La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ D'ARRAS
Arras , le 21 décembre 1904
Arras est une ville dont la municipalité doit
aimer las antithèses. Pour me rendre à l'évêché,
je demande mon chemin : "Prenez la rue du Bloc, m'est-il répondu,
et vous tomberez juste devant la cathédrale" J'obtempère,
et, effectivement, l'aimable Artésien ne m'a pas induit en erreur.
........
..... Mgr Villez,
coiffé d'une petite calotte noire, des lunettes d'or sur le nez,
le corps serré dans sa douillette,, m'invite
à venir causer en nous promenant, et me voici côte à
côte avec Sa Grandeur, arpentant une allée de droite gauche
et de gauche à droite, d'un pas si vif que j'ai peine à me
mettre à l'unisson.
Nous entrons de suite dans le vif du sujet ; mais
je remarque que mon éminent interlocuteur me laisse beaucoup plus
parler qu'il ne parle ; cependant il se détermine :
- " Le projet Combes, me dit l'évêque
d'Arras, mais il est impraticable ; il est rempli d'entraves, on y lit
que les mots amendes, prison, défenses. Le projet Briand, lui, est
un peu moins mauvais. Que ce soit l'un ou l'autre qui soit voté,
ce ne sera pas moins le divorce entre le gouvernement et l'Église,
et cette désunion est profondément regrettable. Encore, si
l'on voulait laisser la liberté la liberté à l'Église
comme en Amérique ou en Australie, la séparation pourrait
avoir lieu sans violence ; hélas ! ce
n'est pas cela que l'on cherche, et les conséquences de la rupture
brutale du contrat qui nous lie à l'État seront grosses,
pour ne pas dire irréparables. D'abord, en toute équité,
si l'on dénonce le Concordat qui est comme tout
les contrats synallagmatiques, chacune des parties contractantes
doit reprendre, en même temps que sa liberté, ce qui lui appartenait
avant la signature. Ce qui nous appartient, c'étaient tous les biens
que le clergé possédait avant le Concordat ; du jour où
le gouvernement déchire le Concordat, il doit logiquement nous en
faire la restitution, quitte à reprendre pour lui les presbytères
et les églises qu'il a fait construire depuis un siècle,
ou nous les céder ; mais dénoncer le Concordat et garder
les immeubles qui étaient les nôtres avant la conclusion de
ce modus vivendi adopté et signé par l'empereur, c'est,
je crois, s'approprier le bien d'autrui. La France, quoi qu'on en dise,
est un pays profondément catholique, et je doute qu'elle accepte
bénévolement cette violation des principes de justice. Quant
à espérer que nous pourrons assurer les charges écrasantes
de location, et surtout de l'entretien des édifices consacrés
au culte, c'est une utopie. Vouloir nous obliger à louer nos églises,
c'est vouloir notre ruine et nous ne pourrons y consentir. Pour moi, monsieur,
je souhaite que la sagesse éclaire les esprits et les rende mesuré"
Nous sommes revenus au seuil de la salle très
haute, très large, très triste. Mgr Villiez
me fait l'honneur de la traverser avec moi et m'accompagne jusqu'au portail.
Éric Besnard
M. le pasteur Paul
de Félice nous a adressé
la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avons posées
sur les projets de séparation dont la commission de la Chambre est
saisie :
3 décembre 1904
Monsieur le directeur du Siècle,
Avant de répondre, monsieur, au questionnaire
sur les projets de séparation des Églises et de l'État
que vous avez bien voulu m'envoyer, je voudrais présenter quelques
brèves observations générales.
En lisant ces projets, j'ai été frappé
de la méfiance, de l'hostilité même dont ils témoignent
vis-à-vis des Églises. On dirait qu'il s'agit d'une revanche
à prendre. Je ne crois pas que ce soit de bonne politique ; c'est
le moyen de ne jamais en finir.
En second lieu, on y trouve une éclatante
méconnaissance, je ne dis pas seulement de certaines exigences de
la conscience religieuse, mais, je crois du moins, du vrai état
d'âme du peuple français. Tant que la séparation reste
dans le domaine théorique, cela va encore. Quand on en viendra au
fait, il y aura de désagréables surprises. Là encore,
j'ose signaler une faute politique. On ne semble pas avoir pensé,
en haut lieu, à rendre la séparation plus acceptable. Je
relève encore, dans les divers projets que j'ai lus, un oubli manifeste
des minorités, de leur situation spéciale, et des conditions
spéciales aussi qu'il serait équitable de leur faire. Étant
donné le but général poursuivi, c'est encore plus
une faute que le reste.
Enfin, - et pour m'en tenir à ces seuls points,
- je croyais bonnement qu'il était qu'il était de principe
admis que les lois nouvelles ne disposaient que de l'avenir. Or, cette
législation nouvelle est constamment rétroactive.
En résumé donc, et avant d'aborder
le détail, j'ai cette impression qu'il ne faudrait pas tant modifier,
atténuer, ou supprimer tels ou tels articles que de changer l'esprit
même de ces divers projets. On dirait, parfois, une déclaration
de guerre, au lieu d'un essai équitable entente.
J'en viens maintenant, monsieur, au détail
et je dois vous prier d'abord de me permettre de répondre à
ma manière à vos questions, sans m'astreindre à suivre
servilement le questionnaire, ou répéter les questions, ou
répondre à toutes. Je veux aller droit au fond.
I. J'estime que toutes les Églises doivent
avoir, sous la réserve du respect des droits et de la liberté
d'autrui, le droit et la liberté de professer leur foi et leur culte,
d'appliquer leur discipline ecclésiastique, et de faire œuvre de
prosélytisme comme elles l'entendent. Je ne vois pas pourquoi on
leur refuserait ce qu'on accorde aux partis politiques. Dès lors,
puisque la discipline ecclésiastique des Églises réformées
de France comporte des synodes régionaux et des synodes nationaux,
et que d'ailleurs le nombre si restreints des réformés et
leur dissémination rendent ce synodes si nécessaires, qu'ils
faudrait les créer s'ils n'existaient pas ; dès lors, dis-je,
j'estime que l'article 8 du projet du gouvernement est attentatoire au
droit et à la liberté de cette minorité, qu'il compromet
son existence même et doit être, en conséquence, supprimé.
Et, du reste, monsieur, je ne puis comprendre qu'on entrave ce qui tend
à donner à une Église, aux diverses Églises,
un caractère vraiment national, strictement national.
II. La question des biens ecclésiastiques
est plus complexe. Le passé a montré qu'il pouvait y avoir
de redoutables abus, sinon chez nous, protestants, qui ne croyons pas au
salut par les œuvres, du moins ailleurs. San
cela, je dirais : pourquoi M. X... pourrait-il, s'il lui plaît, donner
des millions pour un établissement charitable, ou d'instruction,
ou tout autre, et M. Z... se verrait-il interdire de doter son Église
? Mais encore une fois, je comprends certaines précautions. Seulement,
je crois que la méthode la meilleure et la plus sûre n'est
pas de restreindre, mais de concéder, le plus possible. Que l'État
supprime toute subvention - je reviens tout à l'heure à la
question de "transition" - d'accord ! Mais que, parcequ'il
est le plus fort, il rogne toujours plus les ressources que pourront réunir
les Églises, je ne saurais le trouver équitable. Or, monsieur,
on dirait qu'il veut les faire mourir de faim. Pour moi, je comprendrais
qu'il les laissât libres d'avoir tout le capital qu'elles pourraient
recueillir, et d'en faire l'emploi qu'elles voudraient. Il aurait d'autres
moyens de conjurer les abus. Par exemple, je trouve très juste ce
qui est dit au sujet des titres nominatifs. Il ne s'agit aucunement, dans
ma pensée, de soustraire les fonds ecclésiastiques àun
légitime contrôle. Il s'agit de ne pas condamner les Églises
à rester dans un état précaire, incertain, qui les
paralyse à cet égard et entrave leur développement.
Pour qui d'autre fait-on donc cela ; et qui d'autre cherche-t-on à
entraver ainsi ?
III. Quant aux édifices, bâtiments,
etc., il me semble qu'il faut faire une distinction entre ceux qui proviennent
de dotation de l'État (article 7) et ceux pour lesquels l'État,
le département ou les communes n'ont fait que contribuer pour une
part. les premiers feraient retour à l'État, tout naturellement.
Il donnerait congé à ses locataires, avec les égards
dus à tout locataire, voilà tout. Quant aux autres, où,
le plus souvent, sinon toujours (je ne parle que de nos temples et presbytères),
la part contributive de l'État, du département ou des communes
a été la moindre, la très moindre même, je ne
puis comprendre que l'État, en vertu de sa force, s'en déclare,
ou en déclare le département ou les communes propriétaires.
Ni vous, monsieur, ni moi, si nous avions à discuter, comme juges
d'un tribunal quelconque une pareille prétention, ne la ratifierons,
d'abord parce que pareille clause n'est point été prévue
dans le contrat, et puis parce que l'État, s'il est toujours présumé
conserver le domaine éminent, prend ici cela et le reste, ce qui
est un abus. Et nous n'admettrons pas d'avantage qu'imposant un loyer,
c'est-à-dire faisant des associations religieuses ses locataires,
il leur impose en outre les dépenses d'entretien et de grosses réparations,
sans parler de certaines impositions, que nul locataire n'est tenu de payer
(article 14). Voilà certainement ce que nous ferions et dirions
comme juges. Et ce serait justice !
J'en dis autant de cette disposition (art. 7 bis),
qui attribue à des établissements de bienfaisance publics
les biens des fabriques, consistoires, conseils presbytéraux, etc.,
destinés aux pauvres. Louis XIV, de peu libérale mémoire
envers ceux de la religion prétendue réformée avait
fait cela contre eux. Je ne vous dirai pas, n'aimant point me départir
de la modération convenable, ce que j'en avais pensé. je
n'ai pas changé d'avis.
IV. Quant au "régime ... de transition" -
et ici, permettez-moi de vous dire que je n'émarge pas au budget
- je ne doutais pas, avant d'avoir lu les diverses projets que j'ai lus,
que les traitements de tous les ecclésiastiques, en fonction lors
de la séparation et entrés dans la carrière sur la
foi des traités, ne fussent supprimés que par voie d'extinction.
J'ai le regret de voir que je me suis trompé.
Et j'ai encore, monsieur, un autre regret. personnellement je ne suis pas,
il s'en faut, si ennemi que cela de la séparation. Aussi, quand
je lis certaines des dispositions des projets, je me demande vraiment si
on ne fait pas ce qu'on peut pour la faire avorter ou la rendre odieuse.
Car enfin, nous savons, vous et moi, ce que sera le dégrèvement
dont parle l'article 5 bis, par rapport à un budget comme celui
de notre pays et les inévitables compensations qui le transformeront
en une charge plus lourde.
V. Je n'ai rien à dire sur la police des
cultes, d'abord parce que tout est dans la manière, encore inconnue,
dont elle sera exercée et puis parce que, en somme, je ne la redoute
point pour nous. Ce que je sais, c'est que du temps de Louis XIV *** y
compris la responsabilité de l'association, le retrait de la concession,
la fermeture du local et le reste avec d'autres mots et quelques aggravations.
Cela donna lieu à des dénonciations à un zèle
amer et malveillant, bref, à de déplorables abus. Mais nous
n'en sommes pas là, n'est-ce pas ? Il n'y a plus de dénonciations,
plus de zèle malveillant. N'en parlons donc que pour mémoire.
VI. je n'ai rien à dire non plus sur les
manifestations et signes extérieurs du culte, ni rien, enfin,
sur ce qui à trait aux cimetières.
Une dernière question se poserait : vous
me demandez si le projet de la commission me parait préférable
à celui du gouvernement ou celui-ci à l'autre. Il s'agit
de savoir si je préfère être étranglé
avec un cordon de soie ou un de chanvre. je demande le temps de réfléchir.
La chose en vaut la peine, au moins pour moi. Et plutôt que d'employer
votre temps ou le mien à la discuter, je préfère terminer
cette longue épître par une citation de Paul-Louis Courier,
vous savez, celui qui se faisait dire :"Paul-Louis, les cagots te tueront"
et qui n'était pas suspect de tendresse pour eux.
Voici ce qu'il dit dans sa Gazette du village
en 1823, et que je crois non moins vrai aujourd'hui qu'alors : "Rien ne
fait plus de tort aux ****** du gouvernement ; rien ne les recommande comme
la haine du gouvernement".
Ni appui donc, ni haine ; mais une entente basée
sur le respect mutuel.
Veuillez donc agréer, monsieur, l'expression
de mes sentiments les plus distingués.
Paul
de Félice