L'Action du 14 mai 1903
Monopole à créer
Pour Ferdinand Buisson

    En réponse à notre confrère M. Bayet, M. Ferdinand Buisson a publié ici même, avec une liberté d'esprit dont  aussi nous voulons user, un article que nous ne saurions admettre. Certes, M. Bayet a qualité pour répondre et aussi autorité. Nul désir prétentieux de nous substituer à lui nous inspire la présente réplique. Mais aussi bien le débat appartient à tous ; il est assez long, assez grave, sera assez prolongé, pour que chacun y puise paraître et, hélas ! y vieillir en combattant. Et puis l'article de M. Ferdinand Buisson, avec la double autorité universitaire et parlementaire de son auteur, est vraiment si contraire à nos opinions intimes et, à notre sens, si périlleux pour la doctrine, qu'il ne nous parait pas aisé de différer une réponse.

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    M. Bayet avait revendiqué avec éclat la doctrine du monopole universitaire. M. Ferdinand Buisson, sous ce titre : Le monopole à éviter, vient de lui répondre et le titre contient en lui-même une réplique. Le député de Paris s'élève contre le monopole, par lui considéré comme un obstacle à l'affranchissement laïque et comme un amusement destiné à permettre aux Congrégations de vivre tranquilles. Abolissons toutes les Congrégations, dit notre ami. Voilà le véritable programme. Toute autre mesure, surtout la mesure du monopole serait un aveu funeste d'impuissance.
    On pourrait, certes, et tout de suite, répondre que ce qui pourrait être considéré comme l'impuissance ce serait l'oubli du monopole, et la seule manière de supprimer les Congrégations ne réside pas dans une opération de police qui s'attaque aux personnes, dans une opération de justice qui s'attaque aux biens - mais dans une opération politique qui, supprimant la prétendue liberté de l'enseignement, enlèverait au mal sa cause même. Nous y reviendrons d'ailleurs.
    Mais pour l'heure, ce qui nous préoccupe, ce qui même nous attriste en un pareil article, c'est l'affirmation que le seul but à atteindre c'est la disparition de toutes les Congrégations. Si bien que, si l'on suppose atteint, aux yeux de M. Buisson le monopole universitaire est sans objet. C'est bien là sa pensée. Et notre ami n'est pas éloigné d'une transaction, qui, si elle était possible, serait funeste et dont voici la base : je maintiens la prétendue liberté de l'enseignement à la condition que les moines disparaissent. Oui, transaction funeste, monstrueuse et qui contiendrait, contre la conviction même de son auteur, une duperie et une abdication.
    Ce qu'il y a de funeste en une pareille thèse, le voici : c'est que M. Ferdinand Buisson se rallie à la loi de 1850, un faux principe de fausse liberté que les politiciens de la bourgeoisie repentie, les universitaires transfuges et les évêques triomphants ont fait triompher à cette heure troublée. En sommes-nous arrivés là, que des hommes comme Clemenceau et comme Buisson viennent apporter l'éclat de leur adhésion à cette œuvre monstrueuse, à ce monument d'ignominie jésuitique, au triomphe de la ruse librement protégée par la force ?  Quoi ! Cette liberté prétendue de l'enseignement, cette revendication éternelle des rétrogrades, ce que la révolution a par deux fois écarté, ce que le parti prêtre a perpétuellement réclamé, voilà ce qui peut servir de ralliement à des républicains. Même Guizot, défendant, contre l'Église, le monopole universitaire, et, avant lui, Martignac, de Broglie, même Thiers, défendant le monopole avant 1848, même Cousin seraient plus avancés qu'eux. Peut-on, cependant, avoir avoir oublié cette histoire, ces sollicitations et ces intrigues autour de Bonaparte, l'appui prêté au prétendant par le parti catholique reconnaissant d'une promesse (voir Mémoires de Veuillot, 2°volume) la commission où Dupanloup et Montalembert gouvernent avec la complicité de Thiers, qui se repent et s'agenouille, la peur stupide de la bourgeoisie terrifiée par la montée populaire et qui tient la plume pendant que le clergé dicte ? L'histoire est d'hier, cependant. Et cette loi abominable, sortie de l'intrigue catholique, issue de l'intérêt et du servilisme, voilà qu'elle est défendue ... Et par qui ? En vain Barthélémy Saint-Hilaire, Jules Favre auront combattu cette loi ! En vain Victor Hugo aura jeté à l'Assemblée cette phrase célèbre : "Si le cerveau humain était ouvert devant elle comme un livre, l'Église y ferait des ratures."
    A quoi bon tous ces efforts généreux ? ce n'est pas hier que Victor Hugo et Jules Favre ont été vaincus; c'est aujourd'hui, et par qui ?
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    Et puis, vous qui vous vantez de ne vouloir trouver de repos qu'après la disparition des Congréganistes, et à qui cette disparition suffit, vous portez un autre coup au monopole (au monopole prétendu, car tout est équivoque en ce vocabulaire et il n'y a pas besoin d'attendre demain pour ce monopole, puisqu'à l'heure actuelle il y a deux monopoles, celui de l'Église et ce celui de l'État). Vous en faites une thèse de parti ; or, c'est un thèse d'État. Le monopole n'est pas une mesure de combat dont on usera ou dont on n'usera pas, selon le caprice belliqueux ou pacifique de l'Église. Le monopole est une mesure, théoriquement et politiquement nécessaire, qui dérive d'un des droits les plus incontestables de l'État ; l'État à, non pas le droit, mais le pouvoir d'enseigner. L'enseignement est un pouvoir comme celui de dire la loi ( par la magistrature d'État) celui de battre monnaie (par la Banque de France fermière de l'État) de recruter des troupes. L'aliénation consentie en 1850 ne se peut prescrire ; on ne prescrit pas contre la génération dont le droit se renouvelle avec la vie. Et cela est si vrai que même les Congrégations disparaissant, nous ne voudrions pas que l'État abandonnât la liberté d'enseignement à des groupes laïques, fussent-ils animés de notre esprit. Nous ne voudrions pas plus que nous ne souffririons que quelques groupes laïques battissent monnaie, ou pussent recruter des juges, ou former leur petite armée à part. Certes, on peut envisager sous diverses formes le monopole. L'État n'est pas obliger d'enseigner lui-même. Il peut déléguer son droit (et le retirer par conséquent) à qui lui agrée. Mais déléguer c'est affirmer son droit, ce n'est pas l'aliéner.
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    Mais revenons d'un mot à la thèse. Buisson s'imagine-t-il que le Congrégations vont disparaître ? Et même si elles disparaissent physiquement leur vivant esprit ne survivra-t-il pas à leur dépérissement matériel ? Que dira notre ami, si les mêmes hommes viennent , sous la redingote d'emprunt, verser au même cerveau le même poison ? Ce n'est pas l'habit qui fait le moine, ce n'est pas la soutane qui est périlleuse, ce n'est pas la redingote qui est rassurante : c'est l'enseignement qui est tout. Et ceux-là préparent à la démocratie une déception infinie qui s'imaginent en avoir fini avec l'Église parce qu'ils l'auront obligée à changer de tailleur. Quant à nous, si ce doit être tout, nous préférons ne pas aller plus loin ; nous aimons mieux lutter contre des moines dont la robe dénonce la présence que contre des laïques plus dangereux puisque plus insaisissables.

    René Viviani


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