La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ DE VANNES
Vannes, le 11 février
Depuis la mort de Mgr Latieule,
c'est-à-dire depuis deux ans, l'évêché de Vannes
a fermé ses portes et le diocèse est administré par
les vicaires capitulaires. Sur l'indication d'un Vannetais, je me rends
rue des Tribunaux, où habite l'un d'eux, M. l'abbé Jégouzo.
Une servante m'introduit et je suis invité par le prêtre à
passer dans ses appartements, où nous pourrons causer tout à
l'aise.
" - Ce que je pense de la séparation, me
dit l'abbé Jézougo, c'est
que ce sera un événement déplorable dans quelques
conditions qu'on la fasse. Nous avons tout à y perdre et l'État
n'a rien à y gagner. J'estime donc qu'il serait infiniment préférable
que les deux parties conservent le Concordat, mais j'ai bien peur qu'avec qu'avec
les idées actuelles ce soit très difficile ; nous avons une
crise à passer, crise grave et qui peut amener une ère de
persécutions ; il faut dire que c'est comme le choléra ou
l'influenza ; aujourd'hui, c'est bien moins dangereux qu'autrefois, on
s'y habitue. Je ne pense pas que nous puissions jamais revoir les horreurs
de la Révolution de 1793, mais je pressent que l'Église va
avoir à traverser une tourmente et c'est la raison pour laquelle
je dis que nous devons prendre nos précautions, afin que la tempête
fasse le moins de dégâts possible.
"La question des immeubles sera la flammèche
qui mettra le feu à l'incendie; nous, dans ce diocèse, nous
obéirons aux ordres du Souverain-Pontife,
mais nos tendances nous portent à refuser énergiquement de
louer ce qui nous appartient ; je ne crois pas que les instructions du Saint-Père
soient contraires à nos intentions.
"En ce qui concerne la loi sur les inhumations,
elle n'aura aucune conséquence dans ce département, ni dans
les départements voisins ; les Bretons demanderont toujours à
ce que l'Église profite des frais de funérailles."
Telles sont les déclarations très
nettes qu'a bien voulu me faire l'abbé Jézougo.
........................
Éric Besnard
Nous avons reçu de M. F. Pillon,
directeur de l'Année philosophique, la réponse au
questionnaire que nous lui avions adressé sur la séparation
:
Monsieur le directeur,
Vous voulez bien me demander ce que je pense de
la séparation des Églises et de l'État, et, en particulier,
du projet de loi qui a été préparé par la commission
de la Chambre des députés et du projet qui a été
déposé par M. Combes. Encore que tout mon temps soit pris
par la publication de l'Année philosophique, je tiens
à répondre à une demande fort honorable pour moi.
Je le ferai brièvement, me plaçant à un point de vue
général et préoccupé uniquement, en cette grande
question de l'avenir de la République, considérée
avant tout comme un régime de justice et de liberté. je ne
connais qu'une politique qui puisse être qualifiée de républicaine
: c'est la politique fondée sur la morale de la raison et du droit.
Théoriquement, M. Renouvier et moi - on me
permettra de rappeler une collaboration assidue de trente-cinq ans - nous
avons toujours été partisan de la séparation. Et pourtant,
dans notre revue, la Critique philosophique, nous avons combattu
l'opportunité de cette réforme. Nous fondions notre journal
en 1872. Un dogme était proclamé qui faisait de la religion
catholique un papisme absolu ; cette dénomination, qui pouvait passer
auparavant pour une exagération injurieuse, devenait la seule façon
exacte de parler du catholicisme. Toute survivance gallicane était
condamnée et interdite. Le système des concordats était
donc logiquement condamné. Mais le régime politique de notre
pays était encore loin d'être assuré. Il ne nous suffisait
pas que la République devint le gouvernement légal de la
nation; il nous paraissait que la nation elle-même devait avoir les
idées et les mœurs de la République avant de s'embarquer
dans une affaire qui, mal engagée ou mal poursuivie, pouvait et
peut encore provoquer les pires réactions. Nous estimons enfin que
l'État, avant de procéder à la liquidation du vieux
pacte, devait organiser lui-même ses services essentiels et, en particulier,
l'enseignement laïque. Sans cette mesure préalable, il risquait
par trop d'être désarmé devant les attaques d'un cléricalisme
déchaîné.
A cette heure, je n'affirmerai pas qu'il n'y ait
plus aucun virus césarien dans l'opinion publique. Il me semble
parfois en distinguer des traces même chez nos partis nos partis
les plus avancés. Mais toute discussion sur ce point serait superflue.
Les circonstances sont là. Ce sont elles qui posent la question
de la séparation.
Le problème est celui-ci : comment faut-il
réaliser la séparation pour qu'elle soit le moins périlleuse
et le plus profitable possible à la République ? Je répondrais
d'un mot : En accomplissant cette séparation selon les principes
du droit.
La formule "l'Église libre dans l'État
libre" ne signifie pas grand-chose : l'Église catholique se déclare
esclave et persécutée quand elle n'est pas la maîtresse
et quand l'État laïque prend des précautions pour assurer
sa propre liberté. L'autre formule "l'Église libre dans l'État
souverain" est excellente, à la condition qu'on donne pour seule
fin à la souveraineté de l'État la garantie et la
protection des libertés individuelles. Un Louis XIV a sa façon,
à lui, de comprendre la souveraineté de l'État ; et
il y a des républicains très sincères qui ne refuseraient
pas de se conduire en petits Louis XIV laïques. Ce qu'il faut établir,
c'est à la fois la liberté religieuse de l'Église
politiquement désarmée, et la liberté politique de
l'État renonçant à s'immiscer dans la conduite des
affaires vraiment religieuses.
Le projet de la commission, par son inspiration
générale, est bien supérieur à celui de M.
Combes. Il laisse aux Églises des droits qui sont essentiels : le
droit commun d'association, le droit de fédérer leurs associations
cultuelles et d'assurer aux plus pauvres les secours des plus fortunées,
le droit de constituer un suffisant fonds de réserve. Il n'attente
pas au droit de propriété et ne touche pas à ce qui
appartient légalement aux fabriques, consistoires, conseils presbytéraux,
etc. . Il n'y aurait que fort peu de choses à corriger à
tel des articles que je vise pour le rendre parfait.
On devrait, par exemple, décider que les
biens ayant une destination charitable pourront être dévolus,
non pas seulement à un établissement delà reconnu
d'utilité publique, mais à une association qui se formerait,
en vertu de la loi de 1901, pour gérer ces biens conformément
à la volonté des fondateurs. Il faudrait élargir l'article
11 et laisser aux Églises la propriétés des édifices
construits sur des terrains leur appartenant. Une faible somme, donnée
par un département ou une commune ne suffira pas pour empêcher
les gens de se sentir et l'être effectivement lésés
par l'État revendiquant l'édifice qu'ils auront construit
de leur denier en majeure partie.
Une disposition très grave qui choque dans
le projet de la commission est celle qui soumet l'ouverture de tout nouveau
lieu de culte à l'autorisation du conseil d'État. C'est un
souvenir d'ancien régime. Il faut la biffer et proclamer résolument
en France la liberté de culte sans laquelle il n'y a pas de liberté
de conscience.
Le projet Combes n'est pas un vrai projet de séparation.
Il tend à maintenir, après la suppression du Concordat, une
véritable administration des cultes. Pour arriver à ce résultat,
il viole le droit de propriété, en ce qui concerne tous les
biens mobiliers ou immobiliers qui appartiennent aux Églises depuis
1802 ; il en attribue à l'État une gérance pour laquelle
l'État n'est pas fait et qui lui fournirait mille prétextes
d'intervenir dans les affaires religieuses. Il tend aussi, par l'empêchement
apporté aux unions d'associations, à rendre la vie matérielle
impossible à beaucoup de paroisses pauvres. je demande qu'on désarme
l'Église catholique. Mais je n'admet pas qu'on ait l'air de la proscrire
et de la persécuter : en agissant ainsi, l'on se compromettrait,
pas seulement la justice ; on fournirait des arguments terribles aux associations
politiques que les catholiques, en vertu de la loi de 1901, ne manqueront
pas de former et qui auront, tout comme la Ligue des droits de l'homme,
la liberté de se fédérer et de faire bloc contre la
République.
J'estime que la séparation des Églises
et de l'État est une vraie révolution sociale. Pour ce motif,
il faut qu'elle soit bien faite. Accomplie avec un minimum de secousses,
elle peut être bienfaisante pour notre démocratie. Réalisée
avec brutalité, avec une méconnaissance des habitudes séculaires,
sans le respect de sentiments naturels, elle risque de déchaîner
une bourrasque de passions dont nul ne peut prévoir les conséquences.
Il n'y a pas seulement à observer le droit stricte ; il ne faut
pas, par des rigueurs abusives, choquer les consciences. Parmi les dispositions
qui seraient le plus utiles, je placerai, conformément au décret
de prairial an III, l'usage gratuit des lieux de culte qui appartiennent
à l'état.
Il est très important de créer, entre
la situation d'aujourd'hui et la séparation définitive, un
régime de transition. Il est clair que les Églises séparées
de l'État n'auront pas du jour au lendemain toutes les ressources
qui leur faudra pour organiser leur vie. Les trouveront-elles dans un avenir
plus ou moins prochain ? Je n'en sais rien, et je pense que nous n'avons
pas à nous en préoccuper. Mais il y aurait sûrement
des irritations bien naturelles dans le pays, si l'on ne facilitait pas
d'une manière quelconque le passage d'un régime où
des cultes apparaissent comme un service public au régime meilleur
où les fidèles feront seuls les frais de leur religion. D'autre
part il y a des individus qui ont des droits acquis : ce sont les prêtres,
les pasteurs, les rabbins, qui sont entrés dans une carrière
avec la promesse d'un traitement et qu'on ne peut pas dépouiller,
sans compensation, de leur traitement actuel. Il n'y aurait qu'à
leur laisser ce traitement, à titre de pension, viagère pour
les plus âgés, temporaire pour ceux qui n'auraient pas atteint
un certain âge. Ce budget des pensions disparaîtrait par extinction
et la transition réclamée plus haut aurait été
assuré.
Je le répète : la grosse affaire,
c'est de garantir la République contre tous les périls. Le
pire péril qui puisse advenir, c'est de provoquer contre le gouvernement
de la démocratie les colères qui ont tué justement
les régimes autoritaires du passé et qui ont rendu leur souvenir
odieux. Nous sommes à l'un de ces tournants où les gouvernements
montrent ce qu'ils valent. Soyons dignes de la liberté, et surtout
n'ayons peur ni d'elle, ni de la justice.
Je vous prie, monsieur le directeur, d'agréer
l'assurance de mes sentiments les plus respectueux.
F. Pillon
Directeur de l'Année
philosophique.
P.S. - Pendant que vous envoyais ces réflexions,
M. Bienvenu Martin a déposé un projet nouveau. Je ne reviens
pas sur les vérités juridiques et politiques que j’ai rappelées.
Je trouve la proposition de loi du ministère actuel beaucoup plus
conforme aux principes du droit. Il suffirait de quelques amendements faciles
pour la rendre irréprochable.