Le Siècle daté du 26 décembre 1904
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ARCHEVÊCHÉ DE CAMBRAI

    Cambrai le 23 décembre.

    Un soleil de mai fait resplendir les toits au moment où je franchis le seuil de l'archevêché adossé à la cathédrale.
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    Le domestique me fait entrer dans un salon richement meublé, où je suis bientôt rejoint par Mgr Sonnois.
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    Avec une grande bienveillance, Mgr de Cambrai daigne répondre en ces termes aux questions que je viens de lui poser :
    -" Les deux projets dont vous me parlez, monsieur, j'avoue très franchement que je les trouve détestables à la lecture ; quant à vous dire ce que je pense de la séparation des Églises et de l'État, je n'ai pas, pour l'instant, d'opinion faite, et je ne puis en avoir.
    " Pour se faire une opinion, il faut attendre que le gouvernement ait précisé, non pas ses intentions, nous les devinons, mais ses volontés ; il faut attendre que la commission ait terminé son travail, et même que le texte de loi soit adopté par la Chambre. Pour me servir d'une expression vulgaire qui rend mieux ma pensé", nous savons bien qu'il nous pend quelque chose au bout de l'oreille, mais nous ne savons pas quoi, et pour dire si nous le décrocherons et comment nous le décrocherons, il faut savoir d'abord si ça nous plaira ou nous déplaira.
    " Comment se fera la séparation de l'Église et de l'État ? Sera-ce simplement la suppression du budget des cultes ? Sera-ce la disparition complète des curés en tant que fonctionnaires relevant encore par un côté de l'État ? Y aura-t-il un ministère des cultes ? N'y en aura-t-il plus? Sera-ce un régime de loyauté, de liberté et de franchise ? Sera-ce, au contraire, un régime d'opposition, d'entraves et de fourberies ? Autant de questions qui maintenant sont encore des mystères ; voilà pourquoi je vous répond qu'il est prématuré de vouloir donner une réponse et qu'à mon avis, sur un terrain aussi délicat, il est prudent de s'abstenir.
    " Vous paraissez désirer beaucoup connaître ma pensée en ce qui touche la location des immeubles consacrés au culte. Ce côté du problème semble avoir pour vous une grande importance ; permettez-moi de vous dire que, pour moi, j'y attache un intérêt tout à fait secondaire. En effet, les édifices dans lesquels nous célébrons nos cérémonies peuvent se diviser en deux catégories : 1° Les immeubles soi-disant à l'État, c'est-à-dire ceux qui appartenaient au clergé avant la révolution, qui lui ont été enlevé par la violence, mais qui, depuis, sont légalement la propriété de l'État, puisque la loi qui purifie tout a purifié et ratifié des actes que la saine probité réprouve, et que, depuis, nous même nous les avons acceptés pour admissibles, puisqu'en compensation nous émargeons au budget; 2° les immeubles qui, comme le Sacré-Coeur de Paris et tant d'autres, n'ont été construits que par des libéralités personnelles et particulières et ont été offerts au clergé pour la célébration du culte, c'est à dire qui sont des biens propres.
    " Pour les premiers, s'il plaît à l'État de se les louer à lui-même, libre à lui, je n'y vois pas d'inconvénient, car, remarquez-le bien, l'État, c'est les contribuables. Or si l'État loue aux contribuables ce qu'ils ont payé ou ce qui leur appartient, c'est tirer de la poche gauche pour mettre dans la poche droite ; mais je pense que les contribuables ne goûterons pas ce système, car dans le transport d'une poche à l'autre il reste toujours une part pour les agents du fisc.
    " Pour les seconds, si l'État émet la prétention singulière de louer à son profit exclusif ce qui a été construit sans son concours, ce qui n'a jamais dépendu de près ou de loin de ses coffres, je dirais que l'État oublie le septième commandement de Dieu, ce qui, après tout, ne me surprendrais pas autrement.
    " Pour moi, monsieur, cette question ne me préoccupe pas autant que vous le craignez. On dit la messe partout, nous la dirons dans les chapelles que les gens riches ouvrirons dans leurs hôtels, nous la dirons sur un comptoir dans les marchés, nous la dirons sur une herse posée sur deux troncs d'arbre dans les champs, nous la dirons quand même et partout.
    " Croyez-moi, la messe, on la célébrera envers et contre tous.
    " Est-ce que du temps de la grande Révolution on ne traquait pas bien autrement le clergé ? Est-ce que cela a empêché la messe d'être célébré ? Moi qui vous parle, j'ai eu pour professeur un vieux prêtre qui avait vécu ces temps troublés : lui même me racontait qu'il disait sa messe quelquefois dans une cave, sur un tonneau, quelquefois sur un banc de pierre ; deux fois il avait été mis en prison ; deux fois il s'était évadé et il avait toujours gardé sur les objets sacrés nécessaires à l'exercice du culte. On ne fera pas pire que dans ce temps là, et cela n'a servi à rien. Mais une question me préoccupe plus que celle des immeubles : c'est la question de la subsistance de nos prêtres, et je le confesse, si la séparation a lieu, c'est à celle là à laquelle je penserai d'abord. Je suis donc sans appréhension pour l'exercice du culte, mais j'appréhende les moyens à trouver pour faire vivre mes prêtres. Quant au culte, il subsistera, même surtout contre le gouvernement. Si, poussé par de mauvaises pensées, le gouvernement veut tomber dans l'arbitraire, susciter des entraves, fermer les chapelles des particuliers, le chemin sera épineux, mais il sera suggestif. Plus on émonde un arbre, plus il prend de force ; c'est un axiome en arboriculture. Coupez des branches de l'arbre séculaire de la religion, vous lui redonnez de la jeunesse et de la vigueur.
    " Monsieur, Dieu veut que ses ministres aient à subir des vexations et des à-coups dans leur marche; certes nous aurons nos pleurs et nos grincements de dents, mais le culte survivra. Si le gouvernement veut le supprimer, il peut essayer ; je suis sans crainte, le gouvernement lui-même ne sera pas le plus fort. Bonaparte l'avait bien compris et Bonaparte qui était une intelligence, s'est rallié au culte, quand il a vu qu'il serait vaincu par lui.
    "Moi, monsieur, j'attend et je ne crains pas "
    C'est sur ces fières paroles que j'ai pris congé du vénérable archevêque.

            Éric Besnard.



    M. Édouard Crüner, ingénieur des mines, a déposé, le 21 décembre, à la commission parlementaire qui est saisi des projets de séparation, la note suivante.
   Cette note a été rédigée au nom de l'Union des Églises évangéliques libres de France, des Églises évangéliques méthodistes de France et des Églises évangéliques baptistes de France :
    Les Églises protestantes françaises indépendantes de l'État viennent vous demander, messieurs, de ne point restreindre le régime de liberté et de ne point aggraver le régime financier sous lesquels elles ont vécu depuis leur origine.
    Organisées les unes (Églises méthodistes) dès 1822, les autres (Églises baptistes) dès 1835, les dernières (Églises évangélistes libres) en 1849, ces trois unions d'Églises ont pu, sous Louis-Philippe, sous la seconde République, dans les temps les plus difficiles de second Empire et pendant les 34 années de la troisième République, vivre et se développer, tenir leurs assemblées générales annuelles et leurs synodes, construire ou louer les temples, chapelles et presbytères nécessaires à l'exercice de leur culte.
    Grâce à la forme fédérative qui est à la base de leur organisation, ces Églises et les groupe protestants disséminés qui s'y rattachent, la plupart peu nombreux et pauvres, ont pu s'entraider et se soutenir mutuellement.
    Le §2 de l'article 8 du projet du gouvernement, en proscrivant l'existence d'union dépassant les limites d'un département, sous des peines sévères énoncées à l'article 10, renouvellerait contre nos Églises protestantes certaines des mesures prises par Louis XIV.
    Le texte que parait avoir adopté en dernier lieu la commission, en accordant le bénéfice de l'article 7 du décret du 16 août 1901 qu'aux différents cultes antérieurement reconnus et dans les limites actuelles de leur circonscriptions ecclésiastiques laisse entièrement hors la loi toutes les Églises actuellement indépendantes de l'État, comme celles qui pourraient se créer dans l'avenir. Nous avons lieu d'être justement inquiets d'une telle situation.
    Les mêmes pénalités énoncées énoncées à l'article 10 atteindraient, en vertu de l'article 6, toute personne qui accepterait les fonctions d'administrateur ou directeur d'une association sans résider dans le canton même où serait situé l'immeuble servant de lieu de culte ; et pourtant, avec l'extrême dispersion de nos coreligionnaires, nombreuses sont les Églises dont les membres viennent vers un même lieu de culte de plusieurs cantons, quelquefois d'arrondissements différents.
    Ces Églises, qui depuis soixante à quatre-vingts ans ont réalisé la séparation de l'Église et de l'État, dont les membres se sont groupés à l'appel des Alexandre Vinet, des Agenor de Gasparin, des Edmond de Pressensé, pour pratiquer leur culte en toute indépendance, en supportant eux-mêmes toutes les charges qui en résultent, viennent vous demander de leur maintenir la liberté de fait dont elles ont bénéficié jusqu'à présent, et de n'assujettir ni elles, ni les Églises d'autres dénominations chrétiennes, à des mesures qui limiteraient une liberté dont elles ont dès longtemps pu jouir sans aucun préjudice pour l'État.
    Profondément attaché aux principes de liberté que nous ont transmis nos pères, nous avons, dans toutes les parties de la France, et en maintes occasions, prouvé notre inébranlable dévouement au régime républicain que nous avons toujours considéré comme seul capable de réaliser dans notre pays cette séparation des Églises et de l'État dont nous avons supporté par avance toutes les charges et responsabilités.
    Nous ne saurions cependant considérer la séparation comme un progrès et comme un triomphe de nos principes que si elle établissait définitivement en France la liberté des cultes en reconnaissant a tout groupe de fidèles, quelle qu'en soient l'importance et la dénomination :
    1° Le droit d'ouvrir, en tout temps et en tout lieu, une chapelle après une déclaration unique faite à la municipalité;
    2° Le droit de recevoir les souscriptions et, avec l'autorisation du conseil d'État, les dons et legs, et de posséder une réserve pouvant s'élever à un capital dont le revenu serait égal à la moyenne des dépenses des cinq dernières années;
    3° Le droit commun en matière d'impôt, c'est à dire l'exemption pour les Églises et leur dépendances immédiates (chapelles, presbytères, etc. ) de la taxe d'accroissement et de l'impôt de 4% sur les revenus (impôts établis par les lois des 28 décembre 1889 article 3 et 29 décembre 1884, article 7).

    Tels sont les droits et libertés que nous venons respectueusement vous demander d'inscrire dans le texte du projet de loi que vous vous proposez de soumettre au parlement.



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