La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Nous avons reçu de M. L. Cordelier la lettre que voici aux réponses que nous lui avons posées au sujet des projets de séparation dont est saisie la commission parlementaire.
Brévilliers, 16 décembre 1904
Monsieur
le rédacteur,
Il semble qu'on ait tout dit sur la question de
la séparation des Églises et de l'État et sur les
projets élaborés jusqu'à ce jour. Mais la question
est d'importance. On ne saurait trop en examiner sous toutes les faces
les conséquences possibles. Et, d'autre part, il est bon de déterminer,
avec soin, les principes d'un si grand changement.
La question, en effet, est grosse de dangers. Il
est bon de savoir que dans nos campagnes les partisans décidés
de la séparation sont plutôt en petit nombre. Le paysan, qui
voit la chose uniquement au point de vue matériel, se dit que sa
situation sera loin d'être améliorée, vu que, les quarante
cinq millions du budget des cultes seront absorbés ailleurs, et
qu'au surplus il faudra payer son culte. Il lui faudra payer son culte
parce qu'il voudra en jouir, sinon pour lui, du moins pour sa femme et
ses enfants. Bien peu nombreux sont ceux à la campagne qui renonceront
à toute sorte de culte.
Actuellement, ces gens là ne disent rien.
Ils ne demandent pas la séparation, mais ils ne font pas non d'efforts
pour l'empêcher, car ils n'y croient guère. Mais qu'arriverait
si on la vote prématurément ? C'est qu'aux élections
qui suivront les paysans, constatant que la mesure en question n'a eu d'autre
effet que d'augmenter leurs charges, voteront contre les députés
qui l'auront votée. Il est à craindre qu'il se produise alors
un fort mouvement de réaction.
Ce mouvement de réaction ne manquera pas
de se produire, surtout si, par une loi illébérale, par une
police des cultes tracassière et vexatoire, on donne à ce
qui devrait être une mesure de progrès et de liberté
l'apparence d'une mesure de persécution. Même dans le cas
le plus favorable, celui d'une séparation sage et vraiment libérale,
il faudra dans l'application beaucoup de tact si on ne veut pas s'exposer
à de graves mécomptes.
Le projet de gouvernement ne répond guère
à cette nécessité. Comme libéralisme, on l'a
comparé aux mesures prises par Louis XIV dans les années
qui précédèrent la révocation de l'Edit de
Nantes. C'est un peu exagéré. Mais il est certain que le
président du conseil n'aurait pu mieux s'y prendre s'il avait eu
l'intention de faire échouer toute tentative de séparation.
Espérons que M. Combes reviendra à
une vue plus juste des choses. Il a déjà fait une concession
au sujet de la faculté pour les associations de se fédérer
au-delà des limites d'un département. Comme on l'a fort bien
indiqué, c'eût été la mort de nombreuses communautés
protestantes, et aussi, à plus forte raison, de nombreuses
communautés israélites. Voici, par exemple, ce que serait
devenue l'Église de la confession d'Augsbourg, vulgairement dite
luthérienne. Cette Église comprend environ 60 000 adhérents.
On l'eût sectionnée en six tronçons inégaux
: Paris, une paroisse à Lyon, une à Nice, 31 paroisses dans
le Doubs, 12 dans la Haute-Saône et deux dans le Haut-Rhin.
Le plus grave reproche, à mon avis, qu'on
puisse faire aux divers projets enfantés jusqu'à ce jour
est de prévoir une police des cultes. Soyons logiques.
Ou bien l'État connaît les Églises,
comme actuellement, et en ce cas il est naturel qu'il édicte des
lois spéciales à leur égard. Ou bien l'État
se sépare des Églises, et il ne les connaît plus, sinon
comme des associations quelconques, et alors pourquoi une police spéciale
à l'égard des cultes ? Y a-t-il une police spéciale
à l'égard des sociétés de libre pensée
qui sont bien des sortes d'Églises, puisqu'elles prennent généralement
le contre-pied des Églises ! Y en a-t-il à l'égard
des groupements socialistes, dont les dogmes ne sont souvent guère
moins mystérieux que ceux des Églises? Y en a-t-il à
l'égard des loges maçonniques ? Pourquoi donc en édicter
à l'égard des Églises ? Les lois communes ne suffiront-elles
pas à réprimer les délits commis par les prêtres
? Et si on fait à leur égard des lois spéciales, plus
rigoureuses que les lois ordinaires, n'est-il pas probable qu'on les laissera
inappliquées ? Alors, à quoi bon en encombrer le code ?
Je remarque qu'au fond, tous ceux qui ont proposé
la séparation en ont peur. Ils ne la veulent qu'entourée
de garanties extraordinaires. Ils redoutent d'accorder la liberté
à l'Église romaine, et, par voie de conséquence, ils
la dénient aux autres Églises, malgré qu'ils n'aient
à leur faire aucun des reproches qu'ils adressent au catholicisme.
Est-ce bien raisonné ? Faut-il n'avoir si peu de confiance dans
les effets de la liberté ? Pour moi, je suis bien convaincu que
la liberté - la liberté entière, mais rien de plus
- sera funeste à une Église d'autorité comme l'Église
catholique, et qu'elle ne pourra profiter qu'aux religions foncièrement
libérales ; c'est à dire, en fin de compte, à la liberté
elle-même. faute de le voir, on accumule
les difficultés, et par là on rend la séparation aussi
lointaine que possible.
Il est bien que nos législateurs sachent
que la plupart des pasteurs sont partisans de la séparation, mais
d'une séparation loyale, bien entendu. Pour ma part, je la demande
depuis longtemps. Comme mon honorable collègue, M. le pasteur Trant,
j'aurais voulu que les Églises protestantes devançassent
l'heure de l'inévitable séparation. Je l'au proposé
au synode particulier de Montbéliard. Ce sont d'ailleurs les
membres laïques du synode qui ont opposé à ma proposition
la résistance de l'inertie. Et parmi les pasteurs qui s'opposèrent
aussi à ce qu'elle fût prise en considération, beaucoup
le firent parce qu'ils estimaient qu'on aurait fait qu'un beau geste, mais
parfaitement vain et sans conséquences pratiques ; mais, en réalité,
ils ne sont pas opposés à la séparation elle-même.
Qu'on me donne la séparation ! Qu'on nous
la donne libérale et sincère ! Ce n'est pas de nous que viendront
les difficultés au gouvernement qui la réalisera ainsi.
J'ai cru devoir écrire ces quelques réflexions
pour le Siècle, estimant que dans un débat de cette importance,
chacun a le devoir de dire son mot s'il pense avoir quelque lumière
à apporter.
L. CORDELIER