La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ D'ORLÉANS
Orléans, le 14 février
Rue Dupanloup (ci-devant rue de l'Évêché).
Un grand bâtiment carré avec deux pavillons faisant retour
en saillie sur une cour d’honneur au milieu de laquelle est une statue
équestre de la Vierge de Domrémy
. Tel est le palais épiscopal qu’habite Mgr Touchet.
………….
Le portier me fait pénétrer
dans un vaste vestibule, au centre duquel est un immense bureau qu’on me
dit avoir été celui de Mgr Dupanloup ; de là je passe
dans un petit salon garni de jolis meubles Louis XVI, et où attend
un prêtre : c'est un curé d’un village voisin. Pour tromper
l’ennui de l’attente nous causons.
« Oh ! Monsieur, me dit le curé
de campagne, si les socialistes ou ceux font profession de faire du socialisme
voulaient aller au fond des choses et connaître nos misères
et nos souffrances, à nous autres pauvres curés de village,
loin d'être acharnés contre nous, je crois qu’ils nous tendraient
les mains, comme aux ouvriers, comme à tous ceux qui sont malheureux,
car nous le sommes. Tenez, prenez-moi pour exemple : mes émoluments
sont de 900 francs par an ; là dessus j’ai à payer 63 francs
d’impôts ; il me faut compter 250 francs pour les gages de ma servante
; total : 313 francs à retirer de mon maigre budget ; comme casuel,
je ne fais pas 15 francs dans l’année ; on est pauvre au village
; il nous reste, à ma servante et moi, 50 francs par mois pour la
nourriture, l’éclairage, le chauffage et mon entretien ; avec la
cherté des vivres, la vie matérielle devient un problème
difficile à résoudre.
« Ah ! Comme je les comprends ces infortunés
qui disent que la misère est mauvaise conseillère. Moi-même,
monsieur, je suis prêtre, et je le sais par expérience ; oui,
elle est mauvaise conseillère ; il m’est arrivé quelquefois
à moi prêtre, quand j’allais faire, le soir, un tour dans
une église, et que je voyais un bout de cierge qui finissait de
brûler, d’avoir envie de l’emporter chez moi pour pouvoir travailler
et faire l’économie de l’huile de la lampe ; c’est terrible, mais
j’ai eu plus d’une fois cette tentation ».
………
Un rideau se soulève, et Mgr Touchet
me prie de passer dans son cabinet. …….
……….
- « Monsieur, c’est le moment de ne
pas laisser échapper un mot inutile, de ne pas prononcer une phrase
pittoresque, de ne point faire un geste qui pourrait être interprété.
La minute est grave, très grave : c’est l’instant où il faut
s recueillir avant de parler, où il faut peser de tout peser
tout ce que l’on veut dire. Voilà, monsieur, je me garderais bien
de tenir une conversation dans une interview. Mais vous désirez
savoir mon opinion sur la séparation des Églises et de l'État
; je vais vous remettre le discours que
j'ai prononcé à Lille, en novembre, vous y trouverez développées,
toutes mes idées sur la question, et je ne pourrais, aujourd'hui,
que vous répéter textuellement ce que j'ai dit alors. J’ajouterai
ce mot : En France, nous sommes tous des jacobins des tempéraments
ardents, et la séparation devra être libérale ou elle
ne sera pas »
Ayant ainsi parlé, Mgr Touchet me remit
une petite brochure et me désigna lui-même les passages
qui reflètent sa pensée. Ces passages les voici :
Depuis cent ans passés,
l'Église et l'État vivaient à peu près en paix,
grâce au traité dénommé le Concordat. Sans doute,
il n’était pas inouï qu’un évêque ou plusieurs
évêques, un curé ou plusieurs curés, un vicaire
ou plusieurs vicaires, eussent quelque démêlé avec
les pouvoirs publics. Que l'Église, pendant un siècle, eût
toujours pensé comme État, et l'État Église,
c’eût été plus que merveille ; c’eût été
l’impossible réalisé. Les protestations de l’épiscopat
contre Charles X en 1824, les querelles du cardinal de Rohan, de Mgr Affre
et de plusieurs autres avec Louis-Philippe, celles de Mgr Dupanloup et
du cardinal Ple avec Napoléon III
n’ont pas manqué de retentissement. On ne pensait pas que pour autant
le pacte concordataire dût être
déchiré. On savait que ce traité n’a jamais eu pour
but de lier les deux parties contractantes jusqu’à l’identité
de vues : l'État et l'Église n'apparaissaient
pas comme un jumeau et une jumelle, siamois intellectuels, incapables de
se mouvoir et d’ouvrir la bouche dans les domaines de la pensée,
de la politique, des méthodes d’enseignement, sans esquisser le
même pas et proférer la même parole. Ces divergences
n’engendrèrent pas haine mortelle, froideur irréconciliable.
A ces lettres plus ou moins vives d’un évêque répondaient
des notes plus ou moins sèches d’un ministre. Puis, comme on était
entre gens d’esprit, comme la cause qui avait déterminé le
déclenchement avait produit son effet et qu’il devenait impossible
de n’en pas prendre son parti, on laissait le Concordat étendre
sur les émotions ses huiles, se ouates, ses molletons, et finalement
le beau tapage finissait en bruit lointain de plus en plus assourdi, jusqu’à
sa suprême extinction.
Telle est l'opinion de Mgr Touchet sur la question.
Eric Besnard
En fait, l'État avait su ce que pensait l'Église, quelquefois
en avait tenu compte, jamais n’en avait souffert.
Tels furent les résultat du traité qu’on veut déchirer.
Plusieurs évêques ont confié aux feuilles publiques,
sous leur responsabilité personnelle, ce qu’ils pensaient de cette
éventualité ; qu’il me soit permis de faire dans un discours
ce qu’ils firent par lettres. Je le répète d’ailleurs expressément
je n’engage que moi.
Eh bien, donc, je repousse, autant que je le peux, la rupture entre l'Église
et l'État ; je suis nettement concordataire.
Pourquoi ? Voici :
D’abord le Concordat, œuvre d’un homme de génie, Napoléon,
et d’un saint, Pie VII, nous donné, disais-je tout à l’heure,
un siècle de paix religieuse relative. Pense-t-on que de cette paix
le pays n’ait plus besoin ?
Puis les hommes politiques des régimes les plus opposés,
mais réellement soucieux de la prospérité du pays,
ont apporté leur suffrage au Concordat, tels, pour ne parler que
des fondateurs et chefs de la troisième République, Thiers,
Gambetta, Jules Ferry, Paul Bert, Waldeck-Rousseau. Ceux-ci n’admettaient
point qu’on y touchât. Ils craignaient, sils y eussent touché,
de compromettre l’ordre en troublant les consciences. Ils savaient que
les passions religieuses comptent parmi les plus inflammables et les plus
incoercibles. Ils n’ignoraient pas l’influence d’un humble curé
de campagne. Peut-être aussi se souvenaient-ils que plusieurs de
leurs amis politiques avaient été élus à quatre,
cinq, six cents voix de majorité seulement; et ils se demandaient
si le spectacle du curé chassé de son presbytère,
de son église, de sa paroisse, traqué, dépouillé,
n’ébranlerait pas les populations et ne déplacerait pas dans
plus d’un collège électoral deux ou trois cents voix. Plusieurs
de ceux qui ont survécu aux Thiers et aux Gambetta ont ces mêmes
sollicitudes. Quels que soient les considérants qui me décident,
je fais miennes leurs conclusions.
Troisièmement, le Concordat est un traité. Pourquoi, avant
de le dénoncer, les deux parties contractantes ne s’abouchent-elles
pas ? Est-ce qu’il est loisible de déchirer un traité sans
explication, sans ultimatum ? Vous êtes la force, répondez-vous.
Le Pape est la faiblesse. Depuis quand le respect de la signature et la
sainteté du serment dépendent-ils de la force ou de la faiblesse
de celui qui contracte avec vous ?
Quatrièmement, le Concordat n'est pas seulement un traité.
Il est un traité duquel vous avez tiré un bénéfice
capital entre autres. Comprenez-le, en effet. L'un des motifs qui déterminèrent
Bonaparte, ce fut son désir de tranquilliser les acquéreurs
de biens nationaux. Certains particuliers avaient acheté immeubles
et meubles, jadis biens de l'Église. Leur conscience les mordait.
L'État avait mis, de son côté,
la main sur d'anciennes abbayes, d'anciens évêchés,
d'anciens collèges. Que de préfectures, de bibliothèques,
d'hôpitaux, de lycées, de tribunaux, de casernes, sont d'ex-propriétés
ecclésiastiques ! Bonaparte voyait le bon renom de l'État
engagé dans ces acquisitions véreuses. Il lui répugnait
qu'on put imprimer, au front de la propriété
nationale, ces trois mots : provient de spoliation. Le mot spoliation n'est
que euphémisme du mot vol. L'État,
son État, voleur, cela lui déplaisait. Prendre une province
à coup de canon, bien, voilà qui ne manque pas de grandeur
tragique ; mais confisquer un immeuble, c'est d'un simple bandit de grand
chemin. Alors, il avisa le Pape, seul capable d'arranger l'affaire. "Voulez-vous
décharger, au nom de l'Église dépouillée dont
vous êtes le chef, les acquéreurs de biens ecclésiastiques,
voulez-vous décharger l'État lui-même ? - Je le veux.
- Signons un Concordat." Eh bien, le Concordat a sorti tous ses effets
en cet ordre. Les acquéreurs et l'État ont été
pardonnés. Et maintenant que c'est fait, l'État bénéficiaire
déchirerait le Concordat ! Gorgé des biens ecclésiastiques,
il oublierait les clauses expresses qui en motivèrent l'abandon
! Est-ce honnête ?
Cinquièmement, le Concordat aboli, que deviendra le protectorat
français ? Le protectorat français, c'est dans les Échelles
du Levant et dans les pays d'Extrême -Orient notre pavillon prenant
préséance sur tout pavillon sur tout pavillon, nos ambassadeurs
chargés de discuter tous les intérêts généraux
des catholiques, notre langue parlée plus que plus que toute autre
par nos protégés ; ce sont les relations d'amitié
et d'affaires crées. Autrefois, la France tenait au protectorat
par respect de sa dignité et par recherche de son intérêt.
Lorsque Léon XIII régnait, le Grand Turc tenta d'accréditer
près de lui un ambassadeur. M. Hanotaux, le ministre des Affaires
étrangères d'alors, vit en cette nouveauté une menace
contre notre protectorat. Il écrivit une note fort rude que notre
ambassadeur devait communiquer au Pape. M. Poubelle se contenta de dire
à Léon XIII ou à peu près : "Très Saint-Père,
n'aimez-vous pas mieux avoir près de Votre Sainteté comme
ambassadeur un honnête chrétien tel que moi qu'un homme portant
un fez ?" Léon XIII comprit fort bien. Il ne fut plus question d'ambassadeur
du Grand Turc. La France garda tout son protectorat. On y tenait. Aujourd'hui
y tient-on ? M. Delcassé dit oui. M. Combes dit non. Je n'ignore
pas que Pie X a parfois déclaré qu'il ferait tout pour garder
à la France ses privilèges. Il distinguerait la France du
gouvernement de la France. C'est effectivement à distinguer. Mais
les événements sont plus forts que les hommes, Ils emportent
les Papes eux-mêmes. Croyons qu'entre le Concordat et le protectorat
le nœud pourrait être fort serré. L'un disparaissant, l'autre
disparaîtra. Nous ne voulons pas cela. Le Kaiser donnerait gros pour
recueillir tout ou partie de cette opime
dépouille. Il nous déplairait de la lui donner. Nous tenons,
nous, à la plus étroite parcelle des grandeurs de la patrie.
Enfin, je demeure concordataire parce qu'il n'existe aucun motif sérieux
de dénoncer le Concordat.
On a articulé contre lui des motifs de théologie, de finance,
de diplomatie internationale, d'attitude pontificale, d'intransigeance
épiscopale enfin.
Nul ne vaut.
Motif de diplomatie : le Pape s'est plaint du voyage de M. le président
de la République française à Rome. je
ne discute pas l'opportunité de ce voyage. C'est hors de mon sujet.
J'affirme seulement que sous Pie IX et sous Léon XIII un principe
avait été posé et accepté des cours catholiques
: les souverains catholiques ne font pas visite au roi d'Italie dans Rome.
Il ne faut donc pas top s'étonner si une note diplomatique déclara
la mortification du Pape occasionnée par cette visite de M. le président
de la République à S. M. Victor-Emmanuel
III, dans Rome. mais en quoi cette note diplomatique
peut-elle influer sur la situation concordataire ? En vérité
laquelle a le droit de se plaindre de l'autre ? Est-ce la diplomatie romaine
? Est-ce la diplomatie française Qui est le loup ? Qui est l'agneau
? Et cependant comme dans la fable, c'est la diplomatie française
qui crie à la diplomatie romaine : "Tu la troubles !"
Motif de finance : On dit : Le budget des cultes dotera les caisses ouvrières
de retraites.
Vous rappelez-vous l'histoire de Jonas ? Le prophète allait de Tyr
à Ninive. Le bâtiment qui le portait fut assailli par la tempête
; mais une tempête étrange, une de ces tempêtes qui
dénotent la colère de Dieu. "Jetez-moi à la mer, dit
Jonas aux marins, tout s'apaisera." Le rôle de Jonas n'est pas agréable,
il faut en convenir. Cependant nous le remplirons pour le bien du pays.
Mais que sera la trentaine de millions du budget des cultes, en face des
500 millions que réclament les retraites ouvrières, à
un taux convenable ?
Un mutualiste distingué fit une conférence dans une commune
du Loiret de 2000 âmes. Il exhorta ensuite les auditeurs à
entrer dans la mutualité.
- Non pas, répondirent quelques-uns.
- Et pourquoi donc ?
- On nous a promis des retraites ouvrières à tous ; 360 francs
à chacun, à soixante ans ; qu'on nous les donne.
- Et avec quoi ?
- Avec le budget des cultes, donc.
- Vous croyez ? Réfléchissez. Votre commune a 2000 habitants.
Elle n'a qu'un curé payé 900 francs. Combien de traitement
de 900 francs représente-t-il de retraite à 360 francs ?
Deux et demie. Votre commune de 2000 âmes ne compte-t-elle que deux
ouvriers et une moitié d'ouvrier pour réclamer une pension
? Eh bien ! quand vous en aurez payé
deux et demi sur le budget des cultes, que feront les autres ? Le budget
des cultes ne représente pas un dixième de la somme indispensable
au jeu de cet immense service.
L'attitude du Pape et celle des évêques en certaines occasions
justifient-ils la rupture ? Voyons cela. Le pape a ordonné la comparution
de deux évêques français. Tel est le grief. Eh bien
! le Pape n'est-il pas, de par le concordat
lui-même, le chef des évêques et leur juge ? Que serait
sa judicature s'il ne pouvait ce qu'il a fait - Mais les organiques ne
permettent pas d'aller à Rome sans la permission du gouvernement.
- Bon. C'était donc aux deux évêques de se munir d'une
autorisation et, s'ils ne la recevaient pas, d'envoyer à qui il
appartenait un mémoire justificatif, ou un procurer qui les représentât.
Le problème était fort soluble ; et s'il ne prit pas cet
aspect, en quoi fut-ce la faute du Pape ? Très Saint-Père,
Père très sage et très ferme, les catholiques de France,
ceux de Lille principalement, vous envoient l'hommage de leur adhésion,
de leur admiration, de leur fidélité.
L'examen de conscience des évêques a suivi celui du pontife.
Les évêques se sont montrés rebelles ! - Oh ! comment
cela ? - En signant une pétition au Parlement en faveur des Congrégations.
Raisonnons. Est-ce que la Constitution ne reconnaît pas à
tous les citoyens le droit de pétitionner ? tout
évêque que nous soyons, nous demeurons citoyens sans doute.
Est-ce que, à nous spécialement, le Conseil d'État,
dans un arrêt qui concerne l'évêque de Nevers, n'avait-il
pas reconnu la faculté de pétitionner ? Ce n'est pas notre
faute si le Conseil d'État, en notre affaire, s'est déjugé.
Est-ce que justement justement notre pétition
n'était pas la reconnaissance des pouvoirs du Parlement et implicitement
de la République, loin d'être une rébellion contre
eux ? A cause de cela, l'un au moins de nos collègues, dont les
opinions royalistes ne sont mystère pour personne, n'a-t-il pas
hésité à signer le document ? Enfin ce document n'était-il
pas la quintessence de document épiscopal, réservé,
modéré ? Si de ci de là on voyait apparaître
une pointe, 'était-ce pas une pointe bien élevée,
une pointe antiseptisée dans les onguents de la pastorale ; une
pointe incapable de blesser ; capable d'une égratignure au plus
et d'une égratignure qu'aucun venin n'empoisonnait ? Non, nous ne
sommes pas rebelles. Nous sommes trop polis pour être rebelles. Lers
rebelles ont d'autres procédés. Nos paroles n'insultaient
pas, elles ne claquaient pas, comme des gifles, les paroles ne menaçaient
pas ; derrière elles on n'apercevait pas un canon braqué
ou une baïonnette croisée. Voir en cette inoffensive, quoique
opportune littérature, un acte de rebellions, c'est être trop
sensible pour des gens qui ont peut-être fréquenté
socialistes et anarchistes ; ou c'est être trop ignorant, pour des
gens qui ont peut-être fait des révolutions.
Et comme toutes ces raisons sonnaient creux on s'est souvenu de la théologie.
La constitution de l'Église, le Syllabus, les doctrines de l'Église
sont à tendance monarchique, a-t-on dit ; sa constitution est antidémocratique
; donc rompons avec elle. Ah ! vraiment,
vous n'avez fait alliance jamais avec des puissances à tendance
antidémocratique ? Et l'alliance russe ? Vous n'avez jamais noué
amitié avec des puissances monarchiques ? Et l'amitié anglaise
? Pour combler votre malheur, que je vous dise que nul régime n'est
plus démocratique que celui de l'Église. Est-ce que le pape
qui porte actuellement le poids de la triple couronne, qui enseigne et
bénit le monde du haut de la chaire apostolique, qui est le Père
très saint, si digne d'être aimé autant que révéré,
Pie X, auquel nous avons envoyé le cri de notre cœur, n'est pas
un enfant du peuple ? Chez nous, même chez nous, ce n'est pas tout
à fait cela. M. Carnot appartenait à la noblesse républicaine
; M. Faure au gros commerce ; M. Casimir-Perier était fils et petit
fils de ministre. Pie X est fils de paysan, comme Sixte V, comme Grégoire
VII, comme Pierre le pêcheur, qui fonda l'étrange dynastie.
Pourquoi l'Église, démocratie superbe, serait-elle hostile
aux démocraties ? Serrons l'interrogation. Est-ce que nous, nous,
dis-je, sommes hostiles à la démocratie française
? Non, on sait bien que non.
Donc aucune raison de détruire le Concordat, ni théologique,
ni financière, ni diplomatique, ni vindicative. Très bonnes
raisons au contraire de le conserver, raison de sagesse gouvernementale,
raison d'autorité, raison de droit public.
Je demeure concordataire.
S'il n'y a
pas de raison valables de dénoncer,
comment se fait-il que plusieurs cependant entendent bien dénoncer
? La haine singulière, la haine absurde de l'Église explique
beaucoup de choses. On a brimé les catholiques partout. Militaires,
magistrats, hommes d'administration quelconque, ne demeurent catholiques
qu'à leur risques et périls. Les catholiques ne sont pas
des vaincus, ils sont des parias. Contre nous et à leur profit,
des gens que l'on connaît ont rétabli les anciennes castes.
Le catholique n'est bon à rien. Il ne peut être facteur, il
ne peut être cantonnier, il ne peut être éclusier ;
rien ... pas sous-préfet. Qu'il paye l'impôt du sang, qu'il
paye l'impôt de l'argent ; bon pour lui. C'est toute la part qu'il
prendra dans la chose publique. Au surplus, on l'excommuniera, on lui refusera
le dû de ses mérites, on le dénoncera, on le calomniera
; et qu'il soit content !
Eh bien ! ces brimades ne sont que des brimades.
Voici l'attaque à fond : Nous allons prononcer la séparation
de l'Église et de l'État. Notre intention bien arrêté,
bien formelle, est que cette fois l'Église n'échappe pas.
Nous avons détruit les contreforts du temple, nous avons détruit
ses nefs latérales. Nous voici au sanctuaire. Nous le démolirons,
et sur l'emplacement du grand édifice, rasé, nous ferons
passer la charrue et nous sèmerons du sel. Ce n'est pas ce que proclament
les chats fourrés du parti ; c'est ce que clament ses enfants terribles.
Je crois plus complètement les enfants terribles que les chats fourrés.
Nous sommes averti. C'est notre ruine qui se poursuit. Tous les motifs
allégués sont des motifs de paravent ; derrière le
paravent un sentiment s'agite : la haine du Christ, des croyants au Christ,
de l'Église du Christ.
Tel est le motif du projet.
En voici l'économie.
La maîtresse de la future organisation religieuse l'association cultuelle
; cantonale, diocésaine. Passe.
Dès maintenant, on peut fonder des associations approchant de celle-là.
La loi de juillet 1901 nous y autorise. Est-ce à faire, comme prélude,
comme répétition de ce qui, peut-être, sera nécessaire
plus tard ?
Ces associations cultuelles devront réunir le plus grand nombre
d'adhérents possible, beaucoup plus encore que les associations
scolaires. La famille est la grand unité
voulue de Dieu. Il faut que ce soit elle qui s'inscrive à l'association
cultuelle. La cotisation minimum des associations devra conséquemment
être des plus modestes,, familiale autant
que possible. Il importe que ces associations, elles aussi, ne soient point
des associations pour le peuple, mais des associations du peuple. Un homme
qui passe pour l'un des plus avisés de ce pays, M. le comte d'Haussonville,
a signalé le péril qu'il y aurait pour le prêtre et
son œuvre à ce qu'il apparût comme le chapelain de celui-ci
ou de celle-là. Il faudra qu'il demeure le centre, la vie de l'association
cultuelle. Il faudra qu'il soit en communion habituelle avec chacun de
ses membres. Plus il s'y montrera actif, simple, fraternel, dévoué,
plus la communauté rayonnera. Plus elle rayonnera, plus elle sera
puissante. je vois là le principe
possible d'un mouvement apostolique qui ne produira pas sans effort, mais
qui peut devenir très fécond. Ces communautés où
l'on se connaîtra bien, où l'on s'aimera de même, où
l'on discutera familièrement des intérêts communs peuvent
offrir un culte plus chaud, plus persuasif que le culte officiel. Elles
seront étroites peut-être en commençant (cela n'est
pas certain) ; supposé qu'elles soient étroites elles n'en
feront que plus exactement cette fonction de ferment dont parle le Christ.
Elles ne devraient pas se terrifier d'avoir pour temple une grange et pour
presbytère une chaumière. Le clergé de missionnaires
qu'elles emploieront sera, nous en sommes sûr, à la hauteur
des difficultés. Il se sentira, avec la grâce de Dieu, capable
de tous les dévouements et de tout les sacrifices.
Ces associations cultuelles hériteront-elles des quelques biens
que possède actuellement l'Église de France ?
Les prêtres catholiques de ces associations cultuelles recevront
une pension de 400 francs. Avec 900 francs, ils étaient dans la
gêne, avec 400 ils seront dans la détresse.
Les catholiques auront à payer un impôt de plus. On dit :
Ils payeront pour le culte, parce que le culte les intéresse. Ceux
que le culte n'intéresse pas ne payeront pas pour lui. - Eh ! je
paye pour tant de choses qui ne m'intéressent pas. Est-ce que le
grand Opéra m'intéresse ? Est-ce que le théâtre
de ma ville d'Orléans m'intéresse ? Est-ce que le Collège
de France m'intéresse ? Est-ce que les collèges et les lycées
intéressent un habitant sur cinq cents de la population ; et cependant
nous payons pour tout cela. Est-ce que nous disons que cela intéresse
paient pour l'Opéra et les collèges et le lycées ?
Qu'on nous laisse tranquilles avec ce genre d'arguments.
Tout cela prend fort l'air d'une faillite nationale. Les biens du clergé
avaient été remis à la nation sous la réserve
expresse qu'on lui servirait des traitements suffisants. Les traitements
servis n'étaient pas suffisants pour la plupart des curés
de campagne. Au moins existaient-ils. Ils n'existeront plus. Le pays aura
mangé sa signature. Mauvaise action qui pourrait en présager
bien d'autres.
Eh bien ! Voici qui est plus fort, car il ne s'agit plus d'une faillite,
mais d'une spoliation.
Écoutez en effet, la suite sur l'article propriété
et l'article liberté.
Sur l'article propriété
- Nous vous reprenons, porte le projet, vos cathédrales, vos évêchés,
vos séminaires, vos églises, vos presbytères, vos
maison de prêtres âgés et infirmes, vos jardinets, les
très petites propriétés de vos menses et de vos fabriques,
leurs modestes économies, les titres qui représentent vos
fondations de messes, vos chapes, vos chasubles, vos étoles, vos
vases sacrés, vos chandeliers, vos croix, nous vous reprenons tout.
- Mais parmi nos églises, nos séminaires, nos presbytères,
il en est qui ont été édifiés en majeure partie
avec l'argent de nos établissements catholique ou celui de nos fidèles,
c'est constant et constatable. Ne nous en tiendrez-vous compte ? Ce serait
honnête.
- Non, nous ne vous en tiendrons pas compte. Il faut simplifier.
- Simplifier en détruisant nos créances ?
- On simplifie comme on peut.
- Mais parmi nos églises, nos séminaires, nos presbytères, nos
maison de prêtres âgés ou infirmes, il en est
pour lesquels l'État n'a pas déboursé un sou.
- Tant pis, nous vous les reprenons. D'ailleurs, pendant deux années,
nous vous les prêterons pour rien. Au bout de deux ans, nous vous
les louerons.
- Vous nous les louerez ? Vous nous louerez c qui vous appartint jamais,
ce que vous même aviez déclaré et ratifié et
signé appartenir aux établissements catholiques ?
- Nous vous les louerons.
- Mais nos tout petits biens de mense curiale ou épiscopales, mais
ce qui infiniment plus grave, les titres qui étaient sous la garde
de votre loyauté, desquels vous aviez dit aux donateurs et légataires
: "Fiez-vous à moi, État ; je vous les garde maintenant et
vous les garderai toujours ; avec cela, maintenant, toujours, on nourrira
les séminaristes pauvres ; avec cela, maintenant, toujours, on dira
des messes pour les âmes des défunts ; oui ce sera ainsi,
foi de ministre, foi de président, foi d'État !"
- Décidément vous êtes trop insistants. Ces biens,
nous vous les prenons. Si cela nous convient d'ailleurs, nous vous les
rendrons pour dix ans. Au bout de dix ans on verra. Si cela ne nous convient
pas, nous les garderons.
- Vous les garderez ?
- Oui.
- mais nos chapes, nos chasubles, nos vases sacrés ?
- Nous vous les prenons. Si cela nous convient nous vous les rendrons pour
dix ans : on verra ensuite.
- Toujours si cela vous convient ?
- Toujours.
- Et qu'en ferez-vous si vous les prenez ?
- N'y a-t-il plus de marchands de vieux galons ? N'y a-t-il plus d'acheteurs
de bric-à-brac ? N'y a-t-il plus de fondeurs de métal ? Vos
ciboires et vos ostensoirs et vos calices ne sont-ils pas en argent ? Votre
Dieu ! même ... Mais voilà,
on peut l'apostasier, on ne peut plus le vendre. Judas a balancé
ce secret-là au bout de sa corde. Et il l'a emporté avec
lui. C'est un malheur.
- Et où mettrez-vous cet argent si bien acquis ?
- Dans le trésor public, certes.
- Et vous pensez que cela lui portera chance ,
au Trésor Public ? Je plains le trésor public que la colère
de Dieu videra, et vous-même, que la colère de l'histoire
flétrira.
L'article liberté est bien curieusement traité lui
aussi.
Rappelez-vous bien d'abord qu'il s'agit d'un "divorce", comme ils s'expriment
en une aimable parabole, entre l'État et l'Église. Conformément
aux règles du divorce, sans doute l'État ne connaîtra
plus l'Église. Si on se rencontre dans la rue, peut-être se
saluera-t-on en souvenir des intimités de jadis : mais ce sera tout.
Ah ! bien oui !
D'abord l'Église par ses associations cultuelles tiendra des livres.
Ces livres seront surveillés par le préfet. A toute réquisition,
sans déplacement, ils seront présentés. Toute faute
d'omission ou de commission en iceux livres sera châtié d'amende
de 16 à 1 000 francs et d'emprisonnement de six jours à un
an. Le métier de voleur ou celui de commissionnaire est bien plus
lucratif et moins dangereux que celui de teneur de ces livres.
Les personnes qui voudraient doter les services des associations cultuelles
en leur assurant des revenus fixes, le pourront-elles ? Non.
Chercher notre substance au jour le jour, c'est plus évangélique.
Ces bons messieurs veulent notre perfection.
Les prêtres au service de ces associations cultuelles dresseront
annuellement une liste de leurs réunions, messes, saluts, catéchismes,
prédications. Ils la soumettront aux autorités qui reçoivent
les déclarations des réunions publiques.
S'ils doivent faire un catéchisme de plus, donner un salut de plus
: nouvelle déclaration.
Si un prêtre qui a fait la déclaration meurt ou est changé
de poste : déclaration encore par le successeur.
Si un prêtre étranger passe, dit la messe, prêche, déclaration.
Moi évêque,
si je veux aller évangéliser, confirmer, bénir une
cloche, déclaration.
faute
de quoi amende de 50 à 1000 francs, prison de quinze jours à
trois mois. C'est pour rien !
Les sociétés ordinaires qui s'occupent de littérature
ou de musique ou de peinture ; celles qui courtisent la dame de pique et
le valet de carreau ; celles qui pratiquent l'épée, le pistolet ;celles
surtout qu'intéressent la maçonnerie et la construction des
temples, la mercerie et la construction des tabliers, la chaudronnerie
et l'étamage des casseroles, celles-là se réuniront
tant qu'elles voudront, tranquillement, sous l'oeil bienveillant de l'État.
Mais nous qui prions et enseignons Dieu, voilà ! voilà
notre liberté !
Et on nous dit : "Vous savez, l'État ne s'occupera pas de vous."
Que serait-ce, Seigneur, si l'État s'en occupait !
Nous divorçons ! Mais je vous prend
votre petit bien d'abord, puis je réglerai votre livre de cuisine
; puis, si vous avez des amis, je surveillerai tous leurs mouvements, à
l'occasion, je les battrai de mon mieux ; puis, pour faire un pas même
chez vous, vous me demanderez la permission. Voilà le divorce que
je vous offre, que je vous impose !
Où êtes-vous, Courier ? Où êtes-vous, Louis Veuillot
? Où êtes-vous, Rochefort ? Où êtes-vous, polémistes
à la dent dure, ironistes sublimes, inépuisables railleurs
? Où êtes-vous pour montrer le faux jusqu'à l'incohérent,
l'inconséquent jusqu'à l'absurde, le despotique jusqu'au
répugnant, de ce projet qui se caractérise par deux mots
odieux : confiscation, tyrannie ?
Catholiques, prêtres, évêques, qu'en pensez-vous ? ...
Non, ceux qui proposent cela ne veulent pas de cette paix dont parla éloquemment
M. Deschanel. Ils entendent semer du vent : si leur sinistre semaille
levait, le pays récolterait la tempête religieuse.
Est-il donc si cruel, quand on se prétend un homme d'État,
de se proposer comme but la justice et la liberté ?
Est-il donc si difficile de dire si on veut loyalement la rupture ?
Quant à ses biens mobiliers et immobiliers, que l'Église
garde ce qui est à elle, biens inaliénés
au moment du Concordat. Cette formule, les conventionnels
de l'an II, qui n'étaient pas des cléricaux, l'avaient trouvé
dans son esprit.
Quant à ses églises, qu'elle les garde toutes. La République
n'a rien à gagner à ce qu'on installe du foin, ou des bals
publiques, ou des clubs dans les lieux sacrés. Ses ennemis ne pourraient
rien lui souhaiter de pire.
Quant aux traitements : Que se ministres reçoivent transitoirement
le morceau de pain qui leur est indispensable. Nous examinerons avec bienveillance
cette période de transition.
Quant à l'avenir : Que les sociétés cultuelles s'organisent
de leur mieux. Qu'elles tâchent d'arriver à posséder
douze ou quinze cents francs de rente par desservant ou vicaire ou curé.
L'État n'y contribuera pas. Mais il n'y
contredira pas.
Qu'on dise cela ou quelque chose de semblable. Au moins sera-ce honnête,
sera-ce humain, sera-ce libéral. Qu'on dise après en avoir
appelé au souverain qui est le peuple. Qu'on l'interroge là-dessus
loyalement, ouvertement. Qu'on ne le mette pas, ainsi que plusieurs l'entendent
faire, en présence du fait accompli.
Et si le peuple veut qu'on nous tienne ce langage, tout de même et
si on nous le tient, nous croirons peut-être que la dénonciation
est une aventure et un danger ; nous ne serons pas certains qu'elle est
une folie et une scélératesse et nous ne le dirons point.