La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ARCHEVÊCHÉ DE CAMBRAI
Cambrai le 23 décembre.
Un soleil de mai fait resplendir les toits au moment
où je franchis le seuil de l'archevêché adossé
à la cathédrale.
.....
Le domestique me fait entrer dans un salon richement
meublé, où je suis bientôt rejoint par Mgr Sonnois.
.....
Avec une grande bienveillance, Mgr de Cambrai daigne
répondre en ces termes aux questions que je viens de lui poser :
-" Les deux projets dont vous me parlez, monsieur,
j'avoue très franchement que je les trouve détestables à
la lecture ; quant à vous dire ce que je pense de la séparation
des Églises et de l'État, je n'ai pas, pour l'instant, d'opinion
faite, et je ne puis en avoir.
" Pour se faire une opinion, il faut attendre que
le gouvernement ait précisé, non pas ses intentions, nous
les devinons, mais ses volontés ; il faut attendre que la commission
ait terminé son travail, et même que le texte de loi soit
adopté par la Chambre. Pour me servir d'une expression vulgaire
qui rend mieux ma pensé", nous savons bien qu'il nous pend quelque
chose au bout de l'oreille, mais nous ne savons pas quoi, et pour dire
si nous le décrocherons et comment nous le décrocherons,
il faut savoir d'abord si ça nous plaira ou nous déplaira.
" Comment se fera la séparation de l'Église
et de l'État ? Sera-ce simplement la suppression du budget des cultes
? Sera-ce la disparition complète des curés en tant que fonctionnaires
relevant encore par un côté de l'État ? Y aura-t-il
un ministère des cultes ? N'y en aura-t-il plus? Sera-ce un régime
de loyauté, de liberté et de franchise ? Sera-ce, au contraire,
un régime d'opposition, d'entraves et de fourberies ? Autant de
questions qui maintenant sont encore des mystères ; voilà
pourquoi je vous répond qu'il est prématuré de vouloir
donner une réponse et qu'à mon avis, sur un terrain aussi
délicat, il est prudent de s'abstenir.
" Vous paraissez désirer beaucoup connaître
ma pensée en ce qui touche la location des immeubles consacrés
au culte. Ce côté du problème semble avoir pour vous
une grande importance ; permettez-moi de vous dire que, pour moi, j'y attache
un intérêt tout à fait secondaire. En effet, les édifices
dans lesquels nous célébrons nos cérémonies
peuvent se diviser en deux catégories : 1° Les immeubles soi-disant
à l'État, c'est-à-dire ceux qui appartenaient au clergé
avant la révolution, qui lui ont été enlevé
par la violence, mais qui, depuis, sont légalement la propriété
de l'État, puisque la loi qui purifie tout a purifié et ratifié
des actes que la saine probité réprouve, et que, depuis,
nous même nous les avons acceptés pour admissibles, puisqu'en
compensation nous émargeons au budget; 2° les immeubles qui,
comme le Sacré-Coeur de Paris et tant d'autres, n'ont été
construits que par des libéralités personnelles et particulières
et ont été offerts au clergé pour la célébration
du culte, c'est à dire qui sont des biens propres.
" Pour les premiers, s'il plaît à l'État
de se les louer à lui-même, libre à lui, je n'y vois
pas d'inconvénient, car, remarquez-le bien, l'État, c'est
les contribuables. Or si l'État loue aux contribuables ce qu'ils
ont payé ou ce qui leur appartient, c'est tirer de la poche gauche
pour mettre dans la poche droite ; mais je pense que les contribuables
ne goûterons pas ce système, car dans le transport d'une poche
à l'autre il reste toujours une part pour les agents du fisc.
" Pour les seconds, si l'État émet
la prétention singulière de louer à son profit exclusif
ce qui a été construit sans son concours, ce qui n'a jamais
dépendu de près ou de loin de ses coffres, je dirais que
l'État oublie le septième commandement de Dieu, ce qui, après
tout, ne me surprendrais pas autrement.
" Pour moi, monsieur, cette question ne me préoccupe
pas autant que vous le craignez. On dit la messe partout, nous la dirons
dans les chapelles que les gens riches ouvrirons dans leurs hôtels,
nous la dirons sur un comptoir dans les marchés, nous la dirons
sur une herse posée sur deux troncs d'arbre dans les champs, nous
la dirons quand même et partout.
" Croyez-moi, la messe, on la célébrera
envers et contre tous.
" Est-ce que du temps de la grande Révolution
on ne traquait pas bien autrement le clergé ? Est-ce que cela a
empêché la messe d'être célébré
? Moi qui vous parle, j'ai eu pour professeur un vieux prêtre qui
avait vécu ces temps troublés : lui même me racontait
qu'il disait sa messe quelquefois dans une cave, sur un tonneau, quelquefois
sur un banc de pierre ; deux fois il avait été mis en prison
; deux fois il s'était évadé et il avait toujours
gardé sur les objets sacrés nécessaires à l'exercice
du culte. On ne fera pas pire que dans ce temps là, et cela n'a
servi à rien. Mais une question me préoccupe plus que celle
des immeubles : c'est la question de la subsistance de nos prêtres,
et je le confesse, si la séparation a lieu, c'est à celle
là à laquelle je penserai d'abord. Je suis donc sans appréhension
pour l'exercice du culte, mais j'appréhende les moyens à
trouver pour faire vivre mes prêtres. Quant au culte, il subsistera,
même surtout contre le gouvernement. Si, poussé par de mauvaises
pensées, le gouvernement veut tomber dans l'arbitraire, susciter
des entraves, fermer les chapelles des particuliers, le chemin sera épineux,
mais il sera suggestif. Plus on émonde un arbre, plus il prend de
force ; c'est un axiome en arboriculture. Coupez des branches de l'arbre
séculaire de la religion, vous lui redonnez de la jeunesse et de
la vigueur.
" Monsieur, Dieu veut que ses ministres aient à
subir des vexations et des à-coups dans leur marche; certes nous
aurons nos pleurs et nos grincements de dents, mais le culte survivra.
Si le gouvernement veut le supprimer, il peut essayer ; je suis sans crainte,
le gouvernement lui-même ne sera pas le plus fort. Bonaparte l'avait
bien compris et Bonaparte qui était une intelligence, s'est rallié
au culte, quand il a vu qu'il serait vaincu par lui.
"Moi, monsieur, j'attend et je ne crains pas "
C'est sur ces fières paroles que j'ai pris
congé du vénérable archevêque.
Éric Besnard.
M. Édouard
Crüner, ingénieur des mines, a déposé, le 21
décembre, à la commission parlementaire qui est saisi des
projets de séparation, la note suivante.
Cette note a été
rédigée au nom de l'Union des Églises évangéliques
libres de France, des Églises évangéliques méthodistes
de France et des Églises évangéliques baptistes de
France :
Les Églises protestantes françaises
indépendantes de l'État viennent vous demander, messieurs,
de ne point restreindre le régime de liberté et de ne point
aggraver le régime financier sous lesquels elles ont vécu
depuis leur origine.
Organisées les unes (Églises méthodistes)
dès 1822, les autres (Églises baptistes) dès 1835,
les dernières (Églises évangélistes libres)
en 1849, ces trois unions d'Églises ont pu, sous Louis-Philippe,
sous la seconde République, dans les temps les plus difficiles de
second Empire et pendant les 34 années de la troisième République,
vivre et se développer, tenir leurs assemblées générales
annuelles et leurs synodes, construire ou louer les temples, chapelles
et presbytères nécessaires à l'exercice de leur culte.
Grâce à la forme fédérative
qui est à la base de leur organisation, ces Églises et les
groupe protestants disséminés qui s'y rattachent, la plupart
peu nombreux et pauvres, ont pu s'entraider et se soutenir mutuellement.
Le §2 de l'article 8 du projet du gouvernement,
en proscrivant l'existence d'union dépassant les limites d'un département,
sous des peines sévères énoncées à l'article
10, renouvellerait contre nos Églises protestantes certaines des
mesures prises par Louis XIV.
Le texte que parait avoir adopté en dernier
lieu la commission, en accordant le bénéfice de l'article
7 du décret du 16 août 1901 qu'aux différents cultes
antérieurement reconnus et dans les limites actuelles de leur circonscriptions
ecclésiastiques laisse entièrement hors la loi toutes
les Églises actuellement indépendantes de l'État,
comme celles qui pourraient se créer dans l'avenir. Nous avons lieu
d'être justement inquiets d'une telle situation.
Les mêmes pénalités énoncées
énoncées à l'article 10 atteindraient, en vertu de
l'article 6, toute personne qui accepterait les fonctions d'administrateur
ou directeur d'une association sans résider dans le canton même
où serait situé l'immeuble servant de lieu de culte ; et
pourtant, avec l'extrême dispersion de nos coreligionnaires, nombreuses
sont les Églises dont les membres viennent vers un même lieu
de culte de plusieurs cantons, quelquefois d'arrondissements différents.
Ces Églises, qui depuis soixante à
quatre-vingts ans ont réalisé la séparation de l'Église
et de l'État, dont les membres se sont groupés à l'appel
des Alexandre Vinet, des Agenor de Gasparin, des Edmond de Pressensé,
pour pratiquer leur culte en toute indépendance, en supportant eux-mêmes
toutes les charges qui en résultent, viennent vous demander de leur
maintenir la liberté de fait dont elles ont bénéficié
jusqu'à présent, et de n'assujettir ni elles, ni les Églises
d'autres dénominations chrétiennes, à des mesures
qui limiteraient une liberté dont elles ont dès longtemps
pu jouir sans aucun préjudice pour l'État.
Profondément attaché aux principes
de liberté que nous ont transmis nos pères, nous avons, dans
toutes les parties de la France, et en maintes occasions, prouvé
notre inébranlable dévouement au régime républicain
que nous avons toujours considéré comme seul capable de réaliser
dans notre pays cette séparation des Églises et de l'État
dont nous avons supporté par avance toutes les charges et responsabilités.
Nous ne saurions cependant considérer la
séparation comme un progrès et comme un triomphe de nos principes
que si elle établissait définitivement en France la liberté
des cultes en reconnaissant a tout groupe de fidèles, quelle qu'en
soient l'importance et la dénomination :
1° Le droit d'ouvrir, en tout temps et en tout
lieu, une chapelle après une déclaration unique faite à
la municipalité;
2° Le droit de recevoir les souscriptions et,
avec l'autorisation du conseil d'État, les dons et legs, et de posséder
une réserve pouvant s'élever à un capital dont le
revenu serait égal à la moyenne des dépenses des cinq
dernières années;
3° Le droit commun en matière d'impôt,
c'est à dire l'exemption pour les Églises et leur dépendances
immédiates (chapelles, presbytères, etc. ) de la taxe d'accroissement
et de l'impôt de 4% sur les revenus (impôts établis
par les lois des 28 décembre 1889 article 3 et 29 décembre
1884, article 7).
Tels sont les droits et libertés que nous venons respectueusement vous demander d'inscrire dans le texte du projet de loi que vous vous proposez de soumettre au parlement.