indispensables aux capitalistes pour que mes amis et moi nous nous fassions
la moindre illusion sur le sort réservé à notre amendement.
La Chambre de 1893, dominée par l'esprit
nouveau, n'accomplira pas cet acte, qui cependant fait partie du fameux
bloc de la Révolution française dont à chaque instant
les membres de la majorité républicaine se recommandent.
...........
Ce que vos pères ont fait, messieurs, vous
ne le ferez pas (Interruptions), parce quo vous n'êtes pas
en mesure de le faire. Le développement du socialisme vous obsède
à un tel point que, pour vous cramponner au pouvoir, vous êtes
obligés de vous appuyer sur ce que Gambetta dénonçait
comme l'ennemi des institutions républicaines.
Nous savons d'ailleurs que l'émancipation
intellectuelle ne peut que suivre l'émancipation économique.
Nous en trouvons la preuve dans les pays où il n'existe ni religion
d'État ni budget des cultes: les religions y prospèrent dans
la mesure de l'exploitation capitaliste.
.....................
Dans notre société composée
de possédants et de non-possédants, la liberté de
penser n'existe que pour les premiers à l'exclusion des seconds,
Je vous en donnerai la preuve tout à l'heure. (Bruit.)
...............
Le Gouvernement actuel n'a de majorité
qu'à la conditIon de s'appuyer sur la droite ralliée à
la République, parce qu'elle est devenue pour le cléricalisme
la meilleure des monarchies, comme le disait un de nos collègues
pendant que M. Naquet était à cette tribune. (Interruptions
au centre et à droite.)
............
Si vous avez chassé Dieu des écoles,
si vous les avez laïcisées, vous avez laissé cléricaliser
les ateliers et les usines. La République doit donner à tous
les citoyens qui sont obligés de louer leurs bras pour manger la
possibilité de penser librement et de ne pas être sous la
coupe réglée de ceux qui les emploient et qui leur imposent
l'exercice de telle ou telle religion, ou sinon ils n'auront pas de travail
dans les ateliers. (Exclamations et interruptions à droite.)
Ce n'est pas exact, dites-vous? Ecoutez ceci:
"Atelier de MM. Colsne et Lambert, tissage.
"Soir et matin les ouvriers disent la prière
dans cet établissement, très fréquenté par
des prêtres de toute robe, qui forcent les ouvriers à souscrire
pour l'achat de saints que l'on place dans tous les ateliers. Ces devoirs
religieux les obligent à une heure de présence supplémentaire,
car les patrons ne perdent jamais un tour de machine.
" Une commission, formée à raison
de deux membres par atelier, se réunit régulièrement
tous les jeudis, après la journée de travail, devant le patron
accompagné d'un prêtre, qui prend note des rapports faits.
" Cette commission est chargée d'interroger
les ouvriers nouvellement entrés dans l'atelier sur tout ce qui
se passe chez eux,
sur les personnes et les lieux publics qu'ils fréquentent. Elle
s'enquiert s'ils savent lire ; dans ce cas elle les force à s'abonner
au journal la Croix, que deux ouvriers sont chargés de vendre
dans l'atelier. "
Voilà ce qui se passe envers et contre les
lois de notre pays, puisque l'article 260 du code pénal punit ceux
qui obligent d'autres personnes à des pratiques religieuses contraires
à leurs idées.
Suivent d'autres exemples .... L'amendement
est repoussé par 379 voix contre 111.
.............
M. le président . M. Maurice-Faure
présente à la Chambre 1e projet de résolution suivant:
" La Chambre, fidèle
à la politique traditionnelle du parti républicain, invite
le Gouvernement à poursuivre la séparation des Églises
et de l'État par la présentation des propositions de loi
qui doivent la précéder, notamment celle relative au régime
des associations. " (Très bien! très bien ! sur divers
bancs à gauche.)
........................
M. Maurice-Faure.
Ce n'est que dans ces derniers temps qu'on a vu certains ministères
républicains ou prétendus tels, au grand étonnement
de la démocratie française, non seulement refuser de réaliser
la séparation des Églises et de l'État, mais se déclarer
nettement hostiles à sa préparation. C'était sans
doute pour donner des gages au Vatican et à ses fidèles amis
les ralliés.
(Très bien! très bien !)
Heureusement, messieurs, les tendances rétrogrades
de ces ministères qui constituent un indéniable recul sur
les idées de Gambetta et de Jules Ferry ne sont pas, j'ose l'espérer
du moins, partagées par le cabinet actuel. Je suis assuré
que plusieurs de ses membres ont gardé au fond de leur cœur un invincible
attachement au vieux programme démocratique, et je leur demande
d'en témoigner on reprenant sans hésitation la tradition
républicaine et en ne refusant pas de s'associer à mon projet
de résolution, (Très bien! très bien!)
Je prie d'autant plus les mInistres qui sont devant
moi de ne pas y faire d'opposition, que plusieurs d'entre eux se sont montrés,
en des circonstances récentes, nettement favorables à la
séparation des Églises et de l'État, et que l'un des
plus sympathiques prononçait ces paroles, que j'emprunte à
un document public, et qui sont un chaleureux plaidoyer en faveur de la
thèse que je soutiens à cette tribune:
" Il faut bien y venir,- disait, il y a cinq mois,
l'orateur, futur ministre, - à cette réforme inscrite sur
les plus anciens de nos programmes et qui recule toujours au moment où
on croit la saisir: je veux parler de la séparation de l'Église
et de l'État.
"Question vingt fois mûre, question vingt
fois pourrie. Pourquoi ne pas couper la chaîne qui rive l'Église
à l'État, deux corps depuis longtemps divorcés? Peut-on
admettre que la religion, qui repose sur des sentiments absolument individuels,
de for intérieur, de conscience, soit plus longtemps une fonction
d'État, quand le propre de l'État est de ne s'occuper que
des intérêts généraux de la nation ? Peut-on
admettre que, dans un pays qui compte plusieurs religions rivales, hostiles
les unes aux autres, qui compte des milliers de citoyens ne professant
aucune religion, l'ensemble des citoyens soit tenu plus longtemps de payer
les frais de chaque culte?
" Tout cela parce qu'une idée fausse sur
la prépondérance que les religions peuvent avoir dans le
conflit des intérêts sociaux s'est ancrée dans l'esprit
de nos devanciers. (Très bien! très bien! à l'extrême
gauche.)
" Tout cela parce qu'une Idée fausse sur
l'influence politique que nos religions peuvent avoir dans un pays reste
enracinée , dans l'esprit de quelques républicains. (Très
bien! très bien! sur les mêmes bancs.)
" On a peur que la ferveur et la générosité
de leurs fidèles viennent à augmenter, si une fois elles
sont libres et affranchies du contrôle de l'État et qu'alors
les Églises ne constituent, par cet accroissement de force, un danger
plus redoutable pour la puissance civile, Erreur profonde! Avec des lois
bien faites sur les associations, tout péril de ce genre serait
écarté. Privées du prestige que leur donne l'investiture
officielle de l'État, privées surtout de la part de son budget
qui les alimente. Il n'est pas sûr que les religions vissent s'accroître
et leur fortune et leur influence. Et d'ailleurs, dût-il nous en
coûter un plus grand effort, ce qu'il importe avant tout dans ce
pays, c'est d'assurer la liberté de la pensée que menacent
les religions d'État. Nul ne doit être inquiété
ou même gêné dans la manifestation de ses opinions religieuses.
Nul ne doit être inquiété ou gêné s'il
ne veut pas manifester d'opinions religieuses.
"Ainsi le veut la liberté de conscience."
(Applaudissements
à l'extrême gauche.)
...........
Plusieurs membres. Qui a dit cela? Est-ce
un ministre? '
Il n'était pas ministre, je l'ai dit,
mais presque à la veille de le devenir, car voilà quelques
semaines à peine que le discours a été prononcé.
Je suis moins radical, messieurs, que l'honorable
membre du cabinet dont vous désirez connaître le nom et qui
m'écoute à son banc sans me contredire.
Ce que je demande, en effet, ce n'est pas la séparation
immédiate de l'Église et de l'État, mais je réclame
énergiquement sa préparation. conformément à
la doctrine des républicains les plus éminents: de Gambetta,
de Jules Ferry, de Paul Bert, de tous les hommes qui ont été
l'orgueil de la démocratie militante, et je prie le Gouvernement
d'orienter nettement sa politique, en acceptant mon ordre du jour, vers
une solution que nous considérons, non pas comme une mesure d'oppression
mais comme une garantie de la liberté de conscience aussi bien que
de la dignité des cultes et de l'indépendance de l'État.
(Applaudissements.)
.............
M. Ribot, président du conseil, ministre des finances.
..... Le Gouvernement ne met pas la séparation de l'Église
et de l'État dans son programme ni comme une réforme réalisable
aujourd'hui ni comme une mesure à préparer dans cette législature
pour la faire aboutir dans un délai prochain.
..............
Certainement, si nous avions fait la séparation
de l'Église et de l'État comme un acte de guerre, comme un
acte de représailles, nous aurions porté à la République
un coup funeste, nous devions avant tout enraciner dans ce pays la République
qui, aujourd'hui tout le monde le reconnaît, est devenue indestructible.
Je crois que ce qui eût été
une erreur singulière en 1877 constituerait aujourd'hui encore une
lourde faute.
................
On parle d'un préliminaire nécessaire,
indispensable ; c'est la liberté d'association. Tout le monde le
reconnaît, de ce côté de la Chambre (l'orateur désigne
la gauche), comme aussi de cet autre côté (la droite).
Mais je ne crois pas qu'il faille restreindre la liberté d'association
jusqu'à la lier, d'une manière absolue, comme une préface
nécessaire à la séparation de l'Église et de
l'État. Qu'elle en soit un préliminaire nécessaire,
je le crois. Mais, permettez-moi de le dire, la question de la liberté
d'association a une toute autre ampleur; elle mérite que nous
l'examinions en elle-même, et ceux-là même qui ne sont
pas partisans de la séparation désirent ardemment qu'à
un jour prochain nous fassions une législation dont notre pays est
encore privé. (Très bien ! très bien!)
Personne ne souhaite plus que les membres du Gouvernement
que l'accord s'établisse sur cette question; mais personne ne voit
mieux les difficultés à résoudre.
J'ai fait partie d'un ministère qui s'est
engagé à apporter une loi sur la liberté d'association.
Cela lui a médiocrement réussi (Sourires); mais enfin
cela n'est pas fait pour nous décourager et nous déconcerter.
Le Sénat et la Chambre sont saisis l'un et l'autre de propositions
à ce sujet. Celle qui est au Sénat a été étudiée,
je crois, par mon honorable ami M. Goblet...
......
M. Goblet. .... Nous sommes à l'état de paix aujourd'hui!
Je me suis permis d interrompre à ce moment M. Naquet et de lui
dire: "Vous ne vous y trompez pas, n'est-il pas vrai? Ce n'est là
qu'une paix apparente!" Oui, j'entends bien, l'Église a conseillé
à les fidèles de se rallier à la "forme " de la République,
et j'insistais sur le mot "la forme" que soulignait et répétait
M. Naquet. Mais, quant au fond même de nos institutions, quant à
cet esprit laïque sans lequel on ne comprend pas que la République
puisse exister, durer et progresser, l'Église 1e combat encore avec
la même vivacité qu'elle le combattait dans le passé.
Et si précisément elle a donné
pour mandat, pour règle de conduite à ses fidèles
de se rallier à la forme républicaine, c'est parce qu'elle
y trouve un moyen plus sûr d'entrer dans la République et
d'en détruire l'esprit. (Applaudissements à l'extrême
gauche et sur divers bancs à gauche.)
M. Lemire. Comment peut-on adhérer à un esprit? (Bruit.)
M. René Goblet. Pouvez-vous en douter? Avez-vous donc oublié l'admirable discours prononcé il y a quelques jours à cette tribune par M. Jaurès et dans lequel il citait ce fait véritablement nouveau de la lettre du cardinal Rampolla exposant la tactique de l'Église et invitant tous ses partisans de s'emparer par ces procédés des pouvoirs publics et de l'influence qu'ils donnent? (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs?)
M. Lemire. C'était un discours libéral !
M. René Goblet. El n'avons-nous pas la preuve de ce que
je dis ici, dans nos relations politiques de chaque jour ?
......................
J'ai repoussé l'amendement de MM. Chauvin
ct Guesde, je n'ai pas besoin de le dire.
Il est possible que quelques-uns de mes amis l'aient
voté; ce qui est certain, - et personne ne me démentira,
- c'est que, dans leur esprit, du moment que le budget des cultes sera
supprimé, la liberté d'association devrait être immédiatement
assurée.
M. Lemire. Il faut la faire ayant!
M. René Goblet. C'est bien là ma pensée.
Elle doit être faite auparavant, et c'est pour cela que, en ce qui
me concerne personnellement, j'ai toujours subordonné à ce
vote la suppression du budget des cultes.
...................
... Vous qui rappelez que j'ai collaboré,
au Sénat, à une proposition de loi sur les associations,
vous voulez bien ajouter que vous-même vous avez fait partie d'un
cabinet qui avait promis de nous apporter une loi sur la matière.
M. Cuneo d'Ornano. Presque tous l'ont promis !
M. Ribot, président du conseil, ministre des finances. Il l'a apportée.
M. René Goblet. Qu'est-elle devenue? Je n'en sais rien.
M. Lemire. Elle est caduque !
M. le président du conseil. Le cabinet est tombé .
M. Cuneo d'Ornano. Voilà seize ans que nous attendons un projet de loi sur les associations; de nombreuses commissions ont été nommées à cet effet et aucune n'a abouti.
M. René Goblet. Ce que je sais, c'est qu'en effet, en
1891, à la suite d'une interpellation sur
la question des rapports de l'Église avec l'État, j'avais
déposé au Sénat une proposition de loi sur les associations.
Est-ce que nous l'avons considérée comme étant le
préliminaire d'une séparation imminente, immédiate
ou prochaine? En aucune façon, et c'est précisément
ce qui ne se trouve pas dans la motion que l'honorable M. Maurice-Faure
nous demande de voter.
.......................
La motion ne recueillera que 205 voix, contre
305.
M. Gerville-Réache proposera la motion
suivante :
"La Chambre invite le Gouvernement à
la saisir d'un projet de loi sur les associations, et passe à l'ordre
du jour"
Cette motion ne recueillera que 164 voix contre
246.