Le Siècle daté du 13 février 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE VANNES

            Vannes, le 11 février

    Depuis la mort de Mgr Latieule, c'est-à-dire depuis deux ans, l'évêché de Vannes a fermé ses portes et le diocèse est administré par les vicaires capitulaires. Sur l'indication d'un Vannetais, je me rends rue des Tribunaux, où habite l'un d'eux, M. l'abbé Jégouzo. Une servante m'introduit et je suis invité par le prêtre à passer dans ses appartements, où nous pourrons causer tout à l'aise.
    " - Ce que je pense de la séparation, me dit l'abbé Jézougo, c'est que ce sera un événement déplorable dans quelques conditions qu'on la fasse. Nous avons tout à y perdre et l'État n'a rien à y gagner. J'estime donc qu'il serait infiniment préférable que les deux parties conservent le Concordat, mais j'ai bien peur qu'avec qu'avec les idées actuelles ce soit très difficile ; nous avons une crise à passer, crise grave et qui peut amener une ère de persécutions ; il faut dire que c'est comme le choléra ou l'influenza ; aujourd'hui, c'est bien moins dangereux qu'autrefois, on s'y habitue. Je ne pense pas que nous puissions jamais revoir les horreurs de la Révolution de 1793, mais je pressent que l'Église va avoir à traverser une tourmente et c'est la raison pour laquelle je dis que nous devons prendre nos précautions, afin que la tempête fasse le moins de dégâts possible.
    "La question des immeubles sera la flammèche qui mettra le feu à l'incendie; nous, dans ce diocèse, nous obéirons aux ordres du Souverain-Pontife, mais nos tendances nous portent à refuser énergiquement de louer ce qui nous appartient ; je ne crois pas que les instructions du Saint-Père soient contraires à nos intentions.
    "En ce qui concerne la loi sur les inhumations, elle n'aura aucune conséquence dans ce département, ni dans les départements voisins ; les Bretons demanderont toujours à ce que l'Église profite des frais de funérailles."
    Telles sont les déclarations très nettes qu'a bien voulu me faire l'abbé Jézougo.
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                Éric Besnard



    Nous avons reçu de M. F. Pillon, directeur de l'Année philosophique, la réponse au questionnaire que nous lui avions adressé sur la séparation :

                Monsieur le directeur,
    Vous voulez bien me demander ce que je pense de la séparation des Églises et de l'État, et, en particulier, du projet de loi qui a été préparé par la commission de la Chambre des députés et du projet qui a été déposé par M. Combes. Encore que tout mon temps soit pris par la publication de  l'Année philosophique, je tiens à répondre à une demande fort honorable pour moi. Je le ferai brièvement, me plaçant à un point de vue général et préoccupé uniquement, en cette grande question de l'avenir de la République, considérée avant tout comme un régime de justice et de liberté. je ne connais qu'une politique qui puisse être qualifiée de républicaine : c'est la politique fondée sur la morale de la raison et du droit.
    Théoriquement, M. Renouvier et moi - on me permettra de rappeler une collaboration assidue de trente-cinq ans - nous avons toujours été partisan de la séparation. Et pourtant, dans notre revue, la Critique philosophique, nous avons combattu l'opportunité de cette réforme. Nous fondions notre journal en 1872. Un dogme était proclamé qui faisait de la religion catholique un papisme absolu ; cette dénomination, qui pouvait passer auparavant pour une exagération injurieuse, devenait la seule façon exacte de parler du catholicisme. Toute survivance gallicane était condamnée et interdite. Le système des concordats était donc logiquement condamné. Mais le régime politique de notre pays était encore loin d'être assuré. Il ne nous suffisait pas que la République devint le gouvernement légal de la nation; il nous paraissait que la nation elle-même devait avoir les idées et les mœurs de la République avant de s'embarquer dans une affaire qui, mal engagée ou mal poursuivie, pouvait et peut encore provoquer les pires réactions. Nous estimons enfin que l'État, avant de procéder à la liquidation du vieux pacte, devait organiser lui-même ses services essentiels et, en particulier, l'enseignement laïque. Sans cette mesure préalable, il risquait par trop d'être désarmé devant les attaques d'un cléricalisme déchaîné.
    A cette heure, je n'affirmerai pas qu'il n'y ait plus aucun virus césarien dans l'opinion publique. Il me semble parfois en distinguer des traces même chez nos partis nos partis les plus avancés. Mais toute discussion sur ce point serait superflue. Les circonstances sont là. Ce sont elles qui posent la question de la séparation.
    Le problème est celui-ci : comment faut-il réaliser la séparation pour qu'elle soit le moins périlleuse et le plus profitable possible à la République ? Je répondrais d'un mot : En accomplissant cette séparation selon les principes du droit.
    La formule "l'Église libre dans l'État libre" ne signifie pas grand-chose : l'Église catholique se déclare esclave et persécutée quand elle n'est pas la maîtresse et quand l'État laïque prend des précautions pour assurer sa propre liberté. L'autre formule "l'Église libre dans l'État souverain" est excellente, à la condition qu'on donne pour seule fin à la souveraineté de l'État la garantie et la protection des libertés individuelles. Un Louis XIV a sa façon, à lui, de comprendre la souveraineté de l'État ; et il y a des républicains très sincères qui ne refuseraient pas de se conduire en petits Louis XIV laïques. Ce qu'il faut établir, c'est à la fois la liberté religieuse de l'Église politiquement désarmée, et la liberté politique de l'État renonçant à s'immiscer dans la conduite des affaires vraiment religieuses.
    Le projet de la commission, par son inspiration générale, est bien supérieur à celui de M. Combes. Il laisse aux Églises des droits qui sont essentiels : le droit commun d'association, le droit de fédérer leurs associations cultuelles et d'assurer aux plus pauvres les secours des plus fortunées, le droit de constituer un suffisant fonds de réserve. Il n'attente pas au droit de propriété et ne touche pas à ce qui appartient légalement aux fabriques, consistoires, conseils presbytéraux, etc. . Il n'y aurait que fort peu de choses à corriger à tel des articles que je vise pour le rendre parfait.
    On devrait, par exemple, décider que les biens ayant une destination charitable pourront être dévolus, non pas seulement à un établissement delà reconnu d'utilité publique, mais à une association qui se formerait, en vertu de la loi de 1901, pour gérer ces biens conformément à la volonté des fondateurs. Il faudrait élargir l'article 11 et laisser aux Églises la propriétés des édifices construits sur des terrains leur appartenant. Une faible somme, donnée par un département ou une commune ne suffira pas pour empêcher les gens de se sentir et l'être effectivement lésés par l'État revendiquant l'édifice qu'ils auront construit de leur denier en majeure partie.
    Une disposition très grave qui choque dans le projet de la commission est celle qui soumet l'ouverture de tout nouveau lieu de culte à l'autorisation du conseil d'État. C'est un souvenir d'ancien régime. Il faut la biffer et proclamer résolument en France la liberté de culte sans laquelle il n'y a pas de liberté de conscience.
    Le projet Combes n'est pas un vrai projet de séparation. Il tend à maintenir, après la suppression du Concordat, une véritable administration des cultes. Pour arriver à ce résultat, il viole le droit de propriété, en ce qui concerne tous les biens mobiliers ou immobiliers qui appartiennent aux Églises depuis 1802 ; il en attribue à l'État une gérance pour laquelle l'État n'est pas fait et qui lui fournirait mille prétextes d'intervenir dans les affaires religieuses. Il tend aussi, par l'empêchement apporté aux unions d'associations, à rendre la vie matérielle impossible à beaucoup de paroisses pauvres. je demande qu'on désarme l'Église catholique. Mais je n'admet pas qu'on ait l'air de la proscrire et de la persécuter : en agissant ainsi, l'on se compromettrait, pas seulement la justice ; on fournirait des arguments terribles aux associations politiques que les catholiques, en vertu de la loi de 1901, ne manqueront pas de former et qui auront, tout comme la Ligue des droits de l'homme, la liberté de se fédérer et de faire bloc contre la République.
    J'estime que la séparation des Églises et de l'État est une vraie révolution sociale. Pour ce motif, il faut qu'elle soit bien faite. Accomplie avec un minimum de secousses, elle peut être bienfaisante pour notre démocratie. Réalisée avec brutalité, avec une méconnaissance des habitudes séculaires, sans le respect de sentiments naturels, elle risque de déchaîner une bourrasque de passions dont nul ne peut prévoir les conséquences. Il n'y a pas seulement à observer le droit stricte ; il ne faut pas, par des rigueurs abusives, choquer les consciences. Parmi les dispositions qui seraient le plus utiles, je placerai, conformément au décret de prairial an III, l'usage gratuit des lieux de culte qui appartiennent à l'état.
    Il est très important de créer, entre la situation d'aujourd'hui et la séparation définitive, un régime de transition. Il est clair que les Églises séparées de l'État n'auront pas du jour au lendemain toutes les ressources qui leur faudra pour organiser leur vie. Les trouveront-elles dans un avenir plus ou moins prochain ? Je n'en sais rien, et je pense que nous n'avons pas à nous en préoccuper. Mais il y aurait sûrement des irritations bien naturelles dans le pays, si l'on ne facilitait pas d'une manière quelconque le passage d'un régime où des cultes apparaissent comme un service public au régime meilleur où les fidèles feront seuls les frais de leur religion. D'autre part il y a des individus qui ont des droits acquis : ce sont les prêtres, les pasteurs, les rabbins, qui sont entrés dans une carrière avec la promesse d'un traitement et qu'on ne peut pas dépouiller, sans compensation, de leur traitement actuel. Il n'y aurait qu'à leur laisser ce traitement, à titre de pension, viagère pour les plus âgés, temporaire pour ceux qui n'auraient pas atteint un certain âge. Ce budget des pensions disparaîtrait par extinction et la transition réclamée plus haut aurait été assuré.
    Je le répète : la grosse affaire, c'est de garantir la République contre tous les périls. Le pire péril qui puisse advenir, c'est de provoquer contre le gouvernement de la démocratie les colères qui ont tué justement les régimes autoritaires du passé et qui ont rendu leur souvenir odieux. Nous sommes à l'un de ces tournants où les gouvernements montrent ce qu'ils valent. Soyons dignes de la liberté, et surtout n'ayons peur ni d'elle, ni de la justice.
    Je vous prie, monsieur le directeur, d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus respectueux.
 

                    F. Pillon
        Directeur de l'Année philosophique.
P.S. - Pendant que vous envoyais ces réflexions, M. Bienvenu Martin a déposé un projet nouveau. Je ne reviens pas sur les vérités juridiques et politiques que j’ai rappelées. Je trouve la proposition de loi du ministère actuel beaucoup plus conforme aux principes du droit. Il suffirait de quelques amendements faciles pour la rendre irréprochable.


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