Le Siècle daté du 17 février 1905

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

 A L'ÉVÊCHÉ D'ANGERS

                Angers, le 15 février

    La cathédrale, avec ses tours trop minces et son frontispice, orné de guerriers armés de pied en cap, peut être un monument curieux. Il n'excite pas l'enthousiasme. Il en est de même du palais épiscopal, qui lui est contigu, édifice fort élevé, ressemblant à une forteresse, reconstruit, à la fin du second Empire, par un architecte qui a cru avoir une idée géniale en joignant dans une construction de X° siècle le style byzantin au style gothique.
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    L'horloge de la cathédrale sonne six heures quand je suis invité à passer dans le cabinet de travail où se tient Mgr d'Angers.
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    -"Vos questions, me déclare Mgr Rumeau, sont de celles auxquelles il est difficile pour un évêque de répondre. Vous conviendrez que les paroles d'un évêque doivent avoir l'autorité et l'importance que comporte sa situation ; en vous répondant, je crains de me trouver sur certains points en désaccord avec quelques-uns de mes collègues ; puis j'arrive de Rome et je crois qu'au Vatican on préfère que les évêques ne soient pas interviewés sur un sujet aussi délicat. C'est pourquoi, sur les conséquences de la séparation, sur ce que nous ferons ou ce que nous ne ferons pas, je préfère garder le silence. Dans les circonstances actuelles, il faut une union absolue entre les entre les évêques et une soumission complète aux ordres qui nous seront donnés par le Saint-Père. Jugez combien serait embarrassante ma position si, par exemple, pour la location des édifices voués au culte, je vous déclarais que je suis d'avis de ne pas les louer et que le pape m'ordonnât de le faire, ou, au contraire, si je vous déclarais que je les louerai et que le Saint-Père me donnât des instructions opposées. Je crois donc qu'il est mieux pour nous de nous tenir dans une prudente réserve. Cependant sur la question de principe, je ne vois aucun inconvénient à vous révéler ce que je pense ; je l'ai, du reste, écrit dans une de mes lettres pastorales que voici :
    Prenant sur sa table une brochure, l'évêque d'Angers l'ouvre et me fait, d'une voix ferme, la lecture du passage suivant :
    Une guerre acharnée est faite à la Sainte Église, notre mère.
    Le phénomène est palpable ; il est étrange et mystérieux. La plus grande chose de l'humanité se trouve être la plus repoussée et la plus haïe de l'humanité.
    Nous assistons à l'exécution progressive d'un plan organisé par des sectes antichrétiennes. La parole publique et la presse, la législation et l'enseignement, le livre et le théâtre, tout est employé par les suppôts de Satan, tout devient une arme entre leurs mains pour ruiner l'œuvre de Jésus-Christ, enchaîner sa liberté, saper sa doctrine, paralyser son action. C'est la conjuration des peuples.
    On a vu, dans le cours des siècles, les États traiter l'Église tantôt comme une rivale ou comme une ennemie et s'appliquer à lui forger des chaînes ; tantôt comme une auxiliaire bienfaisante, une précieuse alliée et la couvrir de sa protection.
    Supérieure aux persécutions, parce qu'elle en connaît le prix ; dédaigneuse des faveurs, parce qu'elle en connaît le danger, elle se borne à demander la liberté ; elle n'a pas d'autre ambition que de pouvoir, sans entrave, exercer sa mission sainte et étendre dans les âmes le règne de Dieu.
    On médite cependant de lui créer une situation nouvelle ; on veut la traiter comme une étrangère, comme une inconnue ; on préconise l'Église libre dans l'État libre, on met à l'ordre du jour la séparation de l'Église et de l'État.
    Une semblable théorie appelle les plus formelles réserves, et il est aisé d'en démontrer la fausseté.
    Même en dehors de l'idée chrétienne, par le seul fait que Dieu nous a créés, nous devons proclamer son souverain domaine et lui rendre un culte : non seulement, un culte privé, comme individus, mais un culte public, puisqu'il nous a fait sociables et que la société, comme telle, est également son œuvre. C'est un hommage, dont nous ne pouvons nous affranchir sans méconnaître notre qualité de créature : dont il ne peut nous dispenser sans abdiquer son titre de créateur.
    Après avoir exposé cette doctrine avec l'ampleur et la majesté de sa parole, Léon XIII, dans son encyclique sur la constitution chrétienne des États, en tire cette conclusion que l'État, un État quelconque, est tributaire de ce devoir primordial.
    Si nous passons de la religion naturelle à l'ordre surnaturel et par conséquent à l'Église, qui est dans le monde la vivante incarnation, les États où le catholicisme est la religion dominante ne sont-ils pas tenus d'y adhérer ? En droit absolu et en théorie cela n'est pas contestable. Un État qui, sans légiférer, sans contraindre dans le domaine religieux - ce qu'il put faire très légitimement dans un passé où l'esprit du temps le réclamait, ce qui serait aujourd'hui excessif et, par là même, contraire au bien public - un État, dis-je, qui san légiférer, sans contraindre, rendrait hommage au vrai Dieu, s'associerait au culte national, seconderait l'influence de l'Église et, non content de veiller au bien matériel des citoyens, favoriserait de la sorte leur bien moral, quel abus de pouvoir commettrait-il ? "La dignité et la force d'un pouvoir, dit le cardinal Pie, sont en raison directe de la de la dépendance où il se tient de la vérité et de la justice. On ne se ravale point, on ne s'affaiblit point, bien au contraire, en se réclamant soumis à Dieu."
    Certes, l'Église ne demande pas qu'on rétablisse la religion d'État, qu'on déroge à la liberté des cultes : "nul ne peut être obligé par la force à embrasser la foi", a dit Léon XIII lui-même. Ce qu'elle désire, c'est qu'on ne vienne pas pas opposer le droit moderne au droit chrétien. Le droit chrétien n'est ni ancien, ni moderne, il est de tous les temps ; il s'accommode aux exigences des civilisations qu'il rencontre sur sa route, sans toutefois sacrifier aucun de ses principes, parce qu'ils sont supérieurs à l'homme et qu'ils viennent de Dieu.
    On objectera, sans nul doute, le devoir, je ne dis pas de la plus large tolérance - ce qui est acceptable - mais de la plus complète indifférence qui s'impose à un État, au nom de la liberté de conscience, au nom du respect dû à toutes les affirmations comme à toutes les négations religieuses. Combien de penseurs, par exemple, qui ne croient pas en Dieu et dont la mentalité ne saurait être violentée sans un criant abus ! je l'admet ; en quoi cela peut-il dispenser un État chrétien de tout devoir envers Dieu, le condamner à l'indifférence la plus absolue envers l'Église ? A quelles extrémités ne conduirait pas un tel raisonnement, si on voulait l'appliquer dans toute son étendue ?
    Supposez, en effet, qu'il suffise à quelques-uns, ou même à un grand nombre, de nier une vérité pour que l'État s'en désintéresse et calculez les conséquences. Ils ne sont pas rares, ceux qui relèguent la famille au rang des institutions surannées ; ceux qui professent que la propriété individuelle, exclusive, héréditaire n'est pas légitime ; ceux qui combattent l'idée de patrie au nom de je ne sais quelles utopies internationalistes ou humanitaires. Faudra-t-il pour cela que l'État cesse de protéger la famille, la propriété, la patrie, ces trois colonnes de l'ordre social ? Mais la religion n'en est-elle pas une base, elle aussi, et même la première ? Un État qui ne veut pas périr ne doit-il pas s'inspirer de la sagesse des siècles, dont Mirabeau se faisait l'interprète quand, de sa voix de tonnerre, il jetait à la Constituante cette apostrophe : "Dieu n'est pas moins nécessaire au peuple français que la liberté !"
    L'Église libre dans l'État libre ! Ce principe ne serait pas théoriquement erroné, dans la pratique, il sera fatalement irréalisable. L'Église et l'État destinés à se rencontrer sans cesse, pourront-ils s'ignorer ? Une puissance civile qui ne reconnaît pas les lois de l'Église ne serait-elle pas exposée à les violer et, dès lors, que deviendra la neutralité de l'un, la liberté pour l'autre ?
    L'Église libre dans l'État libre ! Oui, si on ne devait pas enchaîner sa parole ni entraver son action ; oui, si on ne devait pas l'exclure de tout enseignement public et de toute influence morale ; oui, si on ne devait pas lui prendre ses biens ; oui, si on ne devait pas créer pour elle, en dehors du droit commun, un régime d'exception ; oui, si elle devait se mouvoir dans la sécurité sous la garantie des droits que l'on accorde à tous.
    Mais qui donc ignore que sous ces formules : l'Église libre dans l'État libre, la séparation de l'Église et de l'État, il y a un plan d'oppression secrètement et savamment ourdi dans les conciliabules antichrétiens ?
    Ne nous y trompons pas, encore que l'Église et l'État soient parfaitement distincts et indépendants chacun dans sa sphère, l'ordre et l'harmonie réclament leur union.
    Aussi, nous n'hésitons pas à le proclamer, notre vœu le plus ardent est de voir les hommes prudents et avisés, sans distinction de parti, de vrais amis de l'Église, de la France ou de la liberté, combiner leurs efforts pour éviter la rupture du Concordat, pour assurer le maintien de ce pacte que la sagesse a conclu et que l'équité doit appliquer. Oui, l'exécution loyale de ce traité séculaire, la fidélité de part et d'autre à la parole donnée, l'interprétation judicieuse et libérale de l'esprit et de la lettre de cette convention, tel est, à nos yeux, le remède le plus sûr et le plus efficace à tous les abus, l'élément de la paix religieuse et sociale.
    L'indifférence radicale des pouvoirs humains, en ce qui touche aux questions religieuses et aux destinées éternelles de leurs sujets, est donc une erreur contre laquelle proteste la saine raison.
    Elle n'est pas la seule. C'est encore une étrange aberration des temps modernes, de placer les puissance humaines au dessus de tout, même de Dieu.
    Dieu a gravé dans le cœur de l'homme une règle immuable, d'après laquelle il discerne le juste de l'injuste et reconnaît à l'autorité toute puissance pour le bien, aucune pour le mal ; de telle sorte qu'il trouve dans un même principe la loi de sa soumission et celle de sa résistance.
    Non, la volonté des potentats, ni la prépondérance des majorités ne suffisent pas toujours à créer le droit ; sans quoi, il faudrait effacer de la liste des crimes le déicide du Calvaire lui-même. Non, par le fait qu'on détient le pouvoir, on n'a pas le droit de tout oser ; le pouvoir "est le ministre de Dieu pour le bien", a dit le grand apôtre ; s'il ordonnait manifestement l'iniquité, il n'exercerait plus un droit mais une tyrannie. A défaut de la doctrine révélée, la fameuse proclamation des Droits de l'Homme suffirait à le condamner ; ne dit-elle pas, en effet, qu'en pareil cas "la résistance serait le plus sacré des devoirs " ?
    L'autorité humaine, si grande, si absolue qu'on la suppose, s'arrête et, au besoin, se brise devant une infranchissable limite : les droits de Dieu et la conscience humaine.

    "Voilà, monsieur, tout ce que vous dirais ; et maintenant que nous avons causé, vous serait-il agréable de visiter l'évêché ?"
    J'accepte avec empressement la proposition .....
    La visite est terminée; je remercie l'évêque d'Angers de son bienveillant accueil, et, par la nuit froide, je regagne rapidement la gare

            Éric Besnard


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