Le Siècle daté du 19 janvier 1905
A la Une : Le budget russe de 1905

La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE BAYEUX

                Bayeux, le 17 janvier

    Le carillon de la cathédrale lance dans les air les notesd'un chanson normande pendant que d'un pas alerte je me dirige vers l'évêché. ...
...
Après avoir traversé de somptueux salons, je suis introduit dans le cabinet de travail de Mgr de Bayeux. Grand, les cheveux et les yeux noirs, encore jeune, Il a à peine 48 ans, Mgr Amette a le visage et l'expression d'un moine. On le dit très intelligent.

    " Je ne suis pas partisan, me déclare le prélat, avec un sourire, d'utiliser les services d'un journal pour faire dire ce que j'ai le besoin  de dire; cependant, je n'hésite pas à, vous affirmer que nous devons  lutter autant contre le projet Combes que contre le projet Briand; tous les deux   sont oppresseurs et spoliateurs ; le projet Briand voudrait   paraître l'être un peu moins; il ne serait pas plus avantageux ; voilà pourquoi j'estime que nous devons combattre, de  toutes nos forces le vote de la séparation de l'Église et de l'État. Ce que j'en pense, mon opinion est entièrement formulée dans la dernière lettre à mon clergé. "
    Et, prenant sur son  bureau un exemplaire ,de cette lettre, Mgr Amette me fait la lecture du passage suivant :
  " Dans 1e pays, tout entier, c'est à l'établissement même de la religion et à son exercice qu'on va s'attaquer. On annonce le dessein arrêté de rompre le traité de paix conclu, il y a un siècle entre l'Église et l'État.
    Pour instaurer cette rupture, on ose dire que l'Église l'a provoquée et a , la première, violé le pacte concordataire.
    Il y a quelques semaines, notre Très Saint Père le pape Pie X élevait la voix et avec une force et une clarté victorieuse, il repoussait cette accusation. Ses paroles l'ont démontré, l'Église est restée fidèle à ses engagements. Elle a laissé à l'État le libre usage des prérogatives qu'Elle lui avait concédées ; Elle lui a prêté en tout occasion le bienveillant appui qu'elle lui avait promis. Si parfois Elle n'a pu céder aux exigences du pouvoir civil, c'est que celui-ci prétendait lui imposer des conditions auxquelles Elle n'avait jamais souscrit, incompatibles avec sa doctrine et son autorité divines.
    Non, l'Église n'a point provoqué la rupture, et Elle ne veut pas. Elle enseigne que dans toute société bien ordonnée, la puissance spirituelle et la puissance temporelle, souveraines chacunes en son domaine, doivent s'accorder et s'unir pour le plus grand bien des peuples. Elle n'oublie pas que si cet accord est partout nécessaire, il l'est surtout dans un pays comme le nôtre, catholique par ses origines, par ses traditions, par son tempérament national, par sa mission providentielle. POur maintenir cette union, l'Église est prête à tous les sacrifices, hormis ceux qui compromettraient la vérité, la justice et le salut des âmes.
    Donc, si la séparation se fait, elle se fera malgré l'Église, et si elle se fait comme on la propose, elle se fera contre l'Église.
    Deux mots, en effet, peuvent résumer les projets à l'ordre du jour : spoliation et oppression.
    On veut supprimer le budget des cultes, c'est à dire principalement les modestes indemnités servies par l'État aux ministres de la religion. Lorsqu'au début de la grande Révolution, l'État s'empara des biens considérables donnés à l'Église par les générations passées, il s'engagea formellement à pourvoir à la subsistance du clergé. A ce prix seulement, le chef de l'Église, en signant le Concordat, consentit à ne pas troubler dans leur possession les détenteurs de ces biens. N'importe ; cette dette sacrée, plusieurs fois souscrite par la signature de la France, on est prêt à la renier ; cette obligation de stricte justice, condition de la paix de beaucoup de consciences, on prétend s'y soustraire.
    Ce n'est pas tout. Les édifice consacrés au culte, nos splendides cathédrales, nos innombrables églises, bâties par la foi de nos pères et conservées par celle de leurs descendants, on veut nous les ravir ou ne nous laisser qu'à titre onéreux et précaire l'usage de ces maisons de Dieu qui sont aussi les nôtres.
    Si encore elle devait être libre, l'Église ainsi dépouillée ! Avec la liberté, la pauvreté de Bethléem ne nous effraierait pas, pour notre Dieu ni pour nous. Mais on médite de nous enchaîner non moins que de nous appauvrir. On propose de multiplier les entraves, munies de sanctions pénales, à l'exercice du culte divin, ..., à l'organisation durable des services religieux.
    Ce n'est pas à vous qu'il est besoin de montrer quel malheur ce serait, qu'un tel état de choses, pour la France plus encore que pour l'Église.
    L'Église a d'infaillibles promesses d'immortalité. Le passé lui est garant de l'avenir : comme le Christ qu'elle continue ici-bas, Elle peut être persécutée, mais non vaincue ; Elle puise même dans la persécution une vitalité nouvelle.
    La France n'a pas les mêmes assurances. Si la religion est opprimée parmi nous, c'en sera fait de la paix au-dedans. Les consciences catholiques - et grâce à Dieu elles sont encore en grand nombre, - ne se lasseront pas de revendiquer énergiquement leurs droits : de là, des luttes, des agitations sans fin, bientôt peut-être la persécution violente. D'autre part, en beaucoup de lieux, le clergé ne pourra plus assurer régulièrement le service du culte, l'instruction religieuse, l'administration des sacrements : bien des âmes périront et on ne tardera pas à voir à quels désordres est en proie un peuple sans foi et sans Dieu.
    Notre influence au dehors ne souffrirait pas moins de la séparation projetée. A l'heure présente, de toutes les nations des deux mondes, la France serait la seule à se mettre en hostilité avec l'Église et à répudier toute religion : ce n'est pas là ce qui lui garderait la sympathie de ses alliés, l'estime et le respect de ses rivaux.
    Tous ces maux nous menacent à brève échéance, mais peuvent être encore conjurés ; ils le seraient sûrement si tous le français, soucieux du bon droit et de la paix publique, savaient faire entendre leur voix. Il leur appartient de dire bien haut à nos législateurs que la séparation de l'Église et de l'État, accomplie au détriment de la justice et de la liberté, serait un attentat contre la patrie non moins que contre la religion, une cause de trouble et de ruine pour le pays, une violence faite aux vrais sentiments de la grand majorité de la nation."

    - Voilà, monsieur, ce que je pense et, à vos interrogations, je ne pourrais que répéter ce que je viens de vous lire,
    - Serait-il indiscret, monseigneur, de vous demander ce que vous pensez de la nouvelle loi sur les inhumations?
    - C'est une spoliation de plus et c'est au détriment des fabriques. Il est vrai que cette loi laisse une porte ouverte, puisqu'elle dit que les communes useront du droit de faire les inhumations si elles le jugent à propos. Dans mon diocèse qui, Dieu merci, est bien pensant, cette loi n'aura pas grand effet, car les communes n'useront pas de la prérogative qui leur est accordée, mais, dans les autres départements, elle causera peut-être un préjudice énorme aux fabriques, dans les villes, notamment. Je suis certain que pour les fabriques  de Paris, par exemple,  c'est la ruine. J'a la chance d'administrer un bon diocèse, nous n'avons pas un sénateur, pas un député qui ait protesté contre la  séparation de l'Église et de l'État ; nos corps communaux ne léseront pas les fabriques au moyen de cette loi sur les inhumations. Ce pendant, je le répète, c'est un nouveau moyen de spolier l'Église."
    Ces paroles termineront mon entrevue avec Mgr de Bayeux.

    Éric Besnard



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