L'Action du 7 mai 1903
Tout à la fois
    Que les moines continuent à résister à cette République, qui ne fait à leur endroit que parodier les gestes oubliés à demi des monarchies ! Que les évêques continuent à déclamer contre ce régime qu'ils ont la mission concordataire de bénir ! Que les officiers multiplient les "cas de conscience" devant leurs troupes, par eux abaissées trop bas pour qu'elles puissent avoir aussi une opinion ! Que des magistrats démissionnent ou menacent de démissionner, brisant eux-même la cuirasse de rigide inamovibilité qui les protège. En dépit de l'amertume ou de la crainte ou des regrets que cette situation pourrait causer à quelques républicains, nous nous en félicitons. Et c'est leur timidité qui a lert et notre hardiesse - ou plutôt notre action normale et légale - qui, par les événements absoute, aura raison
    En effet, grâce à ces révoltes tour à tour sournoises ou éclatantes, toutes les questions vont être posées. Certes, il convient de ne rien s'exagérer, pas même la noblesse de protestations bruyantes que l'intérêt ou l'amour-propre paraissent plus commander que la conscience. Il convient aussi d'effacer à demi, par des rectifications nécessaires, les nouvelles sinistres annoncées par certaines agences de sacristie avec des épithètes désespérées. Déjà, l'an dernier, en Bretagne, tout avait été exagéré. Cette fois on n'a pas manqué, pour protéger l'émotion, de dénaturer même les faits. Et quand même il en serait autrement, quand, même de pauvres diables, dont la paresse était encouragée par l'aumône intéressée, se seraient soulevés pour défendre leurs maîtres féodaux, cela même démontrerait l'influence pernicieuse des couvents, et qu'il était temps d'établir, autour des consciences, une zone de protection laïque.
    Mais, comme l'a dit le poète latin, en un latin trop pur pour que ceux qui ne parlent que celui de sacristie en comprennent autre chose que la traduction, ceux que Jupiter veut perdre, il les affole. Jupiter, ici, c'est le destin, d'invisible puissance que seule la frivolité humaine juge capricieuse et qui a une logique redoutable. Jugez plutôt.
    Il est des questions bien posées, depuis longtemps posées, théoriquement résolues par les esprits sages, même acceptées par la moyenne de l'opinion. De ces questions on dit, selon l'éclat des saisons politiques, qu'elles sont mûres ou qu'elle sont pourries. mais on ne sait quel secret ennemi les combat, invisible, malicieux, redoutable. Elles avancent et puis elles reculent. On les croit sur le point d'aboutir, et puis il les faut à nouveau pousser. Le port, pour elle paraît proche, et, soudain, la route continue et se recourbe en des étapes multiples et douloureuses. On s'aigrit, on se désespère, on les abandonne presque, et, soudain, les voilà qui s'avancent d'elles-mêmes, audacieusement, sûres du triomphe. C'est un ami secret, invisible, puissant, qui les aide.
***
    Nous voici pour elles, à ces périodes de succès. Avons nous assez combattu pour la séparation des Églises et de l'État ? Les évêques se chargent de nous aider puissamment. Leurs imprécations, leurs résistances, leurs injures, montrent clairement qu'il n'est de solution que dans le divorce éclatant et définitif mettant fin à une union forcée, union d'intérêts mercantiles d'où le cœur est absent, où la conscience est humiliée, et que la mauvaise humeur constante et la mésintelligence rendent chaque jour plus odieuse .... Rien, aucun discours, aucune propagande, ne vaut les démonstrations épiscopales. Elles arrivent à leur heure : le pape, à force d'avoir entendu parler de la séparation, ne la considère plus comme une aventure. Et puisque l'Église elle-même fait le *** de brutalité salutaire, adieu ! ...
    Et le monopole de l'enseignement ? Pouvez-vous nier que l'acuité des débats actuels rend plus aisé et plus prochaine la solution ? Quelques-uns, parmi les républicains, se se raient contentés, vu leur hardiesse, de la loi de 1901. On peut dire que si le clergé et la congrégation et leurs maladroits amis eussent été bien inspirés et eussent accepté cette loi, ils nous y rivaient pour des années. Après cet effort, on eût attendu pour un autre effort. Or ces braves gens nous ont aidés : ils déclarent que les mêmes congréganistes chassés vont se dévêtir et revenir habillés en laïques. Un tour de main, et ils auront fait disparaître la tonsure révélatrice, substitué à la soutane la redingote, la cravate au rabat. Ce sera même esprit mais une figure nouvelle, même combat, avec l'hypocrisie en plus. C'est parfait, se dit-on. Et comme il n'est qu'un moyen pour obvier à ces travestissements périlleux, qu'en l'emploie
    Le monopole de l'Enseignement, qui permettra à l'État d'enseigner par lui-même ou par des délégations accordées à bon escient, vient de recevoir de Messieurs du clergé un appoint sur lequel on ne comptait pas.
    Vous croyez que c'est tout ? L'armée elle-même nous veut aider. Comment mettre un terme à l'insolence de ces officiers de coup d'État et de sacristie, qui considèrent comme répugnante des expéditions contre des moines, quand hier ils jugeaient honorables des expéditions contre des ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, sous l'oeil approbateur des patrons millionnaires ? Comment répondre à ces conseils de guerre qui distinguent entre l'ordre donné par le pouvoir militaire et la misérable autorité civile ? En brisant ces prétoires monstrueux, asiles de l'imbécillité et de l'injustice qui s'appellent les conseils de guerre. On y pensait depuis des années trop longues, hélas ! Messieurs les officiers nous viennent en aide. Merci, mon Dieu !
    Vous croyez que c'est tout ? On se disait qu'il y avait une magistrature privilégiées, fille des temps anciens demeurée intangible au milieu du progrès qui emporte toutes choses. Combien de fois a-t-on demandé au moins la suppression de l'inamovibilité, qui n'est pas une protection pour le justifiable, mais contre le pouvoir pour le juge ! Mânes de républicains d'autrefois, répondez si vous ne craignez pas d'humilier nos défaillances ! Et puis on avait oublié un peu le problème. Précisément, Messieurs les juges nous le rappellent par leur résistance à la loi républicaine. Que Thémis soit bénie, la vieille déesse qu'on croyait morte !
***
    Ainsi toutes les questions sont à la fois posées. Ce serait bien malheureux si on n'en profitait pas pour les résoudre. Sans doute il y a là de quoi remplir d'amertume tous les amis de la vieille méthode. Beaucoup, qui se piquent de républicanisme, vous rappellent toujours qu'il faut résoudre les questions les unes après les autres. Et le répertoire de Gambetta, qui ayant beaucoup parlé, prête des mots à tout le monde, selon le cas, est mis de nouveau au pillage. "Il faut sérier les questions", a-t-il dit. C'est parfait. le bon sens ne peut que trouver son compte à cette formule. Oui, il faut ne résoudre qu'une question à la fois. mais il les faut poser toutes ensemble, précisément, afin que la solution de chacune d'elles soit plus sûre. Entre elles, il est de tels liens secrets et vigoureux, qu'il les faut regarder avec audace et dans un large champ. monopole de l'enseignement, séparation des Églises et de l'État, suppression des conseils de guerre, rénovation de la magistrature, le regard distrait n'aperçoit entre ces questions que des abîmes. Elles se relient et se rassemblent en une seule : Affranchissement de l'État et de l'esprit.
    René Viviani

Suite