La Séparation et les Églises
NOTRE ENQUÊTE
Meaux , le 2 janvier 1905
Drapée dans sa robe de pierre déchiquetée
par les injures du temps, mais toujours majestueuse, la cathédrale
se dresse superbe .........
........
Mgr de Briey, frère, paraît-il de l'ancien
colonel qui commandait à Meaux, est un vieillard dont le corps semble
usé, mais dont la tête a conservé toute sa vitalité
et toute son énergie. L'oeil noir est profond, la bouche est fine
; tous les traits accusent une volonté qui ne doit pas connaître
la défaillance ........
D'une voix lente et grave, Mgr de Briey prend la
parole:
-" Je vis très renfermé dans mon diocèse
; je vous cacherai pas que si je connais peu les opinions des autres évêques,
je présume qu'elles doivent se rapprocher de la mienne. C'est avec
une véritable peine que je verrais annuler le Concordat, et le Parlement
prendre au sérieux et discuter les projets néfastes de M.
Combes, voire de M. Briand. Mon plus grand désir est ce que ces
choses restent comme elles sont. Si une telle chose, ou une chose analogue
est votée, eh bien, ma décision est d'ores et déjà
irrévocablement prise : dans mon diocèse, nous ne louerons
à aucun prix les édifices destinés au culte qui nous
appartiennent de droit. Le Concordat dit en effet :"Les édifices
seront rendus au culte". Si l'on ose nous les reprendre, on nous dépouille
de ce qui nous appartient ! Je n'y souscrirai pas. Tenez, monsieur, on
m'offrirai pour cinq francs par an la cathédrale de Meaux que je
refuserais, de même pour cet évêché que j'habite
depuis vingt-cinq ans. Oh, assurément ce ne sera pas sans un chagrin
profond que je l'abandonnerai pour aller me loger n'importe où,
dans un petit appartement en ville, mais plutôt que de verser un
centime pour la location de cet immeuble je préférerais habiter
un grenier. Louer les monuments consacrés à la religion à
un gouvernement qui nous en aura illégalement frustrés !
Jamais "
Ces paroles sont prononcées sur un ton qui
dénote chez le vénérable vieillard une résolution
si fortement prise que je pense qu'on l'en ferait difficilement changer.
Pourtant, je soulève une objection :
-" Mais, monseigneur, alors, comment ferez-vous
?
-" On fera, monsieur, comme on pourra. Nous avons,
heureusement, les chapelles des châteaux, puis, si la séparation
est votée, on verra dans mon diocèse une chose qui certainement
ne manquera pas de piquant. On verra la religion catholique soutenue et
entretenue par les juifs. Nous avons, dans ce diocèse MM. Cahen
d'Anvers, de Rothschild, Ephrussi et plusieurs autres grands nom de l'aristocratie
israélite. Eh bien ! je vous promets que les églises catholiques
de leurs bourgs ne manquent de rien ; allez demander au de Ferrières,
par exemple, où MM. de Rothschild ont leur château, s'il a
besoin de quelque chose ; il vous répondra que son église
est aussi bien pourvues que celles de Paris, et cela grâce à
MM. de Rothschild.
"Quand la séparation sera votée, si
elle l'est dans les conditions que l'on prévoit, nous nous adresserons
aux riches israélites et je vous affirme qu'ils exerceront pour
les chrétiens dépouillés et persécutés
le droit d'asile. Tout homme bien pensant, qu'il soit de notre confrérie,
ou d'une autre, ne peut que désapprouver la guerre faite à
la religion, et tous seront prêts à nous plaindre et à
nous aider.
"Ici, nous auront encore les grands industriels
comme M. Menier : que la séparation soit ou ne soit pas votée,
ce n'est pas inquiétant pour l'église de Noisiel, je puis
vous l'assurer. Mais ce qui me tourmente, ce sont nos pauvres petits villages,
où il n'y a que que de malheureux cultivateurs qui peuvent à
peine payer leur pain; comment feront-ils, ceux-là, pour s'imposer
la dîme nécessaire à la nourriture de leur curé
? Dans les villes, nous pourrons encore arriver à combler le déficit,
mais les campagnes, les tristes campagnes où l'on a tant besoin
du secours moral et aussi de la sollicitude du prêtre, comment ferons-nous
pour leur garder leurs curés ?"
Et, dans un geste de prière vraiment beau,
parce qu'on sent combien il est sincère, Mgr de Briey joint ses
mains débiles et lève les yeux vers le ciel, puis après
un silence, il reprend :
-"Tout cela, monsieur, est bien malheureux et bien
regrettable, mais je veux espérer encore que le parlement aura la
même sagesse de ne pas briser le Concordat ; encore faudrait-il que
nos dirigeants comprissent, et, hélas ! il y en a tant qui sont
un peu ignorants. Ce trait dont je vous garantis l'authenticité
va vous le prouver.
"Évêque de Meaux, je m'occupe depuis
de longues années d'établir et de publier un monument littéraire
de Bossuet ; pour arriver à ce résultat, je sollicite l'aide
matérielle de ceux que leur position de fortune et leur situation
dans le monde me font supposer devoir s'intéresser à une
œuvre aussi importante. Dernièrement, je m'adresse à un dirigeant
millionnaire pour lui demander sa souscription. Savez-vous ce qu'il me
répond ? "Je ne vois pas la nécessité de souscrire
pour la publication de livres qui ne signifient rien et ne sont pas
utiles à lire." Toute opinion religieuse mise à part,
oser dire que les phrases de Bossuet ne signifient rien et ne sont pas
utiles à lire, est peut-être excessif dans la bouche d'un
homme ayant la prétention de jouer au vingtième siècle
les grands personnages".
Mais l'horloge de la cathédrale sonne onze
heures, monseigneur prête l'oreille aux longs tintement qui font
vibrer l'air. Craignant de retarder le déjeuner du prélat,
je me retire.
Éric Besnard