La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Parmi
les documents que nous avons publiés au cours de cette enquête,
comme des contributions utiles et quelquefois essentielles aux déclarations
que notre collaborateur Éric Besnard a recueillies auprès
des évêques, nous devons faire figurer la note importante
que M. Turinaz, évêque de Nancy, vient de publier.
Nous la reproduisons in extenso :
Exposé du
projet de séparation de l'Église et de l'État
et de ses conséquences,
adressé
à ses diocésains par Mgr Turinaz,
évêque
de Nancy et de Toul.
Le gouvernement a déposé sur le bureau du président
de la Chambre des députés un projet de loi portant dénonciation
du Concordat, suppression du budget des cultes et séparation des
Églises et de l'État. La majorité de la Chambre a
déjà accueilli le principe de ce projet.
Je voudrais démontrer aux catholiques et aux libéraux sincères
qu'ils doivent, usant de leur droit inscrit dans la Constitution de leur
pays, faire parvenir au Parlement, sous forme de pétition, leurs
protestations énergiques.
En établissant cette démonstration, j'use d'un droit incontestable
de tout citoyen français, sans m'engager dans les luttes politiques,
et j'accompli ma mission d'évêque.
S'il est, une question évidemment et essentiellement religieuse,
c'est bien la question d'un projet de séparation de l'Église
et de l'État, conduisant à l'asservissement, puis, par des
pentes fatales, à la destruction de la religion en France.
Je donnerai à ma démonstration la forme d'un exposé
le plus simple et le plus abrégé possible.
Il ne s'agit, il est vrai, que d'un projet de loi, mais d'un projet proposé
par le gouvernement ; il est à craindre que la Chambre des députés
et le Sénat ne le rendent plus rigoureux encore pour les catholiques.
Certainement, parmi vous, il n'en est pas un seul sur mille qui, au milieu
des modifications successives des textes , et des dires contradictoires
des journaux, ait pu se faire une idée exacte du projet. Il est
donc absolument nécessaire de vous éclairer sur le débat
qui va avoir lieu à la Chambre des députés et au sénat,
et qui décidera de vos droits les plus sacrés et de l'existence
de la religion en France.
Ce que ce projet propose, sous le titre de "séparation", ne ressemble
en rien à la réciproque indépendance de l'Église
et de l'État.
I.- Rupture du Concordat
Si le Concordat de 1801, qui règle les relations de l'Église
et de l'État en France, offre des difficultés, pourquoi ne
pas discuter et régler ces difficultés par une entente entre
les deux pouvoirs ?
L'accusation portée contre le pape et le clergé français
d'avoir rendu la séparation nécessaire est opposé,
non seulement à la justice, mais à l'évidence. D'une
part, les lois, les décrets, les mesures pris et exécutés
contre les catholiques, le clergé, les congrégations religieuses
ne peuvent être contestés par personne. Ils sont manifestement
opposés au Concordat qui déclare dans son article 1er que
"la religion catholique qui est celle de la grande majorité des
Français, sera librement exercée en France". Bien
plus, invoquer et mettre en pratique les Articles organiques, qui
n'ont jamais fait partie du Concordat, qui en sont, sur plusieurs points
importants, la violation, et contre lesquels les papes ont toujours protesté,
c'est violer le Concordat. D'autre part, l'épiscopat et le clergé
français, en bute, depuis plus de vingt ans, à ces mesures,
à ces décrets et à ces lois, sans cesse attaqués
et outragés par les amis du gouvernement, par les journaux qui reçoivent
ses inspirations et ses faveurs, ont poussé la résignation,
la patience, la longanimité à un tel point, que les catholiques
de tous les autres pays ne les comprennent pas.
II.- Les églises, leur mobilier et les autres édifices occupés par le clergé
D'après le projet de séparation, l'État ne donnerait
à l'Église aucun secours, et il lui enlèverait les
églises et leur mobilier, les presbytères, les évêchés
et les séminaires, et ferait peser sur elle, en toutes choses, la
plus dure oppression. Les traitements ecclésiastiques seront supprimés
dans les conditions que je vais indiquer.
Il n'est pas contestable qu'avant 1789 les églises étaient
la propriété de l'Église catholique représentée
par le Pape et les évêques. Les décrets des 3 et 4
novembre 1789 a mis les églises à la disposition de la
nation, c'est à dire, ainsi que ces paroles ont été
entendues de tous, il a donné la propriété des églises
à la nation.
Or, le Concordat de 1801, article 12, dit : "Toutes les églises
métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres, non
aliénées, nécessaires au culte, seront mises à
la disposition des évêques." Il est donc évident
que le Concordat a rendu à l'Église catholique la propriété
des églises qui existaient alors.
Les églises bâties depuis le Concordat ont été
destinées à perpétuité au culte catholique
dans les intentions des municipalités et de tous ceux qui ont contribué
à ces constructions par le paiement des impôts et des dons.
Le mobilier des églises n'existait pas à l'époque
du Concordat. Il a donc été donné, depuis lors, à
peu près uniquement par la générosité des catholiques,
ou acquis par les fabriques, qui représentent la population catholique,
il ne peut donc appartenir en aucune façon à l'État.
Enfin, enlever aux catholiques les églises et leur mobilier, les
presbytères, les séminaires, et prétendre qu'on leur
laisse la liberté de leur culte, c'est outrager le bon sens, braver
l'évidence et se moquer de catholiques et du peuple de France.
Selon le projet de séparation, le gouvernement, après s'être
emparé des églises et de leur mobilier, autorisera les municipalités
à accorder ce mobilier, sous certaines conditions, et aussi les
églises, pour un certain nombre d'années, à titre
de location. De plus, ces concessions dépendront, à chaque
instant, de la volonté des agents du gouvernement ou de leurs tribunaux.
III.- Traitement du clergé
Les traitements, payés jusqu'à présent au clergé,
sont une dette de justice, d'abord parce qu'ils représentent les
biens que le clergé a concédés à la nation,
il y a plus d'un siècle, à la condition formelle et solennelle
que "des traitements convenables seraient payés au clergé".
Ces traitements, si l'on tient compte du changement de valeur de l'argent,
devraient être deux ou trois fois supérieurs à ce qu'ils
sont aujourd'hui. Ces traitements sont une dette de justice, parce que
la nation s'est engagée, par la loi du 24 novembre 1789, à
pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à entretenir
ses ministres, etc. . Cette loi appelle le traitement des prêtres
une indemnité. La convention a décidé, le 27
juin 1793, "que le traitement des ecclésiastiques feront
partie de la dette publique." De plus, le traitement du clergé
a été déclaré insaisissable. Le Concordat de
1801, article 14, formule le même engagement.
Enfin, ces traitements sont une dette de justice, parce que les prêtres
aujourd'hui en fonction sont entrés dans le clergé et dans
ces fonctions avec l'assurance que ces traitements leur seraient payés.
Or, le projet de séparation accorde une pension une pension bien
inférieure à leur traitement aux prêtres qui exercent
leur ministère depuis moins de vingt-cinq ans. Il accorde aux autres
prêtres un secours de moindre valeur et pour quelques années
seulement. De plus, ces pensions ou ces secours peuvent être supprimés
ou retenus au gré du gouvernement.
Et encore, ces pensions et ces secours ne seront accordés qu'aux
prêtres qui remplissaient des fonctions rétribuées
par l'État, les département et les communes.
Quelques-uns osent dire : "Ceux qui veulent des églises, des cérémonies
du culte et des prêtres doivent payer". Mais en vertu de cette règle,
les catholiques peuvent refuser de payer les théâtres et les
acteurs, les lycées de filles dont ils ne veulent pas, les écoles
où l'on outrage leurs croyances et au moins le tiers des fonctionnaires
de l'État qui sont complètement inutiles et dont le nombre
grandit chaque année.
Que vont devenir les fondations de messes ou de services religieux, leurs
revenus et leurs capitaux ? Il y a là pourtant des obligations sacrées
à l'égard des fondateurs, des héritiers de leurs droits,
et à l'égard des morts.
Toutes les processions et les manifestations extérieures du culte
seront supprimées, et la sonnerie des cloches sera réglée
par les municipalités.
IV.- Les association dites "cultuelles"
Le projet admet des associations qu'il appelle cultuelles destinées destinées à recueillir les fonds nécessaires au culte : mais ces associations sont soumises à une ingérence perpétuelle et minutieuse de l'État. Les sommes recueillies seront limitées. Elles doivent être complètement connues de l'État et soumises à sa surveillance. Si une erreur ou une négligence se glisse dans l'accomplissement de ces nombreuses formalités, des peines seront infligées et les associations peuvent être supprimées.
V.- Conséquences
inévitables
Encouragement à
la division des catholiques et au schisme ;
asservissement
de la religion pour aboutir à sa destruction.
Le projet admet que plusieurs associations peuvent exister dans la même
paroisse. le gouvernement approuvera celle qui lui conviendra, c'est-à-dire
celle qui se révoltera contre l'autorité ecclésiastique
et qui lui paraîtra la plus opposée aux intérêts
religieux. Il y a là, évidemment, un encouragement à
la division, à la révolte et au schisme.
Les peines de droit commun ne suffisent pas contre le clergé ainsi
enchaîné et réduit à la misère, désolé
dans sa foi et traité en paria ; le projet établit des peines
spéciales et très sévères, l'amende et la prison,
contre les ecclésiastiques et, sans doute, au nom de la justice,
de l'égalité et de la liberté.
Le projet de séparation ne reconnaît pas la hiérarchie
catholique. Il ne reconnaît aucune autorité aux curés
et aux évêques dans l'organisation et la direction des associations
; il ne reconnaît les curés et les évêques que
pour les priver de leur traitement et les condamner à l'amende et
à la prison.
Il imposera aux catholiques des charges nouvelles et écrasantes,
et ils ne pourront même pas disposer des sommes qu'ils auront recueillies
au prix des plus grands sacrifices.
Le projet de séparation décide que les églises resteront
gratuitement à leur disposition pendant deux ans, puis que, pendant
dix ans, les conseils municipaux "devront, sur la demande des catholiques,
dit la dernière rédaction du projet, ( auparavant à
la place de devront était le mot pourront auquel on
reviendra peut-être) louer les églises aux catholiques".
Il faut prévoir qu'un bon nombre de conseils municipaux créeront
à cette location bien des difficultés. Il faut prévoir
que, pour punir les moindres fautes et les moindres erreurs dans l'administration
si compliquée des sociétés cultuelles, et les actes
ou les paroles de tel ou tel prêtre, les églises seront enlevées
aux catholiques. Et ainsi beaucoup d'entre elles ne resteront pas douze
ans à leur disposition.
Enfin, les catholiques, écrasés par les impôts, chargés
des traitements du clergé, de la location des églises, de
leur réparation et de leur entretien, de tous les frais du culte
ne pourront pas, même en dix ou douze ans, bâtir de nouvelles
églises ou de vastes salles.
Donc, à une date plus ou moins rapprochée, dans beaucoup
de paroisses et après douze ans dans toutes les paroisses, si telle
est la volonté des conseils municipaux, le culte sera supprimé.
Dans quels lieux, en effet, les messes pourront-elles être dites,
dans quels lieux pourront être administrés les sacrements
du baptême, de l'Eucharistie du mariage, dans quels lieux pourront
être célébrés la grande fête de la première
communion et les funérailles religieuses ?
Les concessions faites pour quelques années ont évidemment
pour but d'amener l'opinion publique à accepter le projet de séparation,
en dissimulant ses conséquences odieuses.
Non seulement les catholiques, mais les indifférents et même
les hommes hostiles à la religion, qui conservent quelques principes
de justice, de liberté, et qui n'admettent pas que les promesses
solennelles d'égalité et de fraternité ne soient
que d'hypocrites formules, ne peuvent accepter ces conséquences
évidentes et inévitables.
VI.- Conclusion
Les intérêts, l'existence même de la religion en France,
la liberté de conscience, les droits les plus élevés
des âmes, les principes de la justice éternelle et l'honneur
imposerait aux catholiques et aux libéraux sincères de faire
entendre les plus énergiques protestations.
Ils ne peuvent renoncer à aucun des droits essentiels de la religion,
à aucun de leurs droits essentiels de citoyens français.
Ils déclarent que, si ces protestations ne sont pas entendues, ils
laisseront au gouvernement, à tous ceux qui ont proposé le
projet de séparation et qui le voteront, la responsabilité
des résistances inévitables, des divisions funestes, des
luttes civiles et religieuses qui désoleront notre pays et compromettront
sa prospérité, sa grandeur et sa sécurité.
Charles François
Evêque de Nancy et de Toul