L'Action du 19 mai 1903
Le monopole inévitable
A M. Ferdinand Buisson
Dans sa réponse à M. Ferdinand Buisson,
à propos du monopole universitaire, M. Viviani a proposé,
avec sa forte et précise éloquence, la thèse "socialiste"
à la thèse "libérale".
mais il me semble que, même en dehors du parti
socialiste, la nécessité du monopole devrait être,
aujourd'hui, reconnue et proclamée.
C'est pourquoi, je demanderai à M. Buisson
la permission de lui répondre en essayant de me placer à
son propre point de vue, non au mien.
***
M. Buisson m'a reproché de raisonner comme si
la loi sur les Associations avait supprimé, en France, les Congrégations.
Il nous a rappelé qu'en réalité
la loi Waldeck-Rousseau n'a atteint qu'un nombre relativement très
restreint de congréganistes.
Et, si j'ai bien compris sa pensée, il voudrait
continuer la lutte sur le même terrain où elle s'est engagée,
c'est à dire dissoudre par la loi les Congrégations encore
existantes.
Sur ce point tous les républicains seront
d'accord avec lui.
Ne fût-ce que pour le principe, il importe
que les Congrégations supprimées par la révolution
et reconstituées, dans l'ombre, au mépris des principes révolutionnaires,
soient de nouveau, par un vote explicite et formel, légalement dissoutes.
Mais - et c'est là la question précise
que j'avais soulevée - M. Buisson croit-il, peut-il croire que du
jour où elles seront légalement dissoutes, les congrégations
seront effectivement moins dangereuses ?
Pour ma part, je ne le crois pas.
Ce que j'avais essayé de montrer, lorsque
je parlais du monopole inévitable, c'est justement qu'au fur et
à mesure que la loi les supprimait, les Congrégations se
relevaient sécularisées, intangibles et continuaient, en
paix, leur œuvre néfaste.
Des renseignements nombreux et précis sont
venus confirmer ce que j'avance : tantôt les écoles congréganistes
ont été ouvertes par des laïques dévoués
à la Congrégation; tantôt ce sont les frères
et les sœurs qui ont pris l'habit laïque en se disant sécularisés.
M. Buisson m'accordera, sans doute, que, pour être
habillés comme tout le monde, les moines ne sont ni plus ni moins
dangereux pour la République et la Pensée libre.
Alors ? Ai-je eu tort de conclure du particulier
au général ? Parce que quelques Congrégations ne reculaient
pas devant de douteux subterfuges, ai-je eu tort de laisser entendre que
toutes les Congrégations, le cas échéant, en feraient
autant ?
Mais les exemples récents auxquels j'ai fait
allusion n'étaient malheureusement ni les premiers, ni les seuls.
Avant les Congrégations atteintes par la
loi Waldeck-Rousseau, les Jésuites reconstitués au mépris
de lois formelles, avaient cru devoir se dissoudre - s'étaient dissous
...
Que s'étaient-il passé ?
Leurs établissements d'enseignement n'avaient
pas même fermés un jour. Là où ils n'avaient
pas eux-mêmes revêtu l'habit laïque, des créatures
- souvent moins intelligentes, jamais moins dangereuses - les avaient aussitôt
remplacés.
Eh bien ! je le répète au nom des
principes, il faut dissoudre toutes les Congrégations. Mais il faut
aussi avoir le courage de reconnaître que cette dissolution légale
n'aura aucun effet pratique, appréciable, et qu'avant comme après
le vote de la loi, la Congrégation pourra, à la faveur de
la liberté d'enseignement, poursuivre sur des enfants sans défense,
une œuvre de déformation.
***
Mais, nous dit M. Buisson, recourir au monopole pour
tuer la Congrégation, est un aveu d'impuissance, un "biais", une
attaque oblique.
Et quand cela serait ? ...
Si la morale chrétienne permet aux moines
de rendre un combat loyal impossible, de se dire laïques lorsqu'ils
ne le sont pas, de jeter dans une discussion que nous voudrions brutale,
mais franche, toutes les subtilités d'Escobar, est-ce notre faute
et faudra-t-il que ce soit nous qui en rougissions ?
Oui, nous avouons notre impuissance à prouver
au congréganiste qui se dit sécularisé sans l'être,
la fausseté de son affirmation. Mais comme nous avons la certitude
- et M. Buisson la partage - que l'affirmation est fausse, nous prétendons
lutter quand même ; et contre un ennemi qui biaise, nous biaisons.
Je dis nous biaisons; le biais n'en est un que pour
ceux qui voient, je sais pourquoi, dans la liberté d'enseigner un
droit primordial et sacré. Ceux-là évidemment doivent
abandonner, pour combattre un ennemi sans scrupules, quelque chose de leurs
principes.
Mais - et je me place ici, je le répète,
à leur point de vue, non du mien - puisque, pour eux comme pour
nous, le monopole est le seul moyen d'enrayer l'œuvre des moines, puisque,
de leur aveu comme du nôtre, la mauvaise foi des adversaires viendra
toujours se dresser entre eux et la loi, puisque des mesures radicales,
disons, si l'on veut, trop radicales, peuvent seules les atteindre - vaut-il
mieux rester dans la juste et stricte mesure, quitte à avoir la
République perdue par sa modération, ou sauver la République
et sa grande œuvre d'émancipation, quitte à sacrifier plus
ou moins le plus contestable des principes.
***
Car, malgré moi, je reviens et il faut bien
revenir à la question de principes.
Pourquoi M. Buisson considère-t-il la liberté
d'enseigner comme un droit ?
S'il est une mission sociale que la nation doive
entourer d'une surveillance attentive et de garanties jalouses, n'est-ce
pas, entre toutes, celle qui consiste à verser dans l'intelligence
grande ouverte de l'enfant les premières vérités d'où
plus tard il fera sortir, par un travail propre, toute sa vie pensante
individuelle ?
Sur un petit nombre de faits, sur un petit nombre
de vérités scientifiquement établies, l'accord des
hommes sincères est aujourd'hui chose acquise. Cet humble trésor
de vérités, voilà ce que la société
doit à chaque enfants. Elle ne lui doit rien d'autre - bien plus,
elle doit empêcher que rien d'autre lui soit donné.
Or, quand l'enfant, devenu un jeune homme, sera
en état de choisir librement entre les hypothèses et les
routes à suivre, nous seront d'accord avec M. Buisson pour revendiquer,
en sa faveur, une indépendance absolue.
Quand il s'agira d'enseignement supérieur,
nous seront pour la liberté : nous demanderons qu'on laisse vivre
les Universités catholiques, qu'on en laisse fonder de nouvelles
: le professeur qui parle à des étudiants adultes use du
droit sacré d'exprimer sa pensée - et non du droit exorbitant
de l'imposer.
Mais dans l'enseignement primaire, dans l'enseignement
secondaire, ce sont des enfants qui écoutent. Ils sont sans défiance;
ils croient. Comment pourraient-ils soupçonner que la voix de ce
moine, qu'on leur a dit de respecter, ce qui parle, c'est la routine, l'intolérance,
le mensonge, la négation vivante du Progrès et du Bonheur
?
Ils croient ... Ce n'est pas à eux qu'il
faudra, plus tard, en faire un grief. Ce ne sont pas des enfants de dix
ans, de quinze ans, auxquels on a enseigné une histoire fausse et
maquillée, qui peuvent porter sur cet enseignement qu'on leur donne
un jugement libre.
Ceux qui devraient porter ce jugement et se défier
et les défendre, ce sont ceux qui savent, ceux qui n'ont pas dix
ans, ceux qui ont vu la Congrégation à l'œuvre et qui ne
peuvent pas ignorer, que dans ses écoles et dans ses collèges,
elle enseigne sans bonne foi.
Ceux-là devraient dire : "Par tous les moyens
nous empêcherons les moines d'aller plus loin.
"A tous les enfants sans distinctions de classe
et de naissance, nous donnerons une même instruction première
: à tous nous enseignerons la vérité et la vérité
seule.
"Nous ne donnerons pas cet enseignement, comme quelques-uns
le prétendent, en vue de couler toutes les intelligences dans un
même moule, et d'établir, pour l'avenir, je ne sais quelle
unité dérisoire. Non ! aussitôt que l'enfant sera devenu
un jeune homme, nous lui dirons : Va, écoute, regarde, pèse
et discute beaucoup d'idées, fais-toi ta pensée toi-même
et tes opinions toi-même.
"Nous n'avons pas voulu t'enseigner telle opinion
ou telle doctrine. Nous n'avons voulu t'inculquer que le souci constant
d'être vrai."
Voilà quel devrait être le langage
de tous les républicains, de tous les penseurs indépendants
Voilà quel il pourrait être ...
Albert Bayet
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