Le Siècle daté du 16 mars 1905
A la Une : La crise italienne – La production du froment dans l’Inde et la Russie

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE


            Parmi les documents que nous avons publiés au cours de cette enquête, comme des contributions utiles et quelquefois essentielles aux déclarations que notre collaborateur Éric Besnard a recueillies auprès des évêques, nous devons faire figurer la note importante que M. Turinaz, évêque de Nancy, vient de publier.
    Nous la reproduisons in extenso :

Exposé du projet de séparation de l'Église et de l'État
et de ses conséquences,
adressé à ses diocésains par Mgr Turinaz,
évêque de Nancy et de Toul.

    Le gouvernement a déposé sur le bureau du président de la Chambre des députés un projet de loi portant dénonciation du Concordat, suppression du budget des cultes et séparation des Églises et de l'État. La majorité de la Chambre a déjà accueilli le principe de ce projet.
    Je voudrais démontrer aux catholiques et aux libéraux sincères qu'ils doivent, usant de leur droit inscrit dans la Constitution de leur pays, faire parvenir au Parlement, sous forme de pétition, leurs protestations énergiques.
    En établissant cette démonstration, j'use d'un droit incontestable de tout citoyen français, sans m'engager dans les luttes politiques, et j'accompli ma mission d'évêque.
    S'il est, une question évidemment et essentiellement religieuse, c'est bien la question d'un projet de séparation de l'Église et de l'État, conduisant à l'asservissement, puis, par des pentes fatales, à la destruction de la religion en France.
    Je donnerai à ma démonstration la forme d'un exposé le plus simple et le plus abrégé possible.
    Il ne s'agit, il est vrai, que d'un projet de loi, mais d'un projet proposé par le gouvernement ; il est à craindre que la Chambre des députés et le Sénat ne le rendent plus rigoureux encore pour les catholiques.
    Certainement, parmi vous, il n'en est pas un seul sur mille qui, au milieu des modifications successives des textes , et des dires contradictoires des journaux, ait pu se faire une idée exacte du projet. Il est donc absolument nécessaire de vous éclairer sur le débat qui va avoir lieu à la Chambre des députés et au sénat, et qui décidera de vos droits les plus sacrés et de l'existence de la religion en France.
    Ce que ce projet propose, sous le titre de "séparation", ne ressemble en rien à la réciproque indépendance de l'Église et de l'État.

I.- Rupture du Concordat

    Si le Concordat de 1801, qui règle les relations de l'Église et de l'État en France, offre des difficultés, pourquoi ne pas discuter et régler ces difficultés par une entente entre les deux pouvoirs ?
    L'accusation portée contre le pape et le clergé français d'avoir rendu la séparation nécessaire est opposé, non seulement à la justice, mais à l'évidence. D'une part, les lois, les décrets, les mesures pris et exécutés contre les catholiques, le clergé, les congrégations religieuses ne peuvent être contestés par personne. Ils sont manifestement opposés au Concordat qui déclare dans son article 1er que "la religion catholique qui est celle de la grande majorité des Français, sera librement exercée en France". Bien plus, invoquer et mettre en pratique les Articles organiques, qui n'ont jamais fait partie du Concordat, qui en sont, sur plusieurs points importants, la violation, et contre lesquels les papes ont toujours protesté, c'est violer le Concordat. D'autre part, l'épiscopat et le clergé français, en bute, depuis plus de vingt ans, à ces mesures, à ces décrets et à ces lois, sans cesse attaqués et outragés par les amis du gouvernement, par les journaux qui reçoivent ses inspirations et ses faveurs, ont poussé la résignation, la patience, la longanimité à un tel point, que les catholiques de tous les autres pays ne les comprennent pas.

II.- Les églises, leur mobilier et les autres édifices occupés par le clergé 

    D'après le projet de séparation, l'État ne donnerait à l'Église aucun secours, et il lui enlèverait les églises et leur mobilier, les presbytères, les évêchés et les séminaires, et ferait peser sur elle, en toutes choses, la plus dure oppression. Les traitements ecclésiastiques seront supprimés dans les conditions que je vais indiquer.
    Il n'est pas contestable qu'avant 1789 les églises étaient la propriété de l'Église catholique représentée par le Pape et les évêques. Les décrets des 3 et 4 novembre 1789 a mis les églises à la disposition de la nation, c'est à dire, ainsi que ces paroles ont été entendues de tous, il a donné la propriété des églises à la nation.
    Or, le Concordat de 1801, article 12, dit : "Toutes les églises métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres, non aliénées, nécessaires au culte, seront mises à la disposition des évêques." Il est donc évident que le Concordat a rendu à l'Église catholique la propriété des églises qui existaient alors.
    Les églises bâties depuis le Concordat ont été destinées à perpétuité au culte catholique dans les intentions des municipalités et de tous ceux qui ont contribué à ces constructions par le paiement des impôts et des dons.
    Le mobilier des églises n'existait pas à l'époque du Concordat. Il a donc été donné, depuis lors, à peu près uniquement par la générosité des catholiques, ou acquis par les fabriques, qui représentent la population catholique, il ne peut donc appartenir en aucune façon à l'État.
    Enfin, enlever aux catholiques les églises et leur mobilier, les presbytères, les séminaires, et prétendre qu'on leur laisse la liberté de leur culte, c'est outrager le bon sens, braver l'évidence et se moquer de catholiques et du peuple de France.
    Selon le projet de séparation, le gouvernement, après s'être emparé des églises et de leur mobilier, autorisera les municipalités à accorder ce mobilier, sous certaines conditions, et aussi les églises, pour un certain nombre d'années, à titre de location. De plus, ces concessions dépendront, à chaque instant, de la volonté des agents du gouvernement ou de leurs tribunaux.

III.- Traitement du clergé

    Les traitements, payés jusqu'à présent au clergé, sont une dette de justice, d'abord parce qu'ils représentent les biens que le clergé a concédés à la nation, il y a plus d'un siècle, à la condition formelle et solennelle que "des traitements convenables seraient payés au clergé". Ces traitements, si l'on tient compte du changement de valeur de l'argent, devraient être deux ou trois fois supérieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui. Ces traitements sont une dette de justice, parce que la nation s'est engagée, par la loi du 24 novembre 1789, à pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à entretenir ses ministres, etc. . Cette loi appelle le traitement des prêtres une indemnité. La convention a décidé, le 27 juin 1793, "que le traitement des ecclésiastiques feront partie de la dette publique." De plus, le traitement du clergé a été déclaré insaisissable. Le Concordat de 1801, article 14, formule le même engagement.
    Enfin, ces traitements sont une dette de justice, parce que les prêtres aujourd'hui en fonction sont entrés dans le clergé et dans ces fonctions avec l'assurance que ces traitements leur seraient payés. Or, le projet de séparation accorde une pension une pension bien inférieure à leur traitement aux prêtres qui exercent leur ministère depuis moins de vingt-cinq ans. Il accorde aux autres prêtres un secours de moindre valeur et pour quelques années seulement. De plus, ces pensions ou ces secours peuvent être supprimés ou retenus au gré du gouvernement.
    Et encore, ces pensions et ces secours ne seront accordés qu'aux prêtres qui remplissaient des fonctions rétribuées par l'État, les département et les communes.
    Quelques-uns osent dire : "Ceux qui veulent des églises, des cérémonies du culte et des prêtres doivent payer". Mais en vertu de cette règle, les catholiques peuvent refuser de payer les théâtres et les acteurs, les lycées de filles dont ils ne veulent pas, les écoles où l'on outrage leurs croyances et au moins le tiers des fonctionnaires de l'État qui sont complètement inutiles et dont le nombre grandit chaque année.
    Que vont devenir les fondations de messes ou de services religieux, leurs revenus et leurs capitaux ? Il y a là pourtant des obligations sacrées à l'égard des fondateurs, des héritiers de leurs droits, et à l'égard des morts.
    Toutes les processions et les manifestations extérieures du culte seront supprimées, et la sonnerie des cloches sera réglée par les municipalités.

IV.- Les association dites "cultuelles"

    Le projet admet des associations qu'il appelle cultuelles destinées destinées à recueillir les fonds nécessaires au culte : mais ces associations sont soumises à une ingérence perpétuelle et minutieuse de l'État. Les sommes recueillies seront limitées. Elles doivent être complètement connues de l'État et soumises à sa surveillance. Si une erreur ou une négligence se glisse dans l'accomplissement de ces nombreuses formalités, des peines seront infligées et les associations peuvent être supprimées.

V.- Conséquences inévitables
Encouragement à la division des catholiques et au schisme ;
asservissement de la religion pour aboutir à sa destruction.

    Le projet admet que plusieurs associations peuvent exister dans la même paroisse. le gouvernement approuvera celle qui lui conviendra, c'est-à-dire celle qui se révoltera contre l'autorité ecclésiastique et qui lui paraîtra la plus opposée aux intérêts religieux. Il y a là, évidemment, un encouragement à la division, à la révolte et au schisme.
    Les peines de droit commun ne suffisent pas contre le clergé ainsi enchaîné et réduit à la misère, désolé dans sa foi et traité en paria ; le projet établit des peines spéciales et très sévères, l'amende et la prison, contre les ecclésiastiques et, sans doute, au nom de la justice, de l'égalité et de la liberté.
    Le projet de séparation ne reconnaît pas la hiérarchie catholique. Il ne reconnaît aucune autorité aux curés et aux évêques dans l'organisation et la direction des associations ; il ne reconnaît les curés et les évêques que pour les priver de leur traitement et les condamner à l'amende et à la prison.
    Il imposera aux catholiques des charges nouvelles et écrasantes, et ils ne pourront même pas disposer des sommes qu'ils auront recueillies au prix des plus grands sacrifices.
    Le projet de séparation décide que les églises resteront gratuitement à leur disposition pendant deux ans, puis que, pendant dix ans, les conseils municipaux "devront, sur la demande des catholiques, dit la dernière rédaction du projet, ( auparavant à la place de devront était le mot pourront auquel on reviendra peut-être) louer les églises aux catholiques".
    Il faut prévoir qu'un bon nombre de conseils municipaux créeront à cette location bien des difficultés. Il faut prévoir que, pour punir les moindres fautes et les moindres erreurs dans l'administration si compliquée des sociétés cultuelles, et les actes ou les paroles de tel ou tel prêtre, les églises seront enlevées aux catholiques. Et ainsi beaucoup d'entre elles ne resteront pas douze ans à leur disposition.
    Enfin, les catholiques, écrasés par les impôts, chargés des traitements du clergé, de la location des églises, de leur réparation et de leur entretien, de tous les frais du culte ne pourront pas, même en dix ou douze ans, bâtir de nouvelles églises ou de vastes salles.
    Donc, à une date plus ou moins rapprochée, dans beaucoup de paroisses et après douze ans dans toutes les paroisses, si telle est la volonté des conseils municipaux, le culte sera supprimé.
    Dans quels lieux, en effet, les messes pourront-elles être dites, dans quels lieux pourront être administrés les sacrements du baptême, de l'Eucharistie du mariage, dans quels lieux pourront être célébrés la grande fête de la première communion et les funérailles religieuses ?
    Les concessions faites pour quelques années ont évidemment pour but d'amener l'opinion publique à accepter le projet de séparation, en dissimulant ses conséquences odieuses.
    Non seulement les catholiques, mais les indifférents et même les hommes hostiles à la religion, qui conservent quelques principes de justice, de liberté, et qui n'admettent pas que les promesses solennelles d'égalité et de fraternité  ne soient que d'hypocrites formules, ne peuvent accepter ces conséquences évidentes et inévitables.

VI.- Conclusion

    Les intérêts, l'existence même de la religion en France, la liberté de conscience, les droits les plus élevés des âmes, les principes de la justice éternelle et l'honneur imposerait aux catholiques et aux libéraux sincères de faire entendre les plus énergiques protestations.
    Ils ne peuvent renoncer à aucun des droits essentiels de la religion, à aucun de leurs droits essentiels de citoyens français.
    Ils déclarent que, si ces protestations ne sont pas entendues, ils laisseront au gouvernement, à tous ceux qui ont proposé le projet de séparation et qui le voteront, la responsabilité des résistances inévitables, des divisions funestes, des luttes civiles et religieuses qui désoleront notre pays et compromettront sa prospérité, sa grandeur et sa sécurité.

            Charles François
    Evêque de Nancy et de Toul



Suite