La séparation et les Églises
Notre enquête
A L'ÉVÊCHÉ DE BEAUVAIS
Beauvais le 19 décembre
Un élégant hôtel en briques et
pierre de taille de style indéfini, sans aucun signe extérieur
indiquant sa qualité, tel est , à
Beauvais, perdu dans une rue de province comme en décrit Balzac,
le palais épiscopal. Grâce à l'obligeance d'une bonne
dame qui veut bien me renseigner, je finis par découvrir la demeure
de Mgr Douai.
Le valet de chambre m'introduit, au premier étage,
dans un salon dont le mobilier, recouvert en reps marron et d'une simplicité
de sous-préfecture, jure avec des tableaux de maîtres anciens,
appendus à la muraille. J'admire la vierge de Frangio
et un saint Jean-Baptiste de l'école de Raphaël qui, à
eux deux, valent une fortune. Mais un prêtre de petite taille, vêtue
d'une soutane noire que cache à demi la douillette, parait : c'est
Mgr Douai. Les yeux bruns sont vifs, les cheveux blancs se redressent indomptés,
la lèvre est fine et légèrement ironique ; on devine
dans la personne de l'alerte vieillard un esprit qui ne doit pas craindre
la combativité ni les conséquences qu'elle peut entraîner.
Mgr Douai m'entraîne dans son cabinet encombré de livres et
de brochures. J'ai idée que ce travailleur doit être un irréductible,
je le suppose, du moins, car il s'est gardé de me le dire. Jugez-en
par notre conversation.
Quand je lui eus exposé le but de ma visite,
Mgr Douai pris la parole en ces termes :
-"Je pense, monsieur, beaucoup de choses sur la
séparation des Églises et de l'État, mais vous me
permettrez de ne rien dire ; j'estime, en effet, qu'il serait imprudent
de parler alors qu'aucun texte de loi n'est voté et qu'on ignore
encore si la séparation des Églises et de l'État aura
lieu.
"Un évêque, en parlant à un
journaliste ne peut émettre que des opinions qui lui sont personnelles,
il ne peut pas parler pour l'Église de France, et il risque que
ses vues ne concordent pas avec celles de notre chef, le Souverain Pontife
; alors à quoi bon s'exposer à déplaire peut-être
auSaint-Père ?
"Puis, un autre inconvénient : en répondant
à vos questions, je peux laisser apercevoir à nos adversaires
une fissure dans l'échafaudage de leurs conceptions hostiles, fissure
par laquelle l'Église pourrait échapper à leurs coups
et qu'il s'empresseraient de boucher. Voilà pourquoi je préfère
me taire.
-"Mais, encore, ne pourrais-je savoir lequel des
projets, de M. Combes ou de M. Briand, a vos préférences
?
-"Le projet de M. Combes est inacceptable ; l'autre,
heu ! heu ! il
l'est aussi .... du reste la commission semble
partager cet avis. Voyez avec quelle anxiété elle taille,
rogne, ajoute, rejette .... Il faut comprendre ceci : théoriquement,
ou le clergé sera salarié, ou il sera libre, ou il sera persécuté.
Présentement il me semble que c'est la dernière hypothèse
qui doit être admise. De quel instrument se servira-t-on pour cette
persécution ? Le Concordat lui-même, si l'on veut serrer les
articles organiques, peut être aussi bon à cette besogne qu'une
séparation des Églises et de l'État; si l'on avait
eu l'intention de faire une séparation loyale, on aurait laissé
les choses comme elles sont. Ce que l'on veut, c'est persécuter
le clergé ; dans ces conditions il n'y a qu'à savoir ce qu'avec
sa grande finesse Sa sainteté Léon XIII nous
demandait : "Votre clergé est-il prêt à supporter la
faim et la prison ?" Et comme nous répondions affirmativement, le
Saint Père concluait : "En ce cas, nous n'avons rien à craindre,
la victoire est pour nous". Eh, monsieur, dans mon diocèse, mes
prêtres et moi, je vous le déclare, nous sommes préparés
à tous les sacrifices. Vous l'avez constaté vous-même,
j'habite une très jolie maison qu'a fait construire pour les évêques
M. Jules Simon ; eh bien, je la quitterai quand on voudra, et lorsque j'habiterai
au coin d'une ruelle une maisonnette où il fera noir et où
l'air sera mesuré, soyez-en persuadé, mes fidèles,
mes vrais fidèles ne m'en aimeront et ne m'en respecteront pas moins.
"Enfin, la persécution elle-même passera;
si l'on a fait la séparation on reviendra bientôt à
un Concordat, car il faudra en revenir là, et avec cette différence
que cette fois le Concordat ne sera ni proposé ni discuté
par un Napoléon sortant de faire l'Europe. Le pape d'alors sera
donc beaucoup plus à l'aise pour défendre les intérêts
de son clergé, et soyez certain que le pape qui signerait ce nouveau
Concordat n'accorderait pas les privilèges qui, en 1802, ont été
accordés au grand vainqueur. Nous n'en sommes pas là. Il
y a quatre mois, le vent semblait devoir nous apporter la séparation
des Églises et de l'État. Aujourd'hui les parlementaires
ont l'air de comprendre que peut-être il serait imprudent de le faire.
"Voilà pourquoi je préfère
ne rien vous dire sur cette question. Quand la séparation sera votée,
si elle l'est, revenez me voir, à ce moment je vous dirai ce que
je ferai dans mon diocèse".
Et ces derniers mots sont prononcés sur un
ton dont la fermeté indique que Mgr Douai n'est pas homme à
se laisser surprendre par l'imprévu.
Je me retire en remerciant le vénérable
prélat de son bienveillant accueil et en lui demandant la permission
d'admirer encore une fois une miniature de Clovis, peinte sur parchemin,
véritable merveille, digne de nos plus grand musées.
Éric Besnard