Le Siècle daté du 10 janvier 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

    M. E. Lacheret, pasteur de l'église réformée de Paris, président du Synode général officieux, nous communique la réponse qu'il adresse à M. d'Haussonville, dont un article sur la séparation de l'Église et de l'État a paru dans le numéro du Figaro du 4 janvier.
    Nous reproduisons le texte de la réponse de M. E. Lacheret :

            Paris, le 6 janvier 1905
    Monsieur le comte d'Haussonville, de l'Académie française.

        Monsieur
    J'aime à lire ce qui sort de votre plume, on y trouve toujours plaisir et profit. C'est vous dire avec quel intérêt j'ai lu, dans le Figaro du 4 janvier, votre article sur la séparation des Églises et de l'État. J'étais d'autant plus désireux de connaître vos idées sur cette question, que, dernièrement, l'un des administrateurs les plus en vue de la troisième République me disait : "La séparation des Églises et de l'État, c'est une idée orléaniste, c'est l'idée de M. d'Haussonville ..." A quoi je répondis en souriant : " C'est une idée, en tout cas, qui est dans la famille."
    Je me souvenais que l'un de vos ancêtres, le grand duc de Broglie, faisait partie du jury qui couronna, il y aura bientôt quatre-vingts ans, le mémoire d'Alexandre Vinet sur la liberté des cultes. Vous vous réservez sur la question de principe de telle sorte que j'ignore encore si le paradoxe de mon interlocuteur est fondé ou non en ce qui vous concerne.
    Votre article ne m'en a pas moins vivement intéressé. J'y ai retrouvé votre souci du souci du réel du réel et du vrai, votre esprit de modération et d'impartialité, et ce goût, cet amour de la liberté qui a pu être vif autrefois, mais qui n'a jamais été plus sincère, je le crois, dans votre famille depuis l'illustre auteur des Considérations sur la Révolution française jusqu'à l'homme éminent qui a écrit l'Église romaine et le premier Empire.
    A peu de chose près, il me semble, vous pensez du projet de la commission ce que j'en pense, et vous dites ce que j'en ai dit - et cela est beaucoup plus méritoire de votre part que de la mienne.
    Je suis aussi de votre avis sur un autre point. C'est que dans la cris actuelle, les différentes confessions religieuses doivent se souvenir plus que jamais du précepte évangélique "Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit." Ou plutôt, pour laisser à l'Évangile toute sa force et toute son originalité : "Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fit." Pour moi, la chose ne me paraît pas autrement difficile, car j'ai toujours pensé que comme citoyen aussi bien que comme chrétien, j'avais le devoir de défendre non pas ma liberté, mais la liberté.
    Après cela, monsieur, permettez de m'étonner de vous entendre dire "avec franchise" à ceux qui ont été reçus par la commission, que "mieux aurait valu ne pas se targuer d'avoir été l'objet de poursuites  sous l'ordre moral." Que voulez-vous ? C'est un fait que j'ai été poursuivi et condamné en 1875 pour cause de liberté religieuse. J'ai dit que c'était un honneur, j'aurais pu ajouter que c'était un privilège d'avoir souffert, si peu que ce fût, pour la liberté, en ces jours mauvais, où l'honorable M. de Marcère lui-même était obligé de nous dire, à nous ses électeurs : "Je suis venu parmi vous, il y a quelques semaines comme ministre, j'y reviens presque comme proscrit."
    Vous pensez qu'en rappelant ce fait j'ai voulu "me rendre agréable a des sectaires". Il y a des sectaires de tout genre. Selon moi, un ami de la liberté et de la justice, à quelque groupe qu'il appartienne, n'est pas un sectaire. Mais quelque soit votre opinion sur les membres de la majorité de la commission, je ne penses pas pas que vous considériez comme des "sectaires" les membres de la minorité qui étaient présents lors de notre visite. MM. Grosjean, Krantz, Lefas, le baron Reille. Quelques semaines auparavant, j'avais eu l'occasion de parler, en passant, à un député progressiste de cet incident de ma jeunesse pastorale : "Tiens, s'écria-t-il, mais c'est intéressant; vous devriez faire une note là-dessus". Si je vous disais le nom de mon éminent interlocuteur, qui n'est pour vous rien moins qu'un inconnu, vous seriez bien empêché de le traiter de "sectaire". C'est pourtant sa remarque qui m'a donné l'idée de faire allusion devant la commission aux poursuites dont j'ai été l'objet sous l'Ordre moral.
    Mais qu'en ai-je conclu ? Que je me sentais autorisé à demander des représailles contre le parti catholique, je pourrai même dire contre l'Église catholique qui m'avait fait poursuivre ? Vous savez bien que c'est justement le contraire. Je suis parti de là pour exprimer le vœu que "la loi de séparation établisse définitivement dans notre pays, avec la neutralité de l'État, une entière liberté de conscience et de culte, dans les limites exigées par l'ordre public".
    La liberté pour tous, la liberté entière, sans autorisation préalable, pour l'ouverture d'un lieu de culte non plus que pour une réunion religieuse, voilà ce que nous demandons avant tout le reste, - et ce que vous allez demander vous-même, je n'en saurais douter, dans la suite de vos articles.
    Je ne parle pas en mon nom personnel seulement et je n'ai pas la prétention d'être cru sur parole.
    Voici des textes :
    Le 11 novembre dernier, la commission permanente du synode général officieux des Églises réformées de France, dont j'ai l'honneur d'être président, adressait aux pasteurs et aux fidèles une lettre sur la séparation. Elle y disait ce qui suit :
    "Tout ce qui peut être tenté pour rendre la loi qui se prépare aussi libérale et aussi équilibrée que possible, soyez certains que nous le tenterons par tous les moyens qui sont en notre pouvoir. Nous nous garderons bien de demander pour nos Églises aucun privilège d'aucune sorte, mais nous réclamerons hautement pour elles, comme pour les autres, avec la liberté et la justice, la possibilité de vivre."
    Il y a quinze jours, devant la commission de la séparation, M. le doyen Jalabert, parlant en notre nom à tous, déclarait que nos préférences étaient - et sont encore - pour l'article 19 du projet de la commission - article emprunté par M. Briand à l'avant projet d'un député protestant, M. Réveillaud, et qui autorise toutes les associations déclarées pour l'exercice d'un culte à constituer des unions avec administration ou direction centrale.
    M. l'ingénieur des mines Grüner, parlant au nom des Églises indépendantes de l'État, disait dans cette même séance: "Nous ne saurions considérer la séparation comme un progrès et comme un triomphe de nos principes, que si elle établissait définitivement en France la liberté des cultes, en reconnaissant à tout groupe de fidèles quelles qu'en soient l'importance et la dénomination :
    " 1° Le droit d'ouvrir en tout temps et en tout lieu une chapelle après une déclaration unique faite à la municipalité ;
    " 2° le droit de recevoir les souscriptions et, avec l'autorisation du conseil d'État, les dons et legs et de posséder une réserve pouvant s'élever à un capital dont le revenu serait égal à la moyenne des dépenses des cinq dernières années."
    Cette dernière disposition, dont l'importance ne vous échappera pas, est conforme à l'article 20 du projet de la commission, qui a été emprunté également par M. Briand à l'avant projet de M. Réveillaud.
    Voilà, monsieur, comment nous entendons la liberté de tous, sans avoir besoin pour cela de nous solidariser avec personne.
    Et, permettez-moi de vous le dire "avec franchise", en terminant cette trop longue lettre, nous avons quelques mérite à cela. Oh! lorsque nous nous trouvons en face d'un "humble laïque", comme vous, libéral de race et d'esprit, nous n'éprouvons que sympathie et confiance. Mais il y a des porte-parole autorisés de l'Église catholique, des avocats-conseils de l'épiscopat qui tiennent un tout autre langage et qui sont animés d'un tout autre esprit que le vôtre.
    Dernièrement, l'un d'eux, M. G. Théry, ancien bâtonnier, concluait ainsi un très important mémoire sur la séparation, rédigé à la demande de l'archevêque de Cambrais :
    "On est loin de l'idée que poursuivaient il y a cinquante ans et tout récemment encore les catholiques libéraux, réclamant l'Église libre dans l'État libre et égalité des cultes.
    "On voit où nous ont menés ces dangereuses rêveries condamnées par le Syllabus (L.V. LXXIX)."
    Je n'ajoute rien à cette conclusion trop significative, et vous d'agréer, monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguées.
                    E. LACHERET
            pasteur de l'Église réformée de Paris.

P.S. - Je ne sais qui a pu "donner à entendre que, depuis Louis XIV jusqu'à la troisième République les protestants ont vécu sous un régime de persécution". S'il n'y a pas là un malentendu, je dis comme vous : "Cela est contraire à la réalité des faits." ce qui est vrai, c'est que même sous le régime de l'union avec l'État, les protestants ont été plus d'une  fois l'objet de vexations : leur sort s'est trouvé lié avec celui de la liberté. Aujourd'hui même, en droit, la liberté religieuse n'existe pas dans notre pays. Les articles 292 et 293 du code pénal, en vertu desquels j'ai été poursuivi, ont disparu, mais l'article 294 subsiste encore : c'est toujours le régime de l'autorisation préalable. Lors de la discussion de la loi sur les associations, un sénateur protestant, M. Gustave DEnis, en a demandé la suppression, mais M. Waldeck-Rousseau a fait écarter son amendement en disant qu'il était en contradiction avec un des articles organiques (XLIV). Cette raison a suffi.



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