Le Siècle daté du 25 décembre 1904
A la Une : Les japonais en Corée

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

Nous avons reçu de M. Louis Lafon, directeur de la Vie Nouvelle à Montauban, la réponse suivante aux questions que nous lui avons posées sur les projets qui sont soumis à l'examen de la commission parlementaire :

                    Montauban, le 7 décembre 1904
            Monsieur
Vous avez bien voulu me demander mon avis au sujet des projets divers de séparation des Églises et de l'État. Le retard involontaire qu'a subi ma réponse me permet de la simplifier et de l'abréger.
    En effet, d'une part, les diverses lettres que vous avez publiées, émanant de personnalités éminentes, ont exposées, mieux que je ne saurais le faire, l'opinion unanime des protestants, et je ne puis que m'associer complètement à la critique sévère, qui s'est répétée d'une de ces lettres à l'autre, du projet de loi du gouvernement.
    Et, d'autre part, l'abandon du projet Briand par la commission, l'adoption par elle du projet Combes et les modifications qu'a consenties sur son propre texte le président du conseil des ministres, dans sa dernière entrevue avec M. Briand, ont changé du tout au tout l'aspect de la question.
    Je me bornerai donc à quelques considérations d'ordre général.
    Sur le principe lui-même de la séparation, je suis d'accord avec ceux qui la désirent. Et je suis un de ceux qui ont conseillé aux protestants, depuis deux années d'en prendre pour leur Église l'initiative et de rompre eux-mêmes pour eux-même le lien concordataire. je crois que la séparation sera bienfaisante à la fois pour l'État et pour les Églises, à condition qu'elle soit opérée dans un esprit de justice et dans le respect des droits acquis.
    Mais il y a deux façons de faire la séparation, ou plutôt, en la faisant, on peut poursuivre deux buts différents : ou bien vouloir laïciser l'État, ou bien vouloir détruire la religion.
    Je suis, et tous les protestants avec moi, pour la laïcisation complète de l'État. L'État n'a pas pour fonction à distribuer aux citoyens les vérités ou les erreurs de la religion. Il est sur un autre terrain : ce qu'il distribue c'est la justice, la liberté, le bien-être. La religion est affaire de conscience, l'affaire de la conscience individuelle. L'État n'a qu'à s'abstenir complètement de toute participation et de toute intervention dans le domaine religieux, et il a le droit et le devoir d'exiger en retour des Églises qu'elles ne se mêlent pas de vouloir le dominer,  de le façonner à leur gré. Je pense que dans cette appréciation du rôle de l'État vis-à-vis des Églises, je suis en communion d'idées avec tous les démocrates et un grand nombre de libres-penseurs eux-mêmes.
    Mais il en est d'autres qui rêvent de détruire par la loi toute Église et toute religion. Ils nourrissent le rêve criminel et insensé de tous les despotes, qui, toujours, ont voulu régner sur la conscience humaine et se sont imaginé qu'ils en deviendraient les maîtres par la violence.
    C'est à ces libres-penseurs là que nous devons les articles iniques et arbitraires dont sont émaillés tous les projets de loi relatifs à la séparation, et ce sont ces articles qu'il est nécessaire de repousser, si l'on veut que la France bénéficie de la de la rupture des liens concordataires au lieu d'en être troublée dans son existence, si l'on ne veut pas faire courir à la République elle-même les dangers les plus redoutables.
    La liberté d'association doit être complète pour les catholiques, les protestants, les juifs, aussi bien que pour les libres-penseurs et les francs-maçons. L'article 8, déjà fort ébranlé, doit être jeté par terre tout entier. La loi d e1901, sur les associations, et particulièrement son article 6, voilà le droit commun pour tous les citoyens. Cet article, en limitant les immeubles que peut posséder une association au local destiné aux réunions et aux autres immeubles strictement nécessaires à l'accomplissement du but qu'elles se propose, est suffisant pour empêcher la création de la mainmorte ecclésiastique. La liberté qui, seule, aboutira à la formation de toutes sortes d'associations rivales de l'Église romaine, association fondée sur la libre raison et la libre conscience, brisera le joug que cette Église fait encore peser sur la France et trop souvent sur son gouvernement.
    Il faut aussi considérer que nous ne bâtissons pas sur un terrain vierge, que les Églises ont derrière elles un long passé, que les biens qu'elles possèdent, les lieux de culte dont elles jouissent, appartiennent en droit et souvent en fait à ces associations religieuses, si anciennes, et que les articles, tel l'article 3, qui ordonnent la reprise par l'État de ces biens mobiliers ou immobiliers, ne sont au fond qu'une confiscation pure et simple.
    L'irréligion violente et despotique espère, par cette spoliation des Églises et par une tyrannique police des cultes, se débarrasser de toute religion. Elle ne fera qu'exaspérer le zèle des fidèles et que fortifier, par ces dénis de justice, les organismes religieux qu'elle prétend détruire. Elle va à l'encontre même du but qu'elle poursuit. Pour appliquer de telles lois, pour leur faire produire tout leur effet, il ne suffit pas d'ailleurs de nos commissaires de police et de nos gendarmes. Il faudrait établir une nouvelle inquisition, une inquisition d'État, et l'on peut croire que celle-ci ne disposant plus de la torture, du bûcher et de la roue, échouerait lamentablement dans toutes ses entreprises. L'autre grand inquisition du moyen-âge, avec son terrorisme, a-t-elle empêché l'avènement du libre examen, de la pensée libre ?
    En résumé, liberté d'association pour tous, et pour ménager la transition, libre jouissance aux Églises de tous les biens qu'elles possèdent actuellement. Voilà, d'après moi, le seul moyen de détacher les Églises de l'État, sans risquer la guerre civile.
    Nos populations ont des habitudes religieuses. Le jour où on touchera à ces habitudes, où on s'emparera des édifices du culte par exemple, sera un jour de révolte et d'émeute.
    Rome espère, attend et prépare de son mieux cette insurrection générale. Le gouvernement de la République favorisera-t-il ces projets ténébreux ?
    Il n'y a de salut pour la République que dans la liberté. La séparation des Églises et de l'État est une réforme nécessaire et urgente. Mais pour qu'elle aboutisse, il faut que cette réforme se fasse dans la justice.

                Louis Lafon
    Directeur de la Vie Nouvelle


Suite