L'Action du 6 mai 1903
Neutralité scolaire
    Les "Nouveaux programmes des École Primaires" publiés en 1886 et adressés aux instituteurs en exécution de la loi organique sur l'enseignement qui venait d'être promulgué, doivent être remis sous les yeux des républicains, des socialistes et du libres penseurs, au moment où les fraudes commises par les congrégations, pour sauver l'enseignement confessionnel, vont amener le Parlement à discuter l'organisation de l'enseignement en service national.
    Le rédacteur des programmes de 1886 définit l'enseignement de la morale, à l'école primaire, comme l'art d'incliner la volonté vers le bien. L'instituteur doit être chargé de l'éducation morale comme représentant de la société laïque et démocratique qui a intérêt à ce que "tous ses membres soient initiés de bonne heure et par des leçons efficaces au sentiment de leur dignité et un sentiment non moins profond de leur responsabilité".
    Voilà une définition et un principe excellents. Responsabilité sociale de chacun envers tous, dignité personnelle de l'homme - c'est la double base d'un enseignement moral qui peut être fécond à condition d'être nourri d'exemples plus que de préceptes et pénétré de l'esprit laïque et démocratique. L'enfant y est tenu attentif aux conditions de la vie sociale dans une société où tous naissent - théoriquement !- égaux en droit, par l'effort de chacun, substituer à la lutte pour la vie l'union pour le bonheur.
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    N'est-ce pas là, la véritable neutralité scolaire ? L'instituteur n'a pas à connaître les morales religieuses, leurs sanctions surnaturelles, leurs préceptes d'origine mystique. Il parle en homme des choses de la vie à de futurs citoyens d'un pays libre.
    L'histoire de France, la géographie, les notions de zoologie et de botanique, la vie des hommes qui se sont illustrés par leurs découvertes bienfaisantes, sont la matière même de cet enseignement moral où doivent s'exalter la fierté de l'homme, la joie du labeur, le sentiment qu'il faut travailler sans relâche à la culture des esprits et à l'union des cœurs pour créer, malgré la nature indifférente ou égoïste, le bonheur humain.
    Cette moral de fierté et de bonheur a semblé, sans doute, aux rédacteurs des programmes de 1886 "superficielle et bornée" parce qu'elle ne découle pas des sources mystiques et religieuses.
    Voici, en effet que deux lignes après celles que nous avons citées plus haut, on demande à l'instituteur de se faire le commentateur du curé et du rabbin.
    Nous lisons , en effet :
    L'instituteur n'a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique suivie d'une morale pratique, comme s'il s'adressait à des enfants dépourvus de toute connaissance préalable du bien et du mal: l'immense majorité lui arrive, au contraire, ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l'idée d'un Dieu, auteur de l'univers et père des hommes, avec des traditions, les croyances, les croyances, les pratiques d'un culte chrétien ou israélite : au moyen de de ce culte et sous les formes qui lui sont particulières, ils ont déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle ; mais ces notions sont encore chez eux à l'état de germe naissant et fragile, elles n'ont pas pénétré profondément en eux-mêmes ; elles sont fugitives et confuses, plutôt entrevues que possédées, confiées à la mémoire bien plus qu'à la conscience à peine exercée encore. Elles attendent d'être munies et développées par une culture convenable. C'est cette culture que l'instituteur public va leur donner.
    L'instituteur doit donc, s'il veut être fidèle à l'esprit du programme de 1886, considérer les notions du bien et du mal comme les conséquences de l'éducation religieuse. L'enfant à appris d'un ministre de Dieu ce qu'il doit faire et ne pas faire. L'instituteur a pour mission de montrer un même Dieu père de hommes et créateur de l'univers, présent sous la diversité des dogmes religieux et par l'intermédiaire de ministres, appelés de noms différents, édictant à l'humanité les mêmes commandements divins.
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    C'est la morale spiritualiste dans toute sa vanité. En est-il de plus artificielle ? Les enfants entrent à l'école, avant d'aller au catéchisme, et, dans leur famille, ils ont pu bégayer des prières; ils n'ont pas, le plus souvent, reçu de véritable éducation religieuse. Dans presque toutes les écoles de France les élèves appartiennent tous à la même religion. Pour un enfant de dix ans et même de treize ans, que peut être Dieu, sinon une idole de son imagination puérile et que représente pour lui "un père des hommes et un créateur de l'univers " ... sinon quelque grand-père fabricateur d'Adam et d'Eve.
    Le rédacteur des programmes de 1886 a eu peur de "l'école sans Dieu". Il a mis Dieu dans les programmes et le Dieu que l'instituteur doit enseigner n'a pas de caractère précis et l'intérêt historique du Jehovah de Moïse ou du Christ des Évangiles. Entre l'enseignement spiritualiste de l'instituteur et l'enseignement chrétien du prêtre, l'enfant préférera l'enseignement du prêtre qui parle à son imagination et même à son cœur, tout en les dévoyant, un langage autrement attachant.
    Remarquez, en outre, que l'instituteur n'a ni chasuble, ni encens, ni hostie. En parlant, après le curé, du bon dieu, il fait l'effet d'un répétiteur de sacristie. Comment s'étonner, dès lors, que l'instituteur, sentant le ridicule du rôle qui lui est assigné, néglige tout à fait l'enseignement moral et se contente de faire apprendre, pour le certificat d'étude, quelques phrases insipides et abstraites sur le devoir et les devoirs ?
    On lui donne pour tâche de montrer que catholiques, protestants et juifs sont, au fond, d'accord, malgré qu'ils se soient entretués et qu'ils se condamnent réciproquement au malheur éternel. De telles dissertations n'ont aucun intérêt pour ses élèves. Tous sont baptisés au sel catholique. C'est une morale religieuse qu'on lui demande de commenter. Il s'en remet au prêtre du soin de l'enseigner tout entière. Laissant à l'Église l'œuvre d'éducation du cœur, il se contente d'apprendre aux enfants l'orthographe, l'histoire, l'arithmétique, les beautés de la Constitution de 1875 et les divisions administratives de la République française.
    On le voit, ce n'est pas seulement un enseignement moral superficiel et borné que donne l'instituteur, c'est le plus souvent pas d'enseignement moral du tout.
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    De là, à l'égard du prêtre, une infériorité que enfants et parents sentent souvent avec beaucoup de justesse et de netteté.
    Mais de ce manque d'enseignement moral laïque, ce n'est pas l'instituteur qui est responsable, c'est le Ministre qui a interprété, dans le sens de la philosophie scolastique et spiritualiste, l'obligation de neutralité religieuse inscrite dans la loi.
    Au nom du principe de neutralité scolaire, il faut exiger que l'instituteur parle, comme représentant d'une société laïque et démocratique, des conditions d'existence et du but de cette société.
    Les moralistes et les sociologues n'auront pas de peine à montrer que l'enseignement moral donné par un homme libre, ayant l'expérience de l'âge et de la réflexion, parlant en homme à des enfants, des choses de la vie, a une tout autre portée que le commentaire du Décalogue. L'école a pour but de donner à la conscience morale des citoyens des impulsions et de lumières que les contradictions et les négations de la vie n'affaibliront pas. Est-ce que la croyance au "Père des hommes" subsistera à l'âge de la réflexion personnelle ?
    Les instituteurs apporteront leur témoignage dans ce débat. Ils diront de quel vice radical d'impuissance et de ridicule est frappé un enseignement moral, où un maître, émancipé, par la réflexion et l'étude, de toute croyance religieuse, évolutionniste et positiviste, est amené à parler, contre ses convictions intimes, d'un Dieu "père de hommes, créateur de l'univers" et, par son prêche ne provoque chez ses élèves que bâillements ou sourires, ennui ou blague, et le souvenir des leçons bien plus amusantes du catéchisme, de l'histoire sainte et du curé. Comment un enfant ne préférerait-il pas, à l'idée incompréhensible et vague du "Dieu père des hommes", dont parle l'instituteur, l'histoire d'Adam et d'Eve, du serpent, de Noé et de Jonas, le buisson ardent et le tonnerre du Sinaï !
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    Les programmes de 1886 rédigés sous l'influence de spiritualistes attardés ou de protestants à demi laïcisés doivent être refaits.
    L'école doit être "sans Dieu" parce que le Dieu que les enfants peuvent concevoir est une idole sans vie et san beauté, hors des légendes du christianisme et du judaïsme.
    Enseigner le Décalogue et la création fait partie du métier de prêtre, auteur de légendes dorées ou sanglantes, faiseur de miracles eucharistiques, revêtu de ses ornements sacerdotaux.
    L'instituteur n'a pas reçu le Saint-Esprit? C'est un homme qui doit parler des choses humaines.
    Il importe vraiment peu qu'on détache le crucifix de la muraille des écoles si, par son enseignement, le maître évoque la figure barbue du Père Éternel "pères des hommes et créateur de l'univers".
    La conscience humaine ne s'affranchira que par l'éducation, commencée dès le plus jeune âge, de la raison assujettie à la seule règle de la vérité et de la volonté s'efforçant au double idéal de la justice et du bonheur

            Charles Dumont


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