La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ DE COUTANCES
Coutances, le 18 janvier
Dès que j'ai mis le pied hors de la gare,
j'aperçois les toits qui se profilent comme de larges gradins d'ardoises
savamment échelonnés sur les flancs de la haute colline où
s'est construite Coutances ...
....
J'expose le motif de ma venue ; tout en faisant
tourner ses doigts potelés, Mgr de Coutances m'écoute parler
longtemps, très longtemps ... Je m'arrête, alors il renverse
son buste dans son fauteuil, me fixe à travers ses lunettes et me
répond en ces termes :
" - Monsieur, je ne dirai rien, rien ( et
l'évêque accentue le mot). Je suis l'adversaire résolu
de ces divulgation de nos sentiments par la voie de la presse. En conséquence,
n'espérez rien obtenir de moi.
- Monseigneur, je ne puis que respecter votre volonté
et, en ce cas, me retirer. Toutefois, laissez-moi vous faire remarquer
qu'à l'époque où nous vivons les mœurs se sont transformées,
la presse est devenue un instrument nécessaire, indispensable, je
dirai même qui peut souvent rendre des services.
- Je ne prétends pas le contraire, mais c'est
mon système, à moi, de ne rien révéler et je
ne le changerai pas.
- Cependant la presse est un peu un quatrième
pouvoir dans l'État.
- Hélas !
- Et, Monseigneur, si vous ne voulez rien dire,
peut-être pourriez-vous me confier une de vos lettre pastorale dans
laquelle serait exposées vos idées sur la séparation.
-J'aurais une lettre sur ce bureau, que je ne vous
la remettrais pas ; je vous l'ai dit, mon système est de me taire.
- Je n'ai, Monseigneur, qu'à m'incliner et
à déplorer ce refus.
- Je le regrette, mais monsieur, je trouve l'immixtion
de la presse dans nos affaires, laissez-moi vous le dire, un peu indiscrète."
................
Chartres, le 25 janvier
.............
Je savais que le titulaire du siège, Mgr Mollien, était
décédé, mais je me proposais de voir un des vicaires
capitulaires, M. l'abbé Fournier.
.....
- "Hélas, s'exclame-t-il en levant les bras
au ciel, que voulez-vous que moi, pauvre vicaire, je vous dise ; je n'ai
aucune qualité pour parler de questions aussi graves, et l'on se
demandera ce que vient faire mon opinion au milieu des opinions émises
par ceux qui ont le droit d'en avoir, par nos évêques ; je
vous prie, ne m'interrogez pas."
Comme j'insiste, le vénérable prêtre
reprend :
- "Un vieux chanoine d'Amiens, qui était
un ami de Mgr Mollien, lui écrivait, quelques jours avant sa mort
: "Surtout, qu'on ne touche pas au Concordat." Eh bien, tel est
mon avis et tel est, je crois, l'avis de tous les prêtres de ce diocèse.
Mais aujourd'hui est-ce bien utile de parler de la séparation de
l'Église et de l'État ? Le ministère étant
tombé, je ne crois pas la réalisation de cette réforme
prochaine ; en tous cas, elle n'aura pas lieu avant les élections
et les élections pourront amener une majorité qui ne voudra
pas la faire. Je pense que le péril qui nous menaçait et
qui était imminent est désormais écarté et
que cette séparation ne sera pas faite, ou, du moins, ne sera pas
faite dans les conditions dans lesquelles on voulait l'exécuter.
Ce ne sera ni le projet Briand, ni le projet Combes, ni même celui
de la commission qui sera voté, si l'on en vote un ; ce sera un
projet, revu et corrigé d'abord par la Chambre et ensuite amendée
par le Sénat qui verra peut-être le jour, et cela dans longtemps,
dans très longtemps ; je vous le répète, le ministère
de M. Combes étant tombé, le danger n'est heureusement plus
immédiat.
"Quant à la question de la location des immeubles
consacrés au culte, je suis, sans crainte d'être démenti,
vous affirmer que tous les prêtres de ce diocèse sont les
adversaires résolus de ce système et sont prêts à
le combattre. Toutefois, sur ce point délicat, nous recevrons de
Rome des instructions auxquelles nous nous conformerons. Si, par un hasard
extraordinaire, le Saint-Père décidait que nous devons accepter
la location de nos églises et de nos presbytères, nous nous
soumettrons, mais il faudra pour cela un ordre formel ; je doute que le
Saint-Siège nous le donne jamais. Voilà tout ce que je puis
vous dire."
Je remercie M. L'abbé Fournier de sa courtoise
réception, puis je reprends le chemin de la gare.
Je rencontre en route un des curés de Chartres
; naturellement, nous causons. Tout à coup il tire de sa poche un
numéro du Siècle, le déplie et me donne lecture
d'un des derniers articles de mon collaborateur Raoul Allier.
- " Permettez-moi, me dit-il, de ne point être
du tout de l'avis de votre confrère. Il écrit qu'il y
a des faits accomplis sur lesquels on ne revient pas. La prescription
peut effacer, au bout d'un temps plus ou moins long, les délits
et les crimes commis par des particuliers, mais les vols et les crimes
commis par une nation ne se prescrivent pas. L'homme meurt au bout d'un
chiffre d'années ; la nation elle, survit. Mon opinion est celle-ci.
Autant pour les spoliations qui ont été commises vis-à-vis
des protestants en 1685, que pour les spoliations dont ont été
victimes les catholiques en 1789, la justice et l'équité
exigent ou une restitution entière ou une compensation discutée
et acceptée de gré à gré.
"Franchement, ce serait trop commode s'il suffisait
que , le 2 novembre 1789, par 568 voix, l'Assemblée ait voté
une loi spoliatrice et que la Révolution ait surenchéri sur
cette loi pour qu'il n'y ait plus qu'à se taire. Que dirait M. Raoul
Allier si demain la Chambre décrétait : "Tous les immeubles,
toutes les presses, tout le matériel industriel qui appartiennent
aux directeur et aux rédacteurs de journaux sont à la disposition
de la nation"?
"Il trouverait peut-être la loi inique et
jetterait les hauts cris. C'est ce que nous faisons. Vous voyez, monsieur,
il ne suffit pas de dire qu'on ne refait pas l'histoire après un
certain temps écoulé ; si l'on ne refait pas l'histoire,
un peuple peut et doit toujours réparer les erreurs ou les fautes
qu'il a commises, l'histoire le lui permet.
« Un argument plus juste est celui-ci :Que
l'on calcule le budget réel, on verra qu'en plus de la somme acceptée,
il a été versé près de trois milliards Eh
bien, si cela est exact, il y a compte à faire. Que de l'autre
côté on calcule la valeur des immeubles qui ont été
pris au clergé, qu'on additionne le montant des loyers qui auraient
été payés pendant un siècle et qu'on fasse
la balance ; on jugera alors si c'est l'État ou l'Église
qui est lésé dans le marché du Concordat.
Si le total donne un excédent
en notre faveur, je dirai que l'État, en 1905, se déclarant
propriétaire des édifices antérieurs au Concordat
fournit à tous la preuve éclatante que la force prime le
droit.
« Quant à la bienveillance
de nos détrousseurs nous n'y croyons pas et nous n'en voulons
pas »
Mais j'étais à la
gare et je pris congé de mon bouillant interlocuteur
Éric Besnard