La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
M. Lucien Lacroix,
évêque de Tarentaise, a publié, comme nous l'avons
dit, dans le Bulletin religieux de son diocèse, et sous sa
signature, un examen du projet déposé par M. Combes sur la
séparation.
M. Lacroix débute
ainsi :
Observons tout d'abord que ce projet
de loi a été une surprise pour tout le monde. En arrivant
au pouvoir, M. Combes s'était déclaré concordataire,
et cette déclaration avait été, pendant un an, le
thème habituel de ses entretiens, chaque fois que des évêques
ou des hommes politiques venaient lui exprimer leurs inquiétudes
au sujet de la dénonciation du Concordat.
Un peu plus tard, cédant manifestement aux
injonctions des des partis avancés,
il avait avoué que la séparation lui semblait inévitable
; "mais, s'empressait-il d'ajouter, elle se fera dans un sens libéral,
et, en ce qui concerne les personnes, on respectera toutes les situations
acquises."
Enfin, il y a quelques mois, à la suite de
la rupture de nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège,
faisant un pas de plus, il a confié au public sa troisième
opinion, celle-ci définitive, semble-t-il, et nettement favorable
à une séparation radicale et même vexatoire. En conséquence,
comme s'il eût voulu racheter ses hésitations antérieures,
il a, avec la promptitude qui lui est coutumière, déposé
sur le bureau de la Chambre, un projet de loi auquel son nom restera attaché
dans l'histoire et qui, suivant une remarque très juste faite dans
une revue ecclésiastique, peut être résumé en
ces deux mots : spoliation et asservissement.
Le projet de M. Combes présente encore cette
particularité qu'il est très incomplet et que ses lacunes
sont presque aussi inquiétantes que ses dispositions les plus rigoureuses.
En trois mots et, comme s'il s'agissait là de la chose la plus simple
du monde, il déclare le Concordat abrogé ; mais on ne voit
pas par quoi il le remplace. Les vingt-cinq articles qui constituent son
projet tendent bien à organiser le régime nouveau que nous
aurons à subir, au lendemain de la rupture, mais les points fondamentaux
qui étaient réglés et stipulés par le Concordat,
il les laisse volontairement dans l'ombre ; on dirait presque qu'il les
escamote comme s'il lui paraissait trop dangereux et trop gros de conséquences
de les aborder de front.
M. Lacroix, rappelant que
le concordat stipule dans son article 1er que "la religion catholique sera
libre", dit qu' "une pareille déclaration n'aurait pas été
superflue en tête du projet de M. le président du conseil,
et il déplore que les fonctionnaires ne soient plus libres de pratiquer
la religion.
Il est permis, ajoute-t-il, de deviner
ce que sera l'oppression des consciences quand le Concordat aura disparu
et que le jacobinisme triomphant pourra en donner libre carrière
: nous serons aux prises avec la plus effroyable des tyrannies. Seuls,
certains caractères fiers et indomptables auront assez d'énergie
pour rester fidèles à leur foi ; la liberté de penser
sera rayée de nos mœurs autant que de nos lois.
Enfin le prélat
aborde la question des biens ecclésiastiques qui lui paraît
particulièrement importante :
En échange des avantages consentis par le
gouvernement français au profit du culte catholique, le Saint-Siège,
par l'article 13 du Concordat, s'était engagé à ne
pas inquiéter les acquéreurs des biens ecclésiastiques
aliénés pendant la Révolution. Qu'arriverait-il si
maintenant la France, de sa propre initiative, déchire le contrat
tutélaire de 1802 ? L'une des parties contractantes retirant sa
parole, il est clair que l'autre est dispensée de tenir ses engagements.
Dès lors, qui pourra interdire à l'autorité ecclésiastique
de faire procéder à une enquête minutieuse pour savoir
ce que sont devenus les biens meubles et immeubles qui, autrefois, appartenaient
à l'Église et qui ont été mis en vente sous
le nom de biens nationaux, pendant la Révolution ?
Après tout, trois générations,
quatre au plus, nous séparent de ces temps troublés où
les dépouilles de l'Église étaient vendues à
vil prix. Il sera donc relativement aisé de découvrir en
quelles mains sont tombées aujourd'hui les abbayes, les prieurés,
les fermes, les bois, les moulins qui furent aliénés il y
a cent dix ans. La signature du pape, mise au bas du Concordat, rassura
les premiers acquéreurs, et, dans le secret de leur âme, ils
durent bénir le doux et pieux pontife qui avait comme légalisé
leurs acquisitions illicites en promettant solennellement que leurs titres
de possession ne seraient jamais contestés.
Mais qu'adviendra-t-il des possesseurs actuels ?
Sans doute, ils sont couverts par une prescription plus que centenaire,
et, aux yeux de la loi, ils peuvent se regarder comme les légitimes
propriétaires des biens qu'ils ont achetés de leurs deniers
ou qu'ils ont reçu en héritage de leurs arrière-grand-pères.
Il n'en est pas moins vrai qu'il y a des âmes délicates, -
elles sont plus nombreuses qu'on ne le pense, - qui seront troublées
par la dénonciation du Concordat. Elles savent bien qu'elles n'auront
pas à redouter l'excommunication dont sont frappés les injustes
détenteurs des biens d'Église. Mais leur sécurité
d'esprit sera ébranlée, elles seront en proie à de
douloureux scrupules, à des remords même, qui empoisonneront
leur vie et les détermineront peut-être à faire au
profit de l'Église, et malgré leurs proches, des libéralités
destinées à leur rendre la paix et aussi à servir
de compensation aux injustices commises par leurs aïeux. Est-ce là
ce qu'on veut ?
Enfin, le Concordat, dans son article 15, stipule
que "le gouvernement prendra également des mesures pour que les
catholiques français puissent, s'ils le veulent, faire en faveur
des églises des fondations". Dans tous les diocèses, cet
article n'est pas resté à l'état de lettre morte.
sans se laisser rebuter par les formalités multiples et ennuyeuses
exigées par l'État pour l'homologation de ces fondations,
les populations chrétiennes ont tenue à profiter de cette
liberté ; partout elles ont légué aux fabriques des
titres mobiliers et même des biens fonds, pour assurer à perpétuité
à leurs défunts le bénéfices de messes, de
services et autres offices cultuels, et partout aussi le clergé
qui jouit de ces fondations se fait un devoir rigoureux de s'acquitter
avec exactitude des charges qui s'y trouvent attachées. Ces messes
et services pour les morts sont annoncés chaque dimanche au prône
; tous les fidèles les connaissent pour les avoir entendu publier
depuis leur enfance, et les petits fils des fondateurs sont flattés
dans leur amour propre en constatant que chaque année, on rappelle
à la paroisse entière le souvenir de leurs parents défunts.
Que deviendront ces fondations après la suppression
du Concordat ? Qui acquittera les messes là où, faute d'association
cultuelle, le prêtre aura disparu ? Que deviendront aussi les biens
et titres qui, avec l'agrément de l'État, avaient
été légués aux fabriques et aux menses curiales
pour ajouter un utile supplément à leurs maigres ressources
? Le projet du gouvernement est muet sur ce point comme sur tant d'autres.
On ne sait pas si les fidèles auront, comme autrefois, la liberté
de faire des actes de générosité envers leur paroisse,
on ne sait point d'avantage si les volontés testamentaires des catholiques,
jusque-là protégées par le Concordat, seront respectées
sous le régime qu'on nous prépare, et cela encore sera pour
le pays une source d'inquiétudes, de préoccupations, probablement
aussi de revendications devant les tribunaux, car l'expérience démontre
que les personnes qui paraissent le plus détachées des pratiques
religieuses ne sont pas celles qui mettent le moins d'empressement à
surveiller l'acquittement des fondations faites par leurs parents.
M. Lacroix termine ainsi
:
En terminant ce rapide examen des articles du pacte
concordataire, j'ai le droit de me demander si M. Briand et M. Combes ont
réfléchi à tout cela, s'ils ont prévu toutes
les conséquences matérielles et morales, s'ils ont songé
surtout à la répercussion qu'aura dans le pays la brusque
rupture de l'alliance quatorze fois séculaire entre la France et
l'Église. Les moins téméraires ont déclaré
que ce serait un saut dans l'inconnu. Ce n'est pas assez : il faudrait
dire : précipice. Si l'on veut bien tenir compte des immenses
services qui ont été rendus par le Concordat à la
nation française autant dans l'ordre politique que dans l'ordre
religieux, si, de plus, on considère que le catholicisme est tellement
entré dans nos moelles que les libres-penseurs eux-mêmes ne
peuvent se soustraire à son action et en subissent l'influence jusque
dans les actes les plus vulgaires de la vie civile, on mesurera sans peine
le vide profond qui sera fait par l'abrogation du Concordat. Un formidable
hiatus se produira au sein de la nation française, et ce n'est certainement
pas le projet de M. Combes qui rétablira les ponts par où
croyants et incroyants pourront se rapprocher et travailler ensemble, sous
l'égide de la liberté, à la prospérité
et au bonheur de la France.
L. L.