Le Siècle daté du 17 janvier 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

A L'ÉVÊCHÉ DE D'EVREUX

    Evreux le 14 janvier

    Un soleil printanier projette une lumière vive sur la campagne. ....
    La porte d'un salon du rez-de-chaussée s'ouvre à deux battants. D'une voix sonore le valet de chambre lance mon nom ; vêtu de sa soutane violette que recouvre en partie la douillette noire, Mgr Meunier se lève et vient à moi ; d'un geste amical il m'invite à prendre place dans un fauteuil auprès de la cheminée où flambe un feu de bois, et nous causons.
    -" La séparation de l'Église et de l'État, me dit l'évêque d'Evreux, c'est un malheur pour l'État, et c'est un malheur pour l'Église. Voilà, monsieur, en deux mots, ce que je pense ; je ne saurais mieux vous traduire ma pensée complète qu'en vous lisant une partie de l'allocution que j'ai prononcé pour répondre au discours du doyen de Chapitre lorsque le clergé était venu me présenter les vœux de nouvelle année".
    Ayant ajusté un pince-nez d'or, Mgr Meunier ouvre le dernier numéro de la Semaine religieuse du diocèse et me fait la lecture du passage suivant :
Nous ne demandons pas la rupture du Concordat et même nous en soutenons le besoin : en cela nous nous appuyons sur un siècle de service qu'il a rendu à la France et à l'Église, dans la paix, la stabilité et l'ordre si nécessaires à la vie des sociétés autant qu'au bien des âmes. Mais si, malgré nos prières si ardemment offertes pour que cette épreuve n'atteigne pas l'Église et ne trouble pas la France, malgré les désirs des pontifes qui se refusent à donner asile à de si angoissantes appréhensions et qui ne peuvent se résoudre à croire à la réalisation de si terribles menaces, l'œuvre glorieuse d'un grand capitaine, d'un grand pape et d'une grande nation était brisé pour un temps. Vous tous, mes prêtres tendrement aimés en Jesus-Christ, ne craignez pas, nobile timere . Est-ce que le divin Maître n'a pas donné à son Église les paroles de la vie éternelle ? Est-ce que la France ne demeure pas, malgré tout, la vieille nation chevaleresque de cœur et de race chrétienne ? Est-ce que Dieu n'est pas avec nous ? Non, ne craignez pas.
Pendant que le prélat lit d'une voix douce et chantante qui rappelle celle de Renan, je l'examine. ... Mgr Meunier, ..., donne plutôt l'impression d'un érudit professeur en Sorbonne que celle d'un prédicateur, mais il reprend la parole :
    -" Voilà, monsieur, très exactement définie, ma pensée. Je dis et je pense qu'il ne faut pas craindre, car l'histoire nous enseigne que l'Église a eu déjà à traverser des crises qui étaient, sinon plus graves, du moins aussi redoutables : si l'on regarde en arrière, on peut constater que l'Église a subi pendant quatre périodes, des persécutions identiques et plus violentes dans la forme. Ne parlons pas des premiers siècles, c'est-à-dire des persécutions paÏennes, occupons-nous seulement de l'époque française ; nous voyons d'abord la période de l'invasion, des Normands, la périodes que l'on peut appeler de Jeanne d'Arc, c'est à dire de l'envahissement des Anglais, la période du protestantisme, et enfin la période de la Révolution. Est-ce que pendant de longues années, à ces moments là, l'Église n'a pas eu à souffrir des déprédations matérielles, des tortures morales comme aujourd'hui ? Les temps ont passé, l'Église a survécu, elle survivra encore cette fois-ci et les hommes qui l'attaquent passeront et l'Église demeurera.
    "Loin de moi, cependant, l'intention de vous dire, monsieur, que je ne redoute rien. Certes, je crains, j'espère et je souhaite que la rupture du Concordat n'ait pas lieu. Comme je vous le disais, ce sera non seulement un malheur pour l'État et un malheur pour l'Église, mais ce sera surtout un malheur industriel pour le pays. Vous ne sauriez croire, monsieur, quelle perturbation déjà l'expulsion des congrégations a amené dans le monde commercial ; ce sera bien autre chose si la séparation est votée. Que deviendront alors ces milliers d'ouvriers qui ne vivent que du travail fourni par le clergé : ouvrier pour les ornements sacerdotaux, ouvriers employés aux constructions et aux réfections des édifices du culte, ouvriers fabriquant les objets nécessaires aux autels ou à la célébration de nos cérémonies. Car il faut bien s'attendre à cela. Le jour où la séparation sera votée dans les conditions où on veut la voter, tous nos missionnaires cesseront de faire leurs commandes, et les commandes des missionnaires répandus sur tous les points du globe, se chiffrent par des millions : c'est par chargements de bateaux entiers que les livraisons se font. Le gouvernement n'a pas encore envisagé cette éventualité; mais le jour où l'Église sera séparée de l'État, les missions s'adresseront aux autres pays pour leurs fournitures. Ce sera la réponse du berger à la bergère. Alors, monsieur, que de misère pour notre pays ; misères d'autant plus redoutables qu'elles se doubleront de ces haines que soulèvent toujours les guerres de religion ! Et il ne faut pas se dissimuler, si la rupture du Concordat a lieu,, c'est une véritable guerre de religion qui débute.
    "En ce qui concerne la location des immeubles pour l'exercice du culte, pour l'instant je n'ai encore aucune opinion ni aucun plan arrêté. Il est inutile, du reste, de se préoccuper d'un événement qui peut avoir lieu dans deux ou trois ans ou qui peut ne jamais avoir lieu. Sur ce point, je réserve ma réponse qui se résume en ceci : "Certainement le pays le pape nous donnera des ordres relativement à ce que nous aurons à faire, je m'y conformerai".
    "Mais il est, qui qu'il arrive, une chose certaine. Cette mainmise sur les propriétés du clergé et de l'Église est la violation flagrante d'un contrat, c'est un rapt. Il ne faut pas oublier que dans sa magnanimité, le pape, signataire du Concordat, voulant passer une vaste éponge sur les crimes de la Révolution, avait consenti à apposer son sceau en bas d'un acte, en vertu duquel, en échange de ce qu'on avait volé, on accordait certaines compensations. Tenez, cela est tellement exact, que, par exemple, à Evreux, l'hôpital est installé dans l'ancien couvent des Ursulines ; la caserne, c'est le couvent des dominicains ; le palais de justice, c'était le couvent des Franciscains ; la cathédrale, elle a été construite avec des subsides provenant des dons des diocésains et non avec les deniers de l'État. A la révolution, l'État a pris tous ces immeubles. De quel droit ? Et si l'on rompt le Concordat, l'État va-t-il rendre partout, même à Evreux, les immeubles qu'il s'est indûment approprié ? Il est à craindre qu'il n'en fasse rien. Alors qualifiez vous-même l'acte qui va être commis.
    "Maintenant, supposons qu'on nous laisse les édifices qui sont les nôtres, et qu'on supprime purement le budget des cultes. D'après le projet Briand, un évêque, si je ne me trompe, touchera comme émoluments, 1200 francs par an. S'il lui faut, comme aujourd'hui, payer les impôts du palais qu'on lui aura abandonné. Comment pourra-t-il y arriver ? Ici, par exemple, j'ai à payer environ 800 francs de contributions ; si l'indemnité que me paie l'État est réduite à 1200 francs, que me reste-t-il pour vivre ? de toute façon; que ce soit le projet Briand ou un autre qui soit adopté, nous serons dans la nécessité absolue de quitter nos domiciles actuels. Pour moi, je quitterai sans regret ce palais et les richesses qui peuvent y être, *** est assurément bien de chose dans la vie.
    - Et cependant, Monseigneur, votre demeure est magnifique.
    - Vous serait-il agréable de la visiter
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                        Éric Besnard


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