Le Siècle daté du 4 janvier 1905
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La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE

    M. Lucien Lacroix, évêque de Tarentaise, a publié, comme nous l'avons dit, dans le Bulletin religieux de son diocèse, et sous sa signature, un examen du projet déposé par M. Combes sur la séparation.
    M. Lacroix débute ainsi :

Observons tout d'abord que ce projet de loi a été une surprise pour tout le monde. En arrivant au pouvoir, M. Combes s'était déclaré concordataire, et cette déclaration avait été, pendant un an, le thème habituel de ses entretiens, chaque fois que des évêques ou des hommes politiques venaient lui exprimer leurs inquiétudes au sujet de la dénonciation du Concordat.
    Un peu plus tard, cédant manifestement aux injonctions des des partis avancés, il avait avoué que la séparation lui semblait inévitable ; "mais, s'empressait-il d'ajouter, elle se fera dans un sens libéral, et, en ce qui concerne les personnes, on respectera toutes les situations acquises."
    Enfin, il y a quelques mois, à la suite de la rupture de nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège, faisant un pas de plus, il a confié au public sa troisième opinion, celle-ci définitive, semble-t-il, et nettement favorable à une séparation radicale et même vexatoire. En conséquence, comme s'il eût voulu racheter ses hésitations antérieures, il a, avec la promptitude qui lui est coutumière, déposé sur le bureau de la Chambre, un projet de loi auquel son nom restera attaché dans l'histoire et qui, suivant une remarque très juste faite dans une revue ecclésiastique, peut être résumé en ces deux mots : spoliation et asservissement.
    Le projet de M. Combes présente encore cette particularité qu'il est très incomplet et que ses lacunes sont presque aussi inquiétantes que ses dispositions les plus rigoureuses. En trois mots et, comme s'il s'agissait là de la chose la plus simple du monde, il déclare le Concordat abrogé ; mais on ne voit pas par quoi il le remplace. Les vingt-cinq articles qui constituent son projet tendent bien à organiser le régime nouveau que nous aurons à subir, au lendemain de la rupture, mais les points fondamentaux qui étaient réglés et stipulés par le Concordat, il les laisse volontairement dans l'ombre ; on dirait presque qu'il les escamote comme s'il lui paraissait trop dangereux et trop gros de conséquences de les aborder de front.
   M. Lacroix, rappelant que le concordat stipule dans son article 1er que "la religion catholique sera libre", dit qu' "une pareille déclaration n'aurait pas été superflue en tête du projet de M. le président du conseil, et il déplore que les fonctionnaires ne soient plus libres de pratiquer la religion.
Il est permis, ajoute-t-il, de deviner ce que sera l'oppression des consciences quand le Concordat aura disparu et que le jacobinisme triomphant pourra en donner libre carrière : nous serons aux prises avec la plus effroyable des tyrannies. Seuls, certains caractères fiers et indomptables auront assez d'énergie pour rester fidèles à leur foi ; la liberté de penser sera rayée de nos mœurs autant que de nos lois.
    Enfin le prélat aborde la question des biens ecclésiastiques qui lui paraît particulièrement importante :
    En échange des avantages consentis par le gouvernement français au profit du culte catholique, le Saint-Siège, par l'article 13 du Concordat, s'était engagé à ne pas inquiéter les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés pendant la Révolution. Qu'arriverait-il si maintenant la France, de sa propre initiative, déchire le contrat tutélaire de 1802 ? L'une des parties contractantes retirant sa parole, il est clair que l'autre est dispensée de tenir ses engagements. Dès lors, qui pourra interdire à l'autorité ecclésiastique de faire procéder à une enquête minutieuse pour savoir ce que sont devenus les biens meubles et immeubles qui, autrefois, appartenaient à l'Église et qui ont été mis en vente sous le nom de biens nationaux, pendant la Révolution ?
    Après tout, trois générations, quatre au plus, nous séparent de ces temps troublés où les dépouilles de l'Église étaient vendues à vil prix. Il sera donc relativement aisé de découvrir en quelles mains sont tombées aujourd'hui les abbayes, les prieurés, les fermes, les bois, les moulins qui furent aliénés il y a cent dix  ans. La signature du pape, mise au bas du Concordat, rassura les premiers acquéreurs, et, dans le secret de leur âme, ils durent bénir le doux et pieux pontife qui avait comme légalisé leurs acquisitions illicites en promettant solennellement que leurs titres de possession ne seraient jamais contestés.
    Mais qu'adviendra-t-il des possesseurs actuels ? Sans doute, ils sont couverts par une prescription plus que centenaire, et, aux yeux de la loi, ils peuvent se regarder comme les légitimes propriétaires des biens qu'ils ont achetés de leurs deniers ou qu'ils ont reçu en héritage de leurs arrière-grand-pères. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a des âmes délicates, - elles sont plus nombreuses qu'on ne le pense, - qui seront troublées par la dénonciation du Concordat. Elles savent bien qu'elles n'auront pas à redouter l'excommunication dont sont frappés les injustes détenteurs des biens d'Église. Mais leur sécurité  d'esprit sera ébranlée, elles seront en proie à de douloureux scrupules, à des remords même, qui empoisonneront leur vie et les détermineront peut-être à faire au profit de l'Église, et malgré leurs proches, des libéralités destinées à leur rendre la paix et aussi à servir de compensation aux injustices commises par leurs aïeux. Est-ce là ce qu'on veut ?
    Enfin, le Concordat, dans son article 15, stipule que "le gouvernement prendra également des mesures pour que les catholiques français puissent, s'ils le veulent, faire en faveur des églises des fondations". Dans tous les diocèses, cet article n'est pas resté à l'état de lettre morte. sans se laisser rebuter par les formalités multiples et ennuyeuses exigées par l'État pour l'homologation de ces fondations, les populations chrétiennes ont tenue à profiter de cette liberté ; partout elles ont légué aux fabriques des titres mobiliers et même des biens fonds, pour assurer à perpétuité à leurs défunts le bénéfices de messes, de services et autres offices cultuels, et partout aussi le clergé qui jouit de ces fondations se fait un devoir rigoureux de s'acquitter avec exactitude des charges qui s'y trouvent attachées. Ces messes et services pour les morts sont annoncés chaque dimanche au prône ; tous les fidèles les connaissent pour les avoir entendu publier depuis leur enfance, et les petits fils des fondateurs sont flattés dans leur amour propre en constatant que chaque année, on rappelle à la paroisse entière le souvenir de leurs parents défunts.
    Que deviendront ces fondations après la suppression du Concordat ? Qui acquittera les messes là où, faute d'association cultuelle, le prêtre aura disparu ? Que deviendront aussi les biens et titres qui, avec l'agrément de l'État, avaient été légués aux fabriques et aux menses curiales pour ajouter un utile supplément à leurs maigres ressources ? Le projet du gouvernement est muet sur ce point comme sur tant d'autres. On ne sait pas si les fidèles auront, comme autrefois, la liberté de faire des actes de générosité envers leur paroisse, on ne sait point d'avantage si les volontés testamentaires des catholiques, jusque-là protégées par le Concordat, seront respectées sous le régime qu'on nous prépare, et cela encore sera pour le pays une source d'inquiétudes, de préoccupations, probablement aussi de revendications devant les tribunaux, car l'expérience démontre que les personnes qui paraissent le plus détachées des pratiques religieuses ne sont pas celles qui mettent le moins d'empressement à surveiller l'acquittement des fondations faites par leurs parents.
   M. Lacroix termine ainsi :
    En terminant ce rapide examen des articles du pacte concordataire, j'ai le droit de me demander si M. Briand et M. Combes ont réfléchi à tout cela, s'ils ont prévu toutes les conséquences matérielles et morales, s'ils ont songé surtout à la répercussion qu'aura dans le pays la brusque rupture de l'alliance quatorze fois séculaire entre la France et l'Église. Les moins téméraires ont déclaré que ce serait un saut dans l'inconnu. Ce n'est pas assez : il faudrait dire : précipice. Si l'on veut bien tenir compte des immenses services qui ont été rendus par le Concordat à la nation française autant dans l'ordre politique que dans l'ordre religieux, si, de plus, on considère que le catholicisme est tellement entré dans nos moelles que les libres-penseurs eux-mêmes ne peuvent se soustraire à son action et en subissent l'influence jusque dans les actes les plus vulgaires de la vie civile, on mesurera sans peine le vide profond qui sera fait par l'abrogation du Concordat. Un formidable hiatus se produira au sein de la nation française, et ce n'est certainement pas le projet de M. Combes qui rétablira les ponts par où croyants et incroyants pourront se rapprocher et travailler ensemble, sous l'égide de la liberté, à la prospérité et au bonheur de la France.

                L. L.



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