La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Nous avons reçu de M. Louis Lafon, directeur de la Vie Nouvelle à Montauban, la réponse suivante aux questions que nous lui avons posées sur les projets qui sont soumis à l'examen de la commission parlementaire :
Montauban, le 7 décembre 1904
Monsieur
Vous avez bien voulu me demander mon avis au sujet des projets divers
de séparation des Églises et de l'État. Le retard
involontaire qu'a subi ma réponse me permet de la simplifier et
de l'abréger.
En effet, d'une part, les diverses lettres que vous
avez publiées, émanant de personnalités éminentes,
ont exposées, mieux que je ne saurais le faire, l'opinion unanime
des protestants, et je ne puis que m'associer complètement à
la critique sévère, qui s'est répétée
d'une de ces lettres à l'autre, du projet de loi du gouvernement.
Et, d'autre part, l'abandon du projet Briand par
la commission, l'adoption par elle du projet Combes et les modifications
qu'a consenties sur son propre texte le président du conseil des
ministres, dans sa dernière entrevue avec M. Briand, ont changé
du tout au tout l'aspect de la question.
Je me bornerai donc à quelques considérations
d'ordre général.
Sur le principe lui-même de la séparation,
je suis d'accord avec ceux qui la désirent. Et je suis un de ceux
qui ont conseillé aux protestants, depuis deux années d'en
prendre pour leur Église l'initiative et de rompre eux-mêmes
pour eux-même le lien concordataire. je
crois que la séparation sera bienfaisante à la fois pour
l'État et pour les Églises, à condition qu'elle soit
opérée dans un esprit de justice et dans le respect des droits
acquis.
Mais il y a deux façons de faire la séparation,
ou plutôt, en la faisant, on peut poursuivre deux buts différents
: ou bien vouloir laïciser l'État, ou bien vouloir détruire
la religion.
Je suis, et tous les protestants avec moi, pour
la laïcisation complète de l'État. L'État n'a
pas pour fonction à distribuer aux citoyens les vérités
ou les erreurs de la religion. Il est sur un autre terrain : ce qu'il distribue
c'est la justice, la liberté, le bien-être. La religion est
affaire de conscience, l'affaire de la conscience individuelle. L'État
n'a qu'à s'abstenir complètement de toute participation et
de toute intervention dans le domaine religieux, et il a le droit et le
devoir d'exiger en retour des Églises qu'elles ne se mêlent
pas de vouloir le dominer, de le façonner à leur gré.
Je pense que dans cette appréciation du rôle de l'État
vis-à-vis des Églises, je suis en communion d'idées
avec tous les démocrates et un grand nombre de libres-penseurs eux-mêmes.
Mais il en est d'autres qui rêvent de détruire
par la loi toute Église et toute religion. Ils nourrissent le rêve
criminel et insensé de tous les despotes, qui, toujours, ont
voulu régner sur la conscience humaine et se sont imaginé
qu'ils en deviendraient les maîtres par la violence.
C'est à ces libres-penseurs là que
nous devons les articles iniques et arbitraires dont sont émaillés
tous les projets de loi relatifs à la séparation, et ce sont
ces articles qu'il est nécessaire de repousser, si l'on veut que
la France bénéficie de la de la rupture des liens concordataires
au lieu d'en être troublée dans son existence, si l'on ne
veut pas faire courir à la République elle-même les
dangers les plus redoutables.
La liberté d'association doit être
complète pour les catholiques, les protestants, les juifs, aussi
bien que pour les libres-penseurs et les francs-maçons. L'article
8, déjà fort ébranlé, doit être jeté
par terre tout entier. La loi d e1901, sur
les associations, et particulièrement son article 6, voilà
le droit commun pour tous les citoyens. Cet article, en limitant les immeubles
que peut posséder une association au local destiné aux réunions
et aux autres immeubles strictement nécessaires à l'accomplissement
du but qu'elles se propose, est suffisant pour empêcher la création
de la mainmorte ecclésiastique. La liberté qui, seule, aboutira
à la formation de toutes sortes d'associations rivales de l'Église
romaine, association fondée sur la libre raison et la libre conscience,
brisera le joug que cette Église fait encore peser sur la France
et trop souvent sur son gouvernement.
Il faut aussi considérer que nous ne bâtissons
pas sur un terrain vierge, que les Églises ont derrière elles
un long passé, que les biens qu'elles possèdent, les lieux
de culte dont elles jouissent, appartiennent en droit et souvent en fait
à ces associations religieuses, si anciennes, et que les articles,
tel l'article 3, qui ordonnent la reprise par l'État de ces biens
mobiliers ou immobiliers, ne sont au fond qu'une confiscation pure et simple.
L'irréligion violente et despotique espère,
par cette spoliation des Églises et par une tyrannique police des
cultes, se débarrasser de toute religion. Elle ne fera qu'exaspérer
le zèle des fidèles et que fortifier, par ces dénis
de justice, les organismes religieux qu'elle prétend détruire.
Elle va à l'encontre même du but qu'elle poursuit. Pour appliquer
de telles lois, pour leur faire produire tout leur effet, il ne suffit
pas d'ailleurs de nos commissaires de police et de nos gendarmes. Il faudrait
établir une nouvelle inquisition, une inquisition d'État,
et l'on peut croire que celle-ci ne disposant plus de la torture, du bûcher
et de la roue, échouerait lamentablement dans toutes ses entreprises.
L'autre grand inquisition du moyen-âge, avec son terrorisme, a-t-elle
empêché l'avènement du libre examen, de la pensée
libre ?
En résumé, liberté d'association
pour tous, et pour ménager la transition, libre jouissance aux Églises
de tous les biens qu'elles possèdent actuellement. Voilà,
d'après moi, le seul moyen de détacher les Églises
de l'État, sans risquer la guerre civile.
Nos populations ont des habitudes religieuses. Le
jour où on touchera à ces habitudes, où on s'emparera
des édifices du culte par exemple, sera un jour de révolte
et d'émeute.
Rome espère, attend et prépare de
son mieux cette insurrection générale. Le gouvernement de
la République favorisera-t-il ces projets ténébreux
?
Il n'y a de salut pour la République que
dans la liberté. La séparation des Églises et de l'État
est une réforme nécessaire et urgente. Mais pour qu'elle
aboutisse, il faut que cette réforme se fasse dans la justice.
Louis Lafon
Directeur de la Vie Nouvelle