La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ DE QUIMPER
Quimper, le 10 février
Les Quimperlais sont
aussi favorisés du sort que les niçois ; la température
dont ils jouissent au cœur de l'hiver est si tempérée qu'on
peut admirer dans les jardins de Quimper des lauriers, de magnolias en
pleine terre et même des camélias en fleurs. .....
.....
.... , l'évêque de Quimper donne
l'impression d'un curé de campagne tels qu'on se plaît à
les rêver et tels qu'ils sont souvent : simple, bon et franc.
Nous nous asseyons
au coin du feu ; la conversation s'engage :
-" Certes, me dit Mgr Dubillard,
je suis partisan du maintien du Concordat, mais vouloir et pouvoir sont
deux. Dans les circonstances présentes, je crains bien que nous
soyons fatalement amenés à la séparation, la force
des choses me paraît devoir la rendre inévitable ; maintenant,
comment s'accomplira-t-elle ? C'est ce que ni vous ni moi ne savons et
ne pouvons même présumer. Quoi qu'il en soit, je considère
la séparation comme un événement des plus regrettables
encore plus pour l'État que pour nous. Si le gouvernement se rendait
compte des difficultés et des ennuis qu'il va se créer, assurément,
il conserverait le Concordat. Voyez-vous, deux pouvoirs comme ceux de l'Église
et de l'État doivent marcher de pair et ce n'est pas impunément
pour chacun si l'un veut tirer à hue et l'autre à dia.
En ce qui touche l'Église, la séparation
amènera a infailliblement un schisme; en effet, les projets de loi
conçoivent la liberté des associations cultuelles faites
exclusivement par les habitants d'une commune en dehors de l'immixtion
de l'évêque ou du
clergé; c'est la négation du pouvoir hiérarchique
et c'est de plus, la suppression de la direction du Saint-Père,
car c'est le monde renversé, au lieu de faire partir la voix dirigeante
d'en haut, on veut la faire partir d'en bas. Dans la pratique, ces associations
cultuelles seront impossibles, vous allez juger de suite pourquoi.
"Prenons une paroisse quelconque, si les associations
cultuelles doivent se former d'elles-mêmes, proprio motu,
les républicains catholiques en feront une, les monarchistes, ne
voulant pas accepter celle des républicains, en composeront une
autre, et, pour ajouter au gâchis et ennuyer les deux autres, il
pourra en surgir une troisième qui n'aura pas d'opinion tranchée.
Laquelle sera la bonne ? Les républicains
ne voudront pas du curé choisi par les monarchistes, et réciproquement
; y aura-t-il deux, trois curés ? A qui attribuera-t-on les monuments
destinés au culte ? Pourquoi plutôt à l'association
cultuelle de droite qu'à celle de gauche ? Vous comprenez les conflits,
les imbroglios, et, aux termes des projets, l'évêque devra
demeurer impassible et impuissant. C'est l'anéantissement de toute
hiérarchie, c'est la destruction de l'autorité nécessaire,
c'est les schisme !
"En outre de ce grave inconvénient, le clergé
perdra son titre officiel, son droit de préséance dans les
cérémonies publiques et la perte de ce caractère officiel
n'est point chose négligeable.
"Du côté de l'État, on peut
être certain que dans plusieurs départements, en touchant
aux églises, on va allumer la guerre civile. Dans le MOrbihan, par
exemple, il ne faut pas se dissimuler le péril ; si la séparation
est oppressive et brutale, ce sera la révolte ; déjà,
au moment des expulsions, nous avons eu dans ce diocèse quarante-huit
sièges faits non pas par des agents, mais par l'armée, et,
s'il n'y a pas eu effusion de sang, c'est à la sagesse et à
la modération du clergé qu'on le doit, car la population
était surexcitée et prête à tout.
" - Vous me parlez, monseigneur, de la sagesse et
de la modération de votre clergé ; je le croyais, au contraire,
en complète insurrection contre le gouvernement ?
" - Oui et non, me répond l'évêque
en souriant, le clergé de mon diocèse est au contraire, peut-être
celui qui serait le plus attaché au régime républicain,
mais il est jaloux de conserver l'autorité morale qu'il a sur les
diocésains ; cette autorité, on voudrait la lui faire abandonner
, il se fâche et il n'a pas tort. Savez-vous la cause de ce
que vous appelez l'insurrection du clergé du Morbihan ? La voici
:
"Ne s'est-on pas imaginé en haut lieu d'interdire
à mes prêtres de faire leurs sermons et leurs instructions
en langue bretonne et de leur imposer de parler uniquement français.
Or, dans les campagnes, les trois quart de la population ne comprennent
pas un mot de français ; le texte des cours de morale, des instructions
religieuses, des sermons, dans la langue de l'Institut, aux vieux Bretons,
c'est leur parler chinois ou javanais, ils en comprendraient autant. Mes
prêtres ont résisté. A quoi bon parler pour n'être
ni entendu ni compris ? Je ne peux pas les désapprouver. Mais de
ce fait, nous avons eu au moins 90 suspensions de traitement ; ajoutez
à cela une trentaine pour la résistance ou l'attitude pendant
les expulsions et vous arrivez au joli total de 120 traitements suspendus
dans mon diocèse. Heureusement que, pour réparer le mal,
nous avons un comité catholique qui parvient à donner à
mes malheureux prêtres la moitié de leurs appointements supprimés,
c'est toujours suffisant pour le empêcher de mourir de faim.
"Ne pensez-vous pas, monsieur, que si au lieu d'être
intransigeant et de faire une défense formelle aux curés
de parler à leurs paroissiens en breton, on leur avait demandé
de faire leurs efforts pour aider à la pénétration
de la langue française on n'aurait pas mieux réussi ? Pour
les vieux bretons dont le cerveau ne peut plus rien apprendre, on aurait
continué à parler Breton, et pour les enfants, on aurait
enseigné en français ; malheureusement, au lieu de chercher
la conciliation, on a fait de l'autoritarisme. Mes prêtres n'ont
pas voulu et ne veulent plus céder ; je l'ai bien dit au préfet
:"En vous y prenant comme cela, vous n'obtiendrez rien". On est breton
ou on ne l'est pas.
"Ce qui attise les colères, c'est l'antagonisme
qui existe dans la plupart des paroisses entre le curé et l'instituteur.
Dans mon diocèse, les écoles laïques n'ont pas de succès
; on a beau laïciser à outrance,
ce sont les écoles libres où l'on reçoit une instruction
religieuse qui l'emportent ; je pourrais vous citer telle ville où
l'école libre a trois cents enfants et où l'école
gouvernementale possède deux élèves. Vous concevez
la rivalité, la rage concentré des instituteurs officiels
qui, du reste, au lieu d'y mettre du leur, affectent de tourner la religion
et les prêtres en ridicule, ce qui ne prend pas du tout chez nos
braves bretons, âmes simples, pour qui l'évêque, le
curé, les bonnes sœurs et les Frères font un bloc leur représentant
la Divinité. Alors, qu'advient-il ? L'instituteur fait au curé
tout le mal possible, et le curé qui est homme, oublie quelquefois
qu'il faut faire le bien pour le mal. Oh tout cela n'est pas gai.
"Pour en revenir à la séparation,
dans mon diocèse je ne la crains pas ; nous nous en tirerons toujours,
nous avons déjà des comités qui fonctionnent, et l'initiative
privée suppléera au gouvernement défaillant ; mais,
par exemple, nous sommes bien décidés à ne pas accepter
la location des édifices destinés au culte, si, par extraordinaire,
l'État se les approprie, ce qui sera ni plus ni moins qu'une violation
du droit et de la justice : dans la plupart des communes, les édifices
religieux ont été construits avec les deniers des paroissiens
; de quel droit l'État prendrait-il pour lui ces immeubles ? Tenez,
un exemple, ici l'église Saint-Matthieu
a coûté 300 000 francs ; les souscripteurs volontaires ont
fourni 200 000 francs, la commune a donné 100 000 francs. L'État,
s'il prend l'église Sant-Matthieu,
va-t-il nous restituer 200 000 francs ? Pour moi, je suis bien décidé,
si on nous vole nos églises, nous construirons dans le terrain d'un
particulier, une chapelle en planches, et c'est là qu'on dira la
messe. Au besoin, pour régler le coût de notre église
de bois nous ferons payer les places à ceux qui le pourront. Les
gens riches payent bien leurs places pour aller au théâtre,
ils payeront pour assister à la messe."
Mais l'heure s'avance, et, malgré tout l'intérêt
que j'éprouve à écouter Mgr Dubillard,
il me faut prendre congé.
"- Avant que vous ne partiez, me dit le très
aimable évêque, je vais vous faire visiter mon évêché,
cela en vaut la peine".
J'accède avec grand plaisir à la proposition
: nous passons d'abord dans la salle du chapitre, pièce immense
avec cheminée monumentale, où sont rangés les portraits
de tous les évêques de Quimper, puis nous allons dans la salle
à manger où je suis un peu surpris de voir les carreaux cassés
et des traces de coups sur les meubles, profondément entaillés
; mes regards posent la question à Mgr Dubillard.
-" Eh ! eh ! oui,
dit-il en riant, ce sont des coups de pierre, voici ce qui s'est passé.
Le 8 décembre dernier, c'était la fête de l'Immaculée-Conception,
beaucoup de personnes chrétiennes avaient illuminé, j'avais
fait comme elles. Ces illuminations n'étaient pas du goût
de certains Quimperlais dont je suis la
bête noire; alors, ces irréconciliables ont organisé
une petite émeute ; une bande de malandrins est venue sous mes fenêtres
faire, à coup de pierre, le siège de l'évêché
: "A l'eau l'évêque !" Tous mes carreaux ont été
brisés ; ces meubles lapidés et mon malheureux secrétaire
a été blessé à la tête. Quant aux autorités,
elles sont intervenues lorsque le mal était accompli. ce
jour là, en attendant la séparation de l'Église et
de l'État, on voulait séparer l'évêque de l'Église
; mais ne parlons pas de cette équipée locale et venez voir
mon musée ..."
Ce disant, Mgr de Quimper me fait descendre l'escalier de la tour et m'emmène dans de grandes salles du rez-de-chaussée, où sont rangées, classées et étiquetées toutes les curiosités qu'on a pu recueillir dans le diocèse : vieilles boiseries sculptées, statues du onzième et du douzième siècle, vieilles tapisseries, émaux anciens, livres et parchemins des quinzième, seizième et dix-septième siècles. J'admire longtemps ces curieux objets, dignes de figurer au Musée de Cluny, et, à regret, je me décide à quitter Mgr Dubillard qui m'accompagne jusqu'au seuil de l'évêché.
Eric Besnard