La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ D'ANGERS
Angers, le 15 février
La cathédrale, avec ses tours trop minces
et son frontispice, orné de guerriers armés de pied en cap,
peut être un monument curieux. Il n'excite pas l'enthousiasme. Il
en est de même du palais épiscopal, qui lui est contigu, édifice
fort élevé, ressemblant à une forteresse, reconstruit,
à la fin du second Empire, par un architecte qui a cru avoir une
idée géniale en joignant dans une construction de X°
siècle le style byzantin au style gothique.
..........
L'horloge de la cathédrale sonne six heures
quand je suis invité à passer dans le cabinet de travail
où se tient Mgr d'Angers.
.........
-"Vos questions, me déclare Mgr Rumeau, sont
de celles auxquelles il est difficile pour un évêque de répondre.
Vous conviendrez que les paroles d'un évêque doivent avoir
l'autorité et l'importance que comporte sa situation ; en vous répondant,
je crains de me trouver sur certains points en désaccord avec quelques-uns
de mes collègues ; puis j'arrive de Rome et je crois qu'au Vatican
on préfère que les évêques ne soient pas interviewés
sur un sujet aussi délicat. C'est pourquoi, sur les conséquences
de la séparation, sur ce que nous ferons ou ce que nous ne ferons
pas, je préfère garder le silence. Dans les circonstances
actuelles, il faut une union absolue entre les entre les évêques
et une soumission complète aux ordres qui nous seront donnés
par le Saint-Père. Jugez combien serait embarrassante ma position
si, par exemple, pour la location des édifices voués au culte,
je vous déclarais que je suis d'avis de ne pas les louer et que
le pape m'ordonnât de le faire, ou, au contraire, si je vous déclarais
que je les louerai et que le Saint-Père me donnât des instructions
opposées. Je crois donc qu'il est mieux pour nous de nous tenir
dans une prudente réserve. Cependant sur la question de principe,
je ne vois aucun inconvénient à vous révéler
ce que je pense ; je l'ai, du reste, écrit dans une de mes lettres
pastorales que voici :
Prenant sur sa table une brochure, l'évêque
d'Angers l'ouvre et me fait, d'une voix ferme, la lecture du passage suivant
:
Une guerre
acharnée est faite à la Sainte Église, notre mère.
Le phénomène
est palpable ; il est étrange et mystérieux. La plus grande
chose de l'humanité se trouve être la plus repoussée
et la plus haïe de l'humanité.
Nous
assistons à l'exécution progressive d'un plan organisé
par
des sectes antichrétiennes. La parole publique et la presse, la
législation et l'enseignement, le livre et le théâtre,
tout est employé par les suppôts de Satan, tout devient une
arme entre leurs mains pour ruiner l'œuvre de Jésus-Christ, enchaîner
sa liberté, saper sa doctrine, paralyser son action. C'est la conjuration
des peuples.
On a
vu, dans le cours des siècles, les États traiter l'Église
tantôt comme une rivale ou comme une ennemie et s'appliquer à
lui forger des chaînes ; tantôt comme une auxiliaire bienfaisante,
une précieuse alliée et la couvrir de sa protection.
Supérieure
aux persécutions, parce qu'elle en connaît le prix ; dédaigneuse
des faveurs, parce qu'elle en connaît le danger, elle se borne à
demander la liberté ; elle n'a pas d'autre ambition que de pouvoir,
sans entrave, exercer sa mission sainte et étendre dans les âmes
le règne de Dieu.
On médite
cependant de lui créer une situation nouvelle ; on veut la traiter
comme une étrangère, comme une inconnue ; on préconise
l'Église libre dans l'État libre, on met à l'ordre
du jour la séparation de l'Église et de l'État.
Une semblable
théorie appelle les plus formelles réserves, et il est aisé
d'en démontrer la fausseté.
Même
en dehors de l'idée chrétienne, par le seul fait que Dieu
nous a créés, nous devons proclamer son souverain domaine
et lui rendre un culte : non seulement, un culte privé, comme individus,
mais un culte public, puisqu'il nous a fait sociables et que la
société, comme telle, est également son œuvre. C'est
un hommage, dont nous ne pouvons nous affranchir sans méconnaître
notre qualité de créature : dont il ne peut nous dispenser
sans abdiquer son titre de créateur.
Après
avoir exposé cette doctrine avec l'ampleur et la majesté
de sa parole, Léon XIII, dans son encyclique sur la constitution
chrétienne des États, en tire cette conclusion que l'État,
un État quelconque, est tributaire de ce devoir primordial.
Si nous
passons de la religion naturelle à l'ordre surnaturel et par conséquent
à l'Église, qui est dans le monde la vivante incarnation,
les États où le catholicisme est la religion dominante ne
sont-ils pas tenus d'y adhérer ? En droit absolu et en théorie
cela n'est pas contestable. Un État qui, sans légiférer,
sans contraindre dans le domaine religieux - ce qu'il put faire très
légitimement dans un passé où l'esprit du temps le
réclamait, ce qui serait aujourd'hui excessif et, par là
même, contraire au bien public - un État, dis-je, qui san
légiférer, sans contraindre, rendrait hommage au vrai Dieu,
s'associerait au culte national, seconderait l'influence de l'Église
et, non content de veiller au bien matériel des citoyens, favoriserait
de la sorte leur bien moral, quel abus de pouvoir commettrait-il ? "La
dignité et la force d'un pouvoir, dit le cardinal Pie, sont en raison
directe de la de la dépendance où il se tient de la vérité
et de la justice. On ne se ravale point, on ne s'affaiblit point, bien
au contraire, en se réclamant soumis à Dieu."
Certes,
l'Église ne demande pas qu'on rétablisse la religion d'État,
qu'on déroge à la liberté des cultes : "nul ne peut
être obligé par la force à embrasser la foi", a dit
Léon XIII lui-même. Ce qu'elle désire, c'est qu'on
ne vienne pas pas opposer le droit moderne au droit chrétien. Le
droit chrétien n'est ni ancien, ni moderne, il est de tous les temps
; il s'accommode aux exigences des civilisations qu'il rencontre sur sa
route, sans toutefois sacrifier aucun de ses principes, parce qu'ils sont
supérieurs à l'homme et qu'ils viennent de Dieu.
On objectera,
sans nul doute, le devoir, je ne dis pas de la plus large tolérance
- ce qui est acceptable - mais de la plus complète indifférence
qui s'impose à un État, au nom de la liberté de conscience,
au nom du respect dû à toutes les affirmations comme à
toutes les négations religieuses. Combien de penseurs, par exemple,
qui ne croient pas en Dieu et dont la mentalité ne saurait être
violentée sans un criant abus ! je l'admet ; en quoi cela peut-il
dispenser un État chrétien de tout devoir envers Dieu, le
condamner à l'indifférence la plus absolue envers l'Église
? A quelles extrémités ne conduirait pas un tel raisonnement,
si on voulait l'appliquer dans toute son étendue ?
Supposez,
en effet, qu'il suffise à quelques-uns, ou même à un
grand nombre, de nier une vérité pour que l'État s'en
désintéresse et calculez les conséquences. Ils ne
sont pas rares, ceux qui relèguent la famille au rang des institutions
surannées ; ceux qui professent que la propriété individuelle,
exclusive, héréditaire n'est pas légitime ; ceux qui
combattent l'idée de patrie au nom de je ne sais quelles utopies
internationalistes ou humanitaires. Faudra-t-il pour cela que l'État
cesse de protéger la famille, la propriété, la patrie,
ces trois colonnes de l'ordre social ? Mais la religion n'en est-elle pas
une base, elle aussi, et même la première ? Un État
qui ne veut pas périr ne doit-il pas s'inspirer de la sagesse des
siècles, dont Mirabeau se faisait l'interprète quand, de
sa voix de tonnerre, il jetait à la Constituante cette apostrophe
: "Dieu n'est pas moins nécessaire au peuple français que
la liberté !"
L'Église
libre dans l'État libre ! Ce principe ne serait pas théoriquement
erroné, dans la pratique, il sera fatalement irréalisable.
L'Église et l'État destinés à se rencontrer
sans cesse, pourront-ils s'ignorer ? Une puissance civile qui ne reconnaît
pas les lois de l'Église ne serait-elle pas exposée à
les violer et, dès lors, que deviendra la neutralité de l'un,
la liberté pour l'autre ?
L'Église
libre dans l'État libre ! Oui, si on ne devait pas enchaîner
sa parole ni entraver son action ; oui, si on ne devait pas l'exclure de
tout enseignement public et de toute influence morale ; oui, si on ne devait
pas lui prendre ses biens ; oui, si on ne devait pas créer pour
elle, en dehors du droit commun, un régime d'exception ; oui, si
elle devait se mouvoir dans la sécurité sous la garantie
des droits que l'on accorde à tous.
Mais
qui donc ignore que sous ces formules : l'Église libre dans l'État
libre, la séparation de l'Église et de l'État, il
y a un plan d'oppression secrètement et savamment ourdi dans les
conciliabules antichrétiens ?
Ne nous
y trompons pas, encore que l'Église et l'État soient parfaitement
distincts et indépendants chacun dans sa sphère, l'ordre
et l'harmonie réclament leur union.
Aussi,
nous n'hésitons pas à le proclamer, notre vœu le plus ardent
est de voir les hommes prudents et avisés, sans distinction de parti,
de vrais amis de l'Église, de la France ou de la liberté,
combiner leurs efforts pour éviter la rupture du Concordat, pour
assurer le maintien de ce pacte que la sagesse a conclu et que l'équité
doit appliquer. Oui, l'exécution loyale de ce traité séculaire,
la fidélité de part et d'autre à la parole donnée,
l'interprétation judicieuse et libérale de l'esprit et de
la lettre de cette convention, tel est, à nos yeux, le remède
le plus sûr et le plus efficace à tous les abus, l'élément
de la paix religieuse et sociale.
L'indifférence
radicale des pouvoirs humains, en ce qui touche aux questions religieuses
et aux destinées éternelles de leurs sujets, est donc une
erreur contre laquelle proteste la saine raison.
Elle
n'est pas la seule. C'est encore une étrange aberration des temps
modernes, de placer les puissance humaines au dessus de tout, même
de Dieu.
Dieu
a gravé dans le cœur de l'homme une règle immuable, d'après
laquelle il discerne le juste de l'injuste et reconnaît à
l'autorité toute puissance pour le bien, aucune pour le mal ; de
telle sorte qu'il trouve dans un même principe la loi de sa soumission
et celle de sa résistance.
Non,
la volonté des potentats, ni la prépondérance des
majorités ne suffisent pas toujours à créer le droit
; sans quoi, il faudrait effacer de la liste des crimes le déicide
du Calvaire lui-même. Non, par le fait qu'on détient le pouvoir,
on n'a pas le droit de tout oser ; le pouvoir "est le ministre de Dieu
pour le bien", a dit le grand apôtre ; s'il ordonnait manifestement
l'iniquité, il n'exercerait plus un droit mais une tyrannie. A défaut
de la doctrine révélée, la fameuse proclamation des
Droits de l'Homme suffirait à le condamner ; ne dit-elle pas, en
effet, qu'en pareil cas "la résistance serait le plus sacré
des devoirs " ?
L'autorité
humaine, si grande, si absolue qu'on la suppose, s'arrête et, au
besoin, se brise devant une infranchissable limite : les droits de Dieu
et la conscience humaine.
"Voilà, monsieur, tout ce que vous dirais
; et maintenant que nous avons causé, vous serait-il agréable
de visiter l'évêché ?"
J'accepte avec empressement la proposition .....
La visite est terminée; je remercie l'évêque
d'Angers de son bienveillant accueil, et, par la nuit froide, je regagne
rapidement la gare
Éric
Besnard