La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ D'AMIENS
Un léger brouillard s'élève
sous les hautes futaies du beau parc du palais épiscopal d'Amiens
quand je le traverse ; .....
Un domestique, qui a le style des domestiques de
monsignori de Rome, me prie d'attendre quelques instants, Mgr Dizieu ayant
une autre visite. .....
Soudain une porte basse s'entr'ouvre et l'évêque
parait. Entièrement habillé de vêtements violets sur
lesquels se détachent seuls le rabat noir et le ruban rouge de la
légion d'honneur, Mgr d'Amiens, le sourire aux lèvres au
lèvre, vient à moi. Les cheveux encore presque noirs, les
yeux bleus, le visage respirant une douce bonté, Mgr Dizieu est
un homme de taille moyenne, paraissant encore jeune et, assurément
très actif. Toujours en souriant il écoute ma requête.
-" C'est une question très délicate,
me dit-il ; enfin, je vous répondrai malgré cela. Tout d'abord,
je vous dirai que je suis nettement concordataire. Le Concordat sous lequel
nous vivons, n'est pas le premier sous lequel nous ayons vécu. Fera-t-on
la séparation de l'Église et de l'État ou, au contraire,
sauvera-t-on le Concordat ? Je n'en sais rien ; mon désir serait
que celui-ci fût maintenu. Nous sommes un pays de Concordat, ne l'oubliez
pas, et on ne refait pas en trois heures à la Chambre des députés,
par le vote d'une loi, l'esprit et les habitudes d'un pays. Le peuple est
habitué, depuis des siècles, à voir consacrée
l'union des pouvoirs religieux avec les pouvoirs gouvernementaux ; croyez-vous
que du jour au lendemain, cette séparation qui sera un fait, qui
sera une loi, se fera dans l'esprit simpliste du peuple ? Non, n'est-ce
pas ? Alors quel but poursuit-on sous ce prétexte de la séparation
des Églises et de l'État ! on veut tout simplement abolir
le sentiment religieux en France. Eh bien, cela, on n'y arrivera jamais.
Dans les villes où l'ouvrier à des occupations, des distractions,
où son horizon est borné par l'usine ou la chambre familiale,
on pourra peut-être parvenir à endormir chez lui l'idée
religieuse ; mais, dans les campagnes où le paysan, traînant
sa charrue, se trouve seul des journées entières, au milieu
de la grande nature, en face d'elle et de ses merveilles, de cette nature
qui crie partout l'existence de son créateur, imaginez-vous qu'on
pourra l'empêcher de penser, de réfléchir, et alors
de croire ? Si la séparation est votée, le paysan, je le
sais, se dira qu'il a à choisir entre le gouvernement qui dispense
des faveurs et l'Église, qui ne lui donne que des consolations ;
il choisira peut-être extérieurement le gouvernement, dans
son for intérieur il gardera intact ses sentiments religieux. Il
ira officiellement au cabaret, mais à la première occasion,
sitôt qu'on lui entr'ouvrira une porte lui permettant de revenir
à l'église, il s'y précipitera, et, bien mieux, si
la porte n'est qu'entr'ouverte, il la poussera pour l'ouvrir toute grande;
et cela parce que le sentiment religieux nait avec l'homme, parce qu'il
est indestructible, et que c'est folie de vouloir l'annihiler.
" On a créé des sociétés
de gymnastique, des sociétés musicales pour distraire le
paysan, et peut-être pour l'éloigner de l'Église et
de la religion ; on n'y est pas parvenu. La séparation des Églises
et de l'État ne sera pas plus heureuse. J'ajouterai que si elle
offre des inconvénients pour l'Église, elle en offre de plus
sérieux pour le gouvernement, il le constatera à l'usure.
Nous, nous souffrirons, c'est entendu, mais nous sommes prêts à
souffrir. L'État, lui, souffrira, et avec cette différence,
c'est qu'il n'est pas prêt à souffrir, qu'il ne veut pas souffrir
!
"Au point de vue pratique, j'avoue que je considère
sans frayeur le côté matériel de la question, mais
je ne considère pas de même le côté moral. Comme
me le disait un ancien ministre :" Vous êtes une force morale avec
laquelle il faut compter". Alors pourquoi le gouvernement, au lieu de compter
avec cette force morale, veut-il la supprimer et s'en priver ? Certes,
je suis d'avis que le clergé ne doit pas faire de politique et que
la politique est détestable dans l'Église. Mais la séparation
des Églises et de l'État ne va-t-elle pas à l'encontre
de ce que je dis ? Ne va-t-elle pas, si elle est votée, obliger
le clergé à faire de la politique malgré lui, tandis
que maintenant, qu'est-ce que nous voulons ? Le bien moral du pays. Ne
pensez-vous pas qu'en supprimant le sentiment religieux chez un peuple
on supprime du même coup le sentiment moral, et, forcément,
le sentiment patriotique ? Or que peut-on nous reprocher ? De vouloir des
citoyens religieux, c'est-à-dire moraux et aimant la patrie ? Est-ce
un crime ? Évidemment non ; voilà pourquoi on ferait mieux
de garder le Concordat qui nous permet de nous consacrer à cette
mission sans songer à autre chose.
"Quant au projet Combes ou au projet Briand, je
les trouve aussi antilibéraux l'un que l'autre, et il ne
peut en être autrement : avec l'esprit qui domine en ce moment, il
est impossible qu'on puisse songer à faire la séparation
des Églises et de l'État dans un but de pacification et de
libéralisme ; ce qui surgit de toutes les propositions actuelles,
c'est l'hostilité absolue contre le clergé et la religion.
Ne demandons donc pas aux hommes d'être meilleurs qu'ils ne peuvent
l'être, et tenons compte du courant qui les entraîne. La séparation
des Églises et de l'État ne peut être faite en ce moment
avec justice. Si elle est faite, elle sera faite contre nous. gardons donc
le Concordat.
"En ce qui concerne la questions des immeubles ayant
appartenu au culte, je vous demande là-dessus de faire mes réserves.
Sur ce point, selon ce qui sera voté, j'agirai conformément
aux ordres que nous communiquera le Saint-Père, qui nous dira si
nous si nous devons ou si nous ne devons pas louer à l'État
les églises vouées aux cérémonies du culte.
"Pour moi, mes sympathies me feraient pencher pour
la négative. En effet, en droit, on peut proclamer que par destination
les églises appartiennent au culte, donc à la religion.
Qu'elles aient été construite avec les libéralités
des fidèles ou avec les deniers de l'État, elles ont été
édifiées dans un but : Servir au culte. De quel droit
veut-on les soustraire à leur destination ? De quel droit veut-on
obliger les prêtres à louer ce qui leur appartient autant
par destination que par prescription ? Le code civil veut, en effet, qu'au
bout de trente ans l'immeuble appartienne à celui qui l'a occupé
publiquement, paisiblement et en a joui en bon père de famille.
Est-ce qu'il n'y a pas plus de trente ans que l'Église jouit paisiblement,
publiquement et en bon père de famille des immeubles consacrés
au culte ? Voilà pourquoi je dis qu'autant par destination que par
prescription, ces immeubles sont les nôtres et que nous les prendre,
c'est nous dépouiller de ce qui nous appartient.
"Si on le fait, le Saint-Père nous donnera
ses instructions, nous lui obéirons, et s'il faut dire la messe
dans des granges, nous la dirons ; mais qui sait si nous pourrons la dire,
car il faudra, paraît-il, une autorisation nécessaire pour
célébrer les cérémonies du culte dans de tel
immeuble, et si nous refusons de louer les monuments qu'on voudra nous
imposer, on sera bien capable de nous refuser l'autorisation de célébrer
nos cérémonies autre part.
"Quoi qu'il en soit, je suis sûr que l'Église
sortira plus forte de toutes ces tribulations et que l'État en sera
amoindri. Pour nous, c'est une période à traverser, rien
qu'une période qui sera plus courte qu'on ne le suppose. L'Église
sait souffrir et briller en souffrant".
C'est sur ce mot que l'entretien avec Mgr d'Amiens
a pris fin.
Eric Besnard