Le Siècle daté du 20 janvier 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

M. le pasteur Pierre Diéterlen, de 1a confession d'Augsbourg à PAris, ancien président du Consistoire d'Audincourt nous a adressé la lettre suivante en réponse aux questions que nous lui avions posées sur les projets de séparation soumis à l'élude du Parlement.

        Monsieur le directeur,
    Vous avez bien voulu me demander mon avis sur le projet de séparation des Églises et de l'État présenté par le gouvernement et adopté par la commission de la Chambre.
    Je trouve inutile de revenir sur les critiques de détail que soulèvent les principaux articles de ce projet et de répéter mal ce qu'ont si bien su dire vos précédents correspondants, et je préfère me borner à appréciations d'un caractère plus général sur l'esprit sur l'esprit qui a inspiré la nouvelle loi et sur les conséquences de son adoption risque d'amener.
Pourquoi rie pas le dire tout de suite ? Le projet Combes détonne un peu et même beaucoup dans un pays où l'on parle de liberté. Sans  attendre un traitement bien doux, nous étions loin de prévoir celui qui nous menace. Défenseurs-nés de la liberté que nos pères ont les premiers demandée et pour laquelle beaucoup d'entre eux sont morts, nous étions en droit d'espérer qu'on nous la mesurerait moins chichement, surtout en présence de la licence accordée par ce pays il ceux qui, par la plume ou par l'image, empoisonnent son âme.
    Beaucoup d'entre nous étaient partisans décidés et convaincus de la séparation des Églises et de l'État; mais ils donnaient au mot " séparation " son sens réel et ancien. Le projet Combes lui en substitue un autre de nature à surprendre les amis de la langue française, jadis claire et intelligible. D'après ce projet, les Églises seront privées des subsides de l'État, dépouillées de ce qu'elles ont légitimement reçu (article 3), mises dans la quasi-impossibilité de remplacer ces ressources par d'autres (article 7) et isolées les unes des autres de manière à ne pas pouvoir s'entraider (article 8). Ce dépouillement complet leur vaudra-t-il au moins la liberté ? Bien au contraire, elles seront ligotées dans une loi de police des cultes tellement draconienne et tellement compliquée qu'il sera à peu près impossible au mieux intentionné d'éviter les pénalités sévères édictées à leur intention. Jamais les Églises n'auront eu autant à faire avec l'État, ni l'État avec les Églises. Comment s'étonner si, entendue ainsi, la " séparation " est redoutée et condamnée par ceux même qui l'avaient désirée ?
    Le projet Combes ne meurtrit pas seulement la liberté ;  il porte aussi une grave atteinte à la fraternité à la bienfaisance et à la  mutualité. En prononçant à son profit, "la confiscation des biens donnés aux établissements des cultes pour en distribuer les revenus aux. pauvres", l'État ne risque-t-il pas  de gaspiller, comme tous les spoliateurs des fonds destinés à d'autres ? Et en monopolisant la bienfaisance, ne va-t-il pas la tarir dans les individus et en rabaisser le niveau ? Quand on se rappelle à quel degré de médiocrité sont presque condamnées à tomber les choses monopolisées, on ne peut s'empêcher de pleurer sur le sort réservé à la France, à la bienfaisance lorsqu'arrachée aux institutions crées par elle et pour elle, c'est à dire à sa famille d'origine, elle sera violemment livrée à l'État. Arrêtées de par la loi dans leur élan en faveur des pauvres et des déshérités, les Églises pourront-elles au moins s'entr'aimer et pratiquer la mutualité ? Une caisse centrale versera-t-elle à la multitude de nos humbles paroisses de campagne le superflu des quelques paroisses riches ? C'est ce qu'on ignore encore et si un article de loi n'autorise pas explicitement la création de cette caisse, on pourra dire sous la République : "Malheur aux pauvres !"
    Le projet Combes respecte-t-il au moins l'égalité ? C'est justement à cet égard qu'il  prête le plus à la critique. L'essence d'une loi bien faite est d'être applicable à tous, sans exceptions et sans injustice. Or il se trouve qu'une fois de plus une loi mal conçue frappera ceux qu'elle ne visait pas et ménagera ceux qu'elle était censé viser. Nous ne sommes pas de ceux qui demandent pour les protestants un traitement de faveur. Nous méprisons les lois d'exception. S'il doit y avoir une persécution pour cause de religion, il nous plaît d'en être les victimes et non les complices, encore que nous n'ayons rien fait pour la déchaîner. Mais s'il ne doit pas y avoir de différence en notre faveur, il nous semble qu'il ne doit point y en avoir non plus à notre détriment. Or, c'est ce qui risque d'arriver. Certaines dispositions du projet Combes qui effleureront à peine l'Église romaine, sans ébranler sa forte organisation, frapperont en plein  nos faibles communautés dispersées sur un grand territoire, habituées dès longtemps à observer les lois, même mauvaises, et inhabiles à les tourner. Chose remarquable, il va se produire même ce phénomène étrange et inattendu que la séparation fera souffrir cruellement non seulement l'Église qui la repousse et la combat, mais les Églises déjà indépendantes de l'État qui l'ont honorée. Très faible numériquement, les Églises libres vivaient néanmoins parce qu'elles étaient réellement libres ; elles jouissaient de la tranquillité réservée aux ignorés. Une fois que sera votée et promulguée la loi sur la police des cultes, elles y seront soumises comme les autres ; leur organisation, leurs synodes, leur comptabilité, la parole même de leurs, tout cela sera examiné, contrôlé, espionné peut-être et il se trouvera que les Églises qui, devançant les temps, avaient eu foi en l'idéal, seront punies durement pour le crime d'avoir aimé et pratiqué la liberté.
    On pourrait plaider ici la cause d'autres victimes de ce projet et revendiquer pour les pasteurs chargés d'ans ou de famille un traitement plus digne de leurs services ... mais en vérité, après le tort fait aux principes, convient-il de relever celui fait aux personnes ?
    Qu'adviendra-t-il si le projet Combes devient une loi? Deux choses sont possibles: Ou bien la loi sera appliquée sans transition, sans ménagements, et dans l'esprit dont elle émane ce sera alors la persécution d'abord, 1a guerre civile ensuite, la. réaction enfin, c'est à dire la mort de la République, Au sortir de cette crise, - dont nul ne peut mesurer la durée et 1a profondeur, - on retrouvera plus vivace que jamais, le sentiment religieux que  ses ennemis avaient voulu détruire, et en ruines les monuments  admirables qui l'avaient abrité et que les auteurs de la loi ne visaient pas. La disparition des églises datant du moyen âge laissera inconsolables tous ceux, croyants ou non croyants, qui, en France, ont le culte du beau. Ce sera le seul résultat, hélas trop durable, d'une loi néfaste.
    Ou bien encore - ce qui ne vaudra pas mieux, - 1a loi ne sera pas appliquée. " Prenez patience, un moment, nous  dira-t-on; laissez accomplir la manifestation anticléricale ; cela ne durera pas. Le peuple français  est impressionnable, mais il n'est pas méchant. Dans peu de temps, fatigué de sa colère, et préoccupé à d''autre chose', il demandera qu'on  vous laisse la paix; vous ferez ce que  vous voudrez : on fermera les yeux. " On fermera les yeux ? Eh bien! il nous répugne de vivre dans l'arbitraire. Nous ne voulons.pas d'une tolérance qui est la négation de la liberté. Enfants dc la lumière, nous voulons vivre au grand jour et c'est pourquoi nous déplorons la présentation d'un projet qui, loin de promettre cette chose sérieuse, mûrie et sacrée   qui s'appelle une loi, ressemble plutôt à une simple manifestation haineuse d'une fraction  du pays contre l'autre.

P. DIETERLEN.



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