La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Nous avons reçu de M. E. de Védrines la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avions posées sur les projets de séparation dont la commission parlementaire est saisie :
Francescas (Lot-et-Garonne), 14 déc. 1904 -
Monsieur
Me voici bien en retard pour répondre aux
questions que le Siècle a bien voulu me poser au sujet des projets
de séparation des Églises et de l'État.
J'ai d'ailleurs pris connaissance avec le plus grand
intérêt des premiers résultats de votre enquête
; ils sont tels que je puis me considérer comme dispensé
d'examiner en détail les points successifs sur lesquels elle porte
et qui ont provoqué de la part de quelques notables personnalités
protestantes des observations auxquelles je souscris de grand cœur et auxquelles
il me serait difficile d'ajouter grand-chose d'intéressant.
D'ailleurs, le temps marche vite et les projets
de loi se transforment : voici le président du conseil et le rapporteur
de la commission qui paraissent en train de se mettre d'accord ; la nouvelle
rédaction de l'article constitue un progrès notable sur celle
qu'avait d'abord adoptée M. Combes ; elle parait sauvegarder le
droit d'association dans les limites des circonscriptions ecclésiastiques
actuellement existantes.
C'est quelque chose ; mais il est impossible de
ne pas reconnaître le bien fondé des réserves que votre
collaborateur ordinaire M. Raoul Allier a très judicieusement exprimées
ici même à propos des termes de cet article : pour l'avenir,
c'est une source de contestations probables, sinon certaines ; et pour
le présent, que signifie-t-il exactement en ce qui concerne, nous,
protestants réformés ?
Nos circonscriptions synodales peuvent-elles être
données comme actuellement existantes aux yeux de la loi ?
Nos circonscriptions régionales peut-être
?
Mais notre synode général,
qui réunit les représentants de toutes les Églises
réformées françaises, peut-il être vraiment
considéré comme la représentation d'une simple circonscription
?
Pratiquement, qui dit circonscription ne dit-il
pas ipso facto fraction du territoire total ?
Et si cet article 8 ainsi refondu prête encore
le flanc à des critiques fondées, que dire de l'article 3
?
Qu'est-ce que cette confiscation préalable
des biens des Églises, suivie d'une attribution conditionnelle
et temporaire dans la mesure des besoins des sociétés
cultuelles ?
Qui détermine la mesure légitime de
ces besoins ? et sur quelles données ? - Est-il exagéré
de prétendre que, sous prétexte de séparation, c'est
en réalité l'asservissement des Églises que l'on cherche
?
J'ajoute qu'on le cherche en vain.
J'écris ces lignes rapides du fond d'une
vieille Église rurale au sein de laquelle, malgré le vent
de scepticisme qui dessèche aujourd'hui biens des cœurs, se conservent,
à travers les siècles, les lugubres et héroïques
souvenirs des persécutions passées : l'âme des ancêtres
revivait encore dans les enfants, s'il le fallait, et, sans aller jusqu'à
prévoir le retour d'horreurs désormais impossibles, je n'hésite
pas à affirmer que nous n'accepterons pas d'un cœur léger
certaines vexations, certaines restrictions à l'exercice de nos
droits imprescriptibles et de notre liberté nécessaire :
braver l'amende et même la prison paraîtrait facile aux descendants
de ceux qui, pour la liberté de leur religion, risquaient gaiement,
tous les jours, les galères et le bûcher.
Il est triste, monsieur, que de pareils souvenirs
puissent être évoqués à propos d'un projet de
loi élaboré par un gouvernement républicain cent ans
après la Révolution. - Quel vent de folie et d'inavouable
terreur souffle donc dans certains milieux ? - Le cléricalisme,
voilà l'ennemi, dit-on de nos jours - Non, vraiment : L'ennemi,
c'est la liberté !
Ferme partisan de la séparation totale des
Églises et de l'État, je crois au triomphe définitif
de la liberté.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur,
l'expression de mes sentiments distingués.
E. de Védrines.
Nous trouvons
dans le Journal des débats le texte d'un ordre du jour adopté
à l'unanimité par la commission exécutive du synode
luthérien que préside M. Vaspari.
La commission exécutive
commence par établir que la loi du 1er juillet 1879, élaborée
par un synode générale, concilie d'une manière équitable
les droits de l'État et les libertés de l'Église luthérienne.
Elle demande donc le maintien de ce régime.
Envisageant ensuite
l'hypothèse où le Parlement se prononcerait pour le principe
de la séparation, la commission exécutive s'exprime en ces
termes :
Considérant que l'article 3 du projet du
gouvernement dépouille les consistoires et les conseils presbytéraux
de tous les biens meubles et immeubles dont ils sont aujourd'hui propriétaires
pour les attribuer à l'État;
Considérant que le même article prononce
la confiscation, au profit des établissements publics d'assistance,
des biens donnés aux établissements du culte pour en distribuer
les revenus aux pauvres ;
Considérant que l'article 4 accorde aux pasteurs
des pensions insuffisantes, sans tenir compte, dans une assez large mesure,
de leurs années de service et de leur charges de famille;
Considérant que l'article 5 est en contradiction
avec les règles du code civil, en imposant la charge des grosses
réparations à un simple concessionnaire, et en permettant
au préfet d'affecter, par un arrêté, les fonds de réserve
de l'association au payement de ces grosses réparations;
Considérant que l'article 7, en interdisant
les quêtes à domicile et en ne donnant pas aux associations
formées pour subvenir aux frais du culte la capacité de recevoir
des dons et des legs, rend impossible le fonctionnement de ces associations
qui auront à pourvoir elle-même à toutes les dépenses
figurant actuellement au budget de l'État ou des communes;
Considérant que l'article 8 est rédigé
en termes peu précis et ne garantit pas d'une manière formelle
à notre Église le droit de convoquer un synode général
et de créer une caisse centrale destinée a subvenir aux frais
du culte dans les paroisses dont les ressources sont insuffisantes;
Considérant que l'article 9 limite à
une somme trop minime le fond de réserve des associations cultuelles;
Considérant que l'article 2 n'autorisant
les célébrations religieuses que dans les édifices
concédés par le gouvernement, semble par voie de conséquence
interdire l'exercice public du culte dans les immeubles appartenant à
des particuliers dans les édifices qui seront construits à
l'avenir par les associations déclarées;
Considérant que l'article 12 soumet les réunions
du culte à des formalités compliquées, puisqu'à
la déclaration unique prévue par la commission, il substitue
une déclaration renouvelable tous les ans et exige en outre le dépôt
d'une déclaration chaque fois qu'un pasteur étranger à
la paroisse préside un service religieux;
Considérant que l'article 20 rend l'association
cultuelle responsable des délits commis par les ministres du culte
et permet à l'État de la déclarer déchue de
la concession de l'édifice, même dans le cas où de
simples poursuites auront été exercées;
Considérant que, par l'application de la
jurisprudence actuelle, les associations cultuelles seront soumises à
la taxe d'accroissement et à l'impôt de 4% sur le revenu,
dont sont affranchies les associations déclarées qui n'ont
pas un caractère religieux;
Considérant que l'Église luthérienne
se trouve dans une situation spéciale puisque, lors de l'annexion
de l'Alsace à l'empire d'Allemagne, les fondations de Saint-Thomas,
qui servaient a subvenir aux frais du séminaire, et dont le revenu
annuel dépassait 250 000 francs, ont intégralement passé
à l'Allemagne, sans qu'aucune compensation ni aucune réserve
aient été stipulées dans le traité de Francfort
en faveur des Églises luthériennes demeurées françaises;
que c'est pour les indemniser en partie de la perte de leurs droits sur
les revenus de Saint-Thomas que le gouvernement, par décret du 27
mars 1877, a transféré à Paris la Faculté mixte
de théologie protestante de Strasbourg;
Pour tous ces motifs :
La commission exécutive sollicite subsidiairement
des modifications profondes à ces divers articles de manière
à ce que le libre exercice du culte soit maintenu, le droit de propriété
respecté et que l'Église luthérienne, au lendemain
de la promulgation de la loi nouvelle puisse se réorganiser conformément
à ses origines historiques et à ses traditions séculaires.
M. Armand Lods
qui commente cet ordre du jour conclut ainsi :
Les protestants ont
décidé de revendiquer la liberté du culte pour tous,
pour les catholiques aussi bien que pour eux-mêmes. En face d'un
projet qui ressuscite les dispositions les plus injustes des édits
de Louis XIV, les descendants de ceux qui ont été persécutés
et exilés pour cause de religion, tiendront à honneur, ainsi
que le demande le pasteur Lafon, de soutenir la cause du droit et
de faire triompher la justice.