La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
A L'ÉVÊCHÉ DE D'EVREUX
Evreux le 14 janvier
Un soleil printanier projette une lumière
vive sur la campagne. ....
La porte d'un salon du rez-de-chaussée s'ouvre
à deux battants. D'une voix sonore le valet de chambre lance mon
nom ; vêtu de sa soutane violette que recouvre en partie la douillette
noire, Mgr Meunier se lève et vient à moi ; d'un geste amical
il m'invite à prendre place dans un fauteuil auprès de la
cheminée où flambe un feu de bois, et nous causons.
-" La séparation de l'Église et de
l'État, me dit l'évêque d'Evreux, c'est un malheur
pour l'État, et c'est un malheur pour l'Église. Voilà,
monsieur, en deux mots, ce que je pense ; je ne saurais mieux vous traduire
ma pensée complète qu'en vous lisant une partie de l'allocution
que j'ai prononcé pour répondre au discours du doyen de Chapitre
lorsque le clergé était venu me présenter les vœux
de nouvelle année".
Ayant ajusté un pince-nez d'or, Mgr Meunier
ouvre le dernier numéro de la Semaine religieuse du diocèse
et me fait la lecture du passage suivant :
Nous ne demandons
pas la rupture du Concordat et même nous en soutenons le besoin :
en cela nous nous appuyons sur un siècle de service qu'il a rendu
à la France et à l'Église, dans la paix, la stabilité
et l'ordre si nécessaires à la vie des sociétés
autant qu'au bien des âmes. Mais si, malgré nos prières
si ardemment offertes pour que cette épreuve n'atteigne pas l'Église
et ne trouble pas la France, malgré les désirs des pontifes
qui se refusent à donner asile à de si angoissantes appréhensions
et qui ne peuvent se résoudre à croire à la réalisation
de si terribles menaces, l'œuvre glorieuse d'un grand capitaine, d'un grand
pape et d'une grande nation était brisé pour un temps. Vous
tous, mes prêtres tendrement aimés en Jesus-Christ, ne craignez
pas, nobile timere . Est-ce que le divin Maître n'a pas donné
à son Église les paroles de la vie éternelle ? Est-ce
que la France ne demeure pas, malgré tout, la vieille nation chevaleresque
de cœur et de race chrétienne ? Est-ce que Dieu n'est pas avec nous
? Non, ne craignez pas.
Pendant que
le prélat lit d'une voix douce et chantante qui rappelle celle de
Renan, je l'examine. ... Mgr Meunier, ..., donne plutôt l'impression
d'un érudit professeur en Sorbonne que celle d'un prédicateur,
mais il reprend la parole :
-" Voilà, monsieur, très exactement
définie, ma pensée. Je dis et je pense qu'il ne faut pas
craindre, car l'histoire nous enseigne que l'Église a eu déjà
à traverser des crises qui étaient, sinon plus graves, du
moins aussi redoutables : si l'on regarde en arrière, on peut constater
que l'Église a subi pendant quatre périodes, des persécutions
identiques et plus violentes dans la forme. Ne parlons pas des premiers
siècles, c'est-à-dire des persécutions paÏennes,
occupons-nous seulement de l'époque française ; nous voyons
d'abord la période de l'invasion, des Normands, la périodes
que l'on peut appeler de Jeanne d'Arc, c'est à dire de l'envahissement
des Anglais, la période du protestantisme, et enfin la période
de la Révolution. Est-ce que pendant de longues années, à
ces moments là, l'Église n'a pas eu à souffrir des
déprédations matérielles, des tortures morales comme
aujourd'hui ? Les temps ont passé, l'Église a survécu,
elle survivra encore cette fois-ci et les hommes qui l'attaquent passeront
et l'Église demeurera.
"Loin de moi, cependant, l'intention de vous dire,
monsieur, que je ne redoute rien. Certes, je crains, j'espère et
je souhaite que la rupture du Concordat n'ait pas lieu. Comme je vous le
disais, ce sera non seulement un malheur pour l'État et un malheur
pour l'Église, mais ce sera surtout un malheur industriel pour le
pays. Vous ne sauriez croire, monsieur, quelle perturbation déjà
l'expulsion des congrégations a amené dans le monde commercial
; ce sera bien autre chose si la séparation est votée. Que
deviendront alors ces milliers d'ouvriers qui ne vivent que du travail
fourni par le clergé : ouvrier pour les ornements sacerdotaux, ouvriers
employés aux constructions et aux réfections des édifices
du culte, ouvriers fabriquant les objets nécessaires aux autels
ou à la célébration de nos cérémonies.
Car il faut bien s'attendre à cela. Le jour où la séparation
sera votée dans les conditions où on veut la voter, tous
nos missionnaires cesseront de faire leurs commandes, et les commandes
des missionnaires répandus sur tous les points du globe, se chiffrent
par des millions : c'est par chargements de bateaux entiers que les livraisons
se font. Le gouvernement n'a pas encore envisagé cette éventualité;
mais le jour où l'Église sera séparée de l'État,
les missions s'adresseront aux autres pays pour leurs fournitures. Ce sera
la réponse du berger à la bergère. Alors, monsieur,
que de misère pour notre pays ; misères d'autant plus redoutables
qu'elles se doubleront de ces haines que soulèvent toujours les
guerres de religion ! Et il ne faut pas se dissimuler, si la rupture du
Concordat a lieu,, c'est une véritable guerre de religion qui débute.
"En ce qui concerne la location des immeubles pour
l'exercice du culte, pour l'instant je n'ai encore aucune opinion ni aucun
plan arrêté. Il est inutile, du reste, de se préoccuper
d'un événement qui peut avoir lieu dans deux ou trois ans
ou qui peut ne jamais avoir lieu. Sur ce point, je réserve ma réponse
qui se résume en ceci : "Certainement le pays le pape nous donnera
des ordres relativement à ce que nous aurons à faire, je
m'y conformerai".
"Mais il est, qui qu'il arrive, une chose certaine.
Cette mainmise sur les propriétés du clergé et de
l'Église est la violation flagrante d'un contrat, c'est un rapt.
Il ne faut pas oublier que dans sa magnanimité, le pape, signataire
du Concordat, voulant passer une vaste éponge sur les crimes
de la Révolution, avait consenti à apposer son sceau
en bas d'un acte, en vertu duquel, en échange de ce qu'on avait
volé, on accordait certaines compensations. Tenez, cela est tellement
exact, que, par exemple, à Evreux, l'hôpital est installé
dans l'ancien couvent des Ursulines ; la caserne, c'est le couvent des
dominicains ; le palais de justice, c'était le couvent des Franciscains
; la cathédrale, elle a été construite avec des subsides
provenant des dons des diocésains et non avec les deniers de l'État.
A la révolution, l'État a pris tous ces immeubles. De quel
droit ? Et si l'on rompt le Concordat, l'État va-t-il rendre partout,
même à Evreux, les immeubles qu'il s'est indûment approprié
? Il est à craindre qu'il n'en fasse rien. Alors qualifiez vous-même
l'acte qui va être commis.
"Maintenant, supposons qu'on nous laisse les édifices
qui sont les nôtres, et qu'on supprime purement le budget des cultes.
D'après le projet Briand, un évêque, si je ne me trompe,
touchera comme émoluments, 1200 francs par an. S'il lui faut, comme
aujourd'hui, payer les impôts du palais qu'on lui aura abandonné.
Comment pourra-t-il y arriver ? Ici, par exemple, j'ai à payer environ
800 francs de contributions ; si l'indemnité que me paie l'État
est réduite à 1200 francs, que me reste-t-il pour vivre ?
de toute façon; que ce soit le projet Briand ou un autre qui soit
adopté, nous serons dans la nécessité absolue de quitter
nos domiciles actuels. Pour moi, je quitterai sans regret ce palais et
les richesses qui peuvent y être, *** est assurément bien
de chose dans la vie.
- Et cependant, Monseigneur, votre demeure est magnifique.
- Vous serait-il agréable de la visiter
..........
Éric Besnard