Le Siècle daté du 12 février 1905
A la Une : A propos de la séparation

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE QUIMPER

            Quimper, le 10 février

    Les Quimperlais sont aussi favorisés du sort que les niçois ; la température dont ils jouissent au cœur de l'hiver est si tempérée qu'on peut admirer dans les jardins de Quimper des lauriers, de magnolias en pleine terre et même des camélias en fleurs. .....
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.... , l'évêque de Quimper donne l'impression d'un curé de campagne tels qu'on se plaît à les rêver et tels qu'ils sont souvent : simple, bon et franc.
    Nous nous asseyons au coin du feu ; la conversation s'engage :
    -" Certes, me dit Mgr Dubillard, je suis partisan du maintien du Concordat, mais vouloir et pouvoir sont deux. Dans les circonstances présentes, je crains bien que nous soyons fatalement amenés à la séparation, la force des choses me paraît devoir la rendre inévitable ; maintenant, comment s'accomplira-t-elle ? C'est ce que ni vous ni moi ne savons et ne pouvons même présumer. Quoi qu'il en soit, je considère la séparation comme un événement des plus regrettables encore plus pour l'État que pour nous. Si le gouvernement se rendait compte des difficultés et des ennuis qu'il va se créer, assurément, il conserverait le Concordat. Voyez-vous, deux pouvoirs comme ceux de l'Église et de l'État doivent marcher de pair et ce n'est pas impunément pour chacun si l'un veut tirer à hue et l'autre à dia.
    En ce qui  touche l'Église, la séparation  amènera a infailliblement un schisme; en effet, les projets de loi  conçoivent la liberté des associations  cultuelles faites exclusivement par les habitants d'une commune en dehors de l'immixtion de l'évêque ou du
clergé; c'est la négation du pouvoir hiérarchique et c'est de plus, la suppression de la direction du Saint-Père, car c'est le monde renversé, au lieu de faire partir la voix dirigeante d'en haut, on veut la faire partir d'en bas. Dans la pratique, ces associations cultuelles seront impossibles, vous allez juger de suite pourquoi.
    "Prenons une paroisse quelconque, si les associations cultuelles doivent se former d'elles-mêmes, proprio motu, les républicains catholiques en feront une, les monarchistes, ne voulant pas accepter celle des républicains, en composeront une autre, et, pour ajouter au gâchis et ennuyer les deux autres, il pourra en surgir une troisième qui n'aura pas d'opinion tranchée.
    Laquelle sera la bonne ? Les républicains ne voudront pas du curé choisi par les monarchistes, et réciproquement ; y aura-t-il deux, trois curés ? A qui attribuera-t-on les monuments destinés au culte ? Pourquoi plutôt à l'association cultuelle de droite qu'à celle de gauche ? Vous comprenez les conflits, les imbroglios, et, aux termes des projets, l'évêque devra demeurer impassible et impuissant. C'est l'anéantissement de toute hiérarchie, c'est la destruction de l'autorité nécessaire, c'est les schisme !
    "En outre de ce grave inconvénient, le clergé perdra son titre officiel, son droit de préséance dans les cérémonies publiques et la perte de ce caractère officiel n'est point chose négligeable.
    "Du côté de l'État, on peut être certain que dans plusieurs départements, en touchant aux églises, on va allumer la guerre civile. Dans le MOrbihan, par exemple, il ne faut pas se dissimuler le péril ; si la séparation est oppressive et brutale, ce sera la révolte ; déjà, au moment des expulsions, nous avons eu dans ce diocèse quarante-huit sièges faits non pas par des agents, mais par l'armée, et, s'il n'y a pas eu effusion de sang, c'est à la sagesse et à la modération du clergé qu'on le doit, car la population était surexcitée et prête à tout.
    " - Vous me parlez, monseigneur, de la sagesse et de la modération de votre clergé ; je le croyais, au contraire, en complète insurrection contre le gouvernement ?
    " - Oui et non, me répond l'évêque en souriant, le clergé de mon diocèse est au contraire, peut-être celui qui serait le plus attaché au régime républicain, mais il est jaloux de conserver l'autorité morale qu'il a sur les diocésains ; cette autorité, on voudrait la lui faire abandonner , il se fâche et il n'a pas tort. Savez-vous la cause de ce que vous appelez l'insurrection du clergé du Morbihan ? La voici :
    "Ne s'est-on pas imaginé en haut lieu d'interdire à mes prêtres de faire leurs sermons et leurs instructions en langue bretonne et de leur imposer de parler uniquement français. Or, dans les campagnes, les trois quart de la population ne comprennent pas un mot de français ; le texte des cours de morale, des instructions religieuses, des sermons, dans la langue de l'Institut, aux vieux Bretons, c'est leur parler chinois ou javanais, ils en comprendraient autant. Mes prêtres ont résisté. A quoi bon parler pour n'être ni entendu ni compris ? Je ne peux pas les désapprouver. Mais de ce fait, nous avons eu au moins 90 suspensions de traitement ; ajoutez à cela une trentaine pour la résistance ou l'attitude pendant les expulsions et vous arrivez au joli total de 120 traitements suspendus dans mon diocèse. Heureusement que, pour réparer le mal, nous avons un comité catholique qui parvient à donner à mes malheureux prêtres la moitié de leurs appointements supprimés, c'est toujours suffisant pour le empêcher de mourir de faim.
    "Ne pensez-vous pas, monsieur, que si au lieu d'être intransigeant et de faire une défense formelle aux curés de parler à leurs paroissiens en breton, on leur avait demandé de faire leurs efforts pour aider à la pénétration de la langue française on n'aurait pas mieux réussi ? Pour les vieux bretons dont le cerveau ne peut plus rien apprendre, on aurait continué à parler Breton, et pour les enfants, on aurait enseigné en français ; malheureusement, au lieu de chercher la conciliation, on a fait de l'autoritarisme. Mes prêtres n'ont pas voulu et ne veulent plus céder ; je l'ai bien dit au préfet :"En vous y prenant comme cela, vous n'obtiendrez rien". On est breton ou on ne l'est pas.
    "Ce qui attise les colères, c'est l'antagonisme qui existe dans la plupart des paroisses entre le curé et l'instituteur. Dans mon diocèse, les écoles laïques n'ont pas de succès ; on a beau laïciser à outrance, ce sont les écoles libres où l'on reçoit une instruction religieuse qui l'emportent ; je pourrais vous citer telle ville où l'école libre a trois cents enfants et où l'école gouvernementale possède deux élèves. Vous concevez la rivalité, la rage concentré des instituteurs officiels qui, du reste, au lieu d'y mettre du leur, affectent de tourner la religion et les prêtres en ridicule, ce qui ne prend pas du tout chez nos braves bretons, âmes simples, pour qui l'évêque, le curé, les bonnes sœurs et les Frères font un bloc leur représentant la Divinité. Alors, qu'advient-il ? L'instituteur fait au curé tout le mal possible, et le curé qui est homme, oublie quelquefois qu'il faut faire le bien pour le mal. Oh tout cela n'est pas gai.
    "Pour en revenir à la séparation, dans mon diocèse je ne la crains pas ; nous nous en tirerons toujours, nous avons déjà des comités qui fonctionnent, et l'initiative privée suppléera au gouvernement défaillant ; mais, par exemple, nous sommes bien décidés à ne pas accepter la location des édifices destinés au culte, si, par extraordinaire, l'État se les approprie, ce qui sera ni plus ni moins qu'une violation du droit et de la justice : dans la plupart des communes, les édifices religieux ont été construits avec les deniers des paroissiens ; de quel droit l'État prendrait-il pour lui ces immeubles ? Tenez, un exemple, ici l'église Saint-Matthieu a coûté 300 000 francs ; les souscripteurs volontaires ont fourni 200 000 francs, la commune a donné 100 000 francs. L'État, s'il prend l'église Sant-Matthieu, va-t-il nous restituer 200 000 francs ? Pour moi, je suis bien décidé, si on nous vole nos églises, nous construirons dans le terrain d'un particulier, une chapelle en planches, et c'est là qu'on dira la messe. Au besoin, pour régler le coût de notre église de bois nous ferons payer les places à ceux qui le pourront. Les gens riches payent bien leurs places pour aller au théâtre, ils payeront pour assister à la messe."

    Mais l'heure s'avance, et, malgré tout l'intérêt que j'éprouve à écouter Mgr Dubillard, il me faut prendre congé.
    "- Avant que vous ne partiez, me dit le très aimable évêque, je vais vous faire visiter mon évêché, cela en vaut la peine".
    J'accède avec grand plaisir à la proposition : nous passons d'abord dans la salle du chapitre, pièce immense avec cheminée monumentale, où sont rangés les portraits de tous les évêques de Quimper, puis nous allons dans la salle à manger où je suis un peu surpris de voir les carreaux cassés et des traces de coups sur les meubles, profondément entaillés ; mes regards posent la question à Mgr Dubillard.
    -" Eh ! ehoui, dit-il en riant, ce sont des coups de pierre, voici ce qui s'est passé. Le 8 décembre dernier, c'était la fête de l'Immaculée-Conception, beaucoup de personnes chrétiennes avaient illuminé, j'avais fait comme elles. Ces illuminations n'étaient pas du goût de certains Quimperlais dont je suis la bête noire; alors, ces irréconciliables ont organisé une petite émeute ; une bande de malandrins est venue sous mes fenêtres faire, à coup de pierre, le siège de l'évêché : "A l'eau l'évêque !" Tous mes carreaux ont été brisés ; ces meubles lapidés et mon malheureux secrétaire a été blessé à la tête. Quant aux autorités, elles sont intervenues lorsque le mal était accompli. ce jour là, en attendant la séparation de l'Église et de l'État, on voulait séparer l'évêque de l'Église ; mais ne parlons pas de cette équipée locale et venez voir mon musée ..."

    Ce disant, Mgr de Quimper me fait descendre l'escalier de la tour et m'emmène dans de grandes salles du rez-de-chaussée, où sont rangées, classées et étiquetées toutes les curiosités qu'on a pu recueillir dans le diocèse : vieilles boiseries sculptées, statues du onzième et du douzième siècle, vieilles tapisseries, émaux anciens, livres et parchemins des quinzième, seizième et dix-septième siècles. J'admire longtemps ces curieux objets, dignes de figurer au Musée de Cluny, et, à regret, je me décide à quitter Mgr Dubillard qui m'accompagne jusqu'au seuil de l'évêché.

            Eric Besnard



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