"Les principes et les intérêts
que représentent MM. le baron Makau et le comte de Mun, dans la
commission du Concordat, leur font un devoir de protester contre un projet
de loi qu'ils considèrent comme attentatoire aux choix essentiels
de l'Église, garantis par le Concordat, et comme aussi préjudiciable
aux vrais intérêts de l'État qu'à ceux de la
religion.
"Par son article premier,
le Concordat pose, comme principe fondamental, que :"la religion catholique,
apostolique et romaine sera librement exercée en France."
"Il déclare également
que "son culte sera public, en se conformant aux règlements de police
que le Gouvernement jugera nécessaire pour la tranquillité
publique."
"Cette restriction ne s'applique
donc, comme le prouvent d'ailleurs jusqu'à l'évidence les
débats qui eurent lieu à ce sujet en 1801, qu'à la
publicité du culte en dehors des églises.
"Cette convention diplomatique
fut le résultat du concours libre et réfléchi des
deux puissances contractantes ; il ne saurait appartenir à l'une
d'entre elles de la modifier à son gré.
"Et cependant il est démontré
par les documents historiques les plus certains que les articles organiques,
quoique traitant des matières religieuses, ont été
rédigés en dehors et à l'insu du pape Pie VII ; qu'ils
constituent, en plusieurs points, une altération grave et une violation
partielle des stipulations concordataires, et qu'ils ont donné lieu,
dès le principe, à des réclamations diplomatiques
réitérées de la part de la cour de Rome. S'ils n'ont
pas, comme la constitution civile du clergé, produit la rupture
et le schisme, c'est que, d'une part, les gouvernements qui se sont succédé
en France depuis quatre-vingts ans en ont, de fait, restreint l'application,
et que, d'autre part, l'Église ne s'est pas refusé à
admettre ou à tolérer ce qui n'était pas absolument
contraire à sa constitution et à ses droits essentiels.
"Or, le projet de loi actuel
constitue sur plusieurs points une aggravation considérable et intentionnelle
de ces mêmes articles organiques, en portant des entraves graves
nouvelles à la liberté du culte, en dépouillant l'Église
d'une partie des biens et des avantages qu'elle avait légitimement
obtenus de l'État, et aussi en introduisant contre les ministres
du culte un système de pénalité incomparable avec
le libre exercice de la religion garanti la l'article 1er du Concordat.
"Ces messieurs repoussent
également ce projet de loi au nom de l'esprit général
du Concordat.
"Dans la pensée de
leurs auteurs, cette convention fut avant tout un acte de pacification
religieuse et sociale, et non un instrument de guerre et d'asservissement
mis aux mains de l'une des deux parties contractantes.
"De plus, les documents officiels
de l'époque démontrent, de la façon la plus certaine,
que les compensations offertes par le pouvoir civil en échange des
très vagues concessions accordées par le pape étaient
considérées, de part et d'autre, comme un minimum devant
servir de point de départ aux améliorations successives que
nécessiteraient les besoins religieux du pays.
"Enfin ces messieurs repoussent
et déplorent vivement ce projet de loi comme devant être funeste
à la paix religieuse.
"Si le régime du concordat
de 1801 en a, pendant quatre-vingts ans, procuré le bienfait à
la France, sous les gouvernements les plus divers, c'est parce qu'on a
très sagement répudié le principe de la constitution
civile du clergé au nom duquel le pouvoir politique avait voulu
régler les matières religieuses à lui seul et sans
le concours de l'autorité spirituelle. Ce principe n'a produit,
l'histoire l'enseigne, qu'une série de persécutions commencées,
comme aujourd'hui, par la privation des traitements et aboutissant, deux
ans plus tard, à la déportation.
On abandonne maintenant le
terrain de conciliation sur lequel l'État et l'Église ont
vécu pacifiquement depuis près d'un siècle, pour entrer
dans une voie nouvelle qui conduira le Gouvernement, par degrés
sans doute, mais logiquement et fatalement, à la persécution
religieuse.
"Nous n'avons pas à
prévoir, continuent ces messieurs, comment le saint-père
et les évêques croiront devoir envisager dans leur sagesse
les graves mesures que l'on propose contre la religion et contre le clergé.
"Mais il nous appartient,
au nom des convictions et des principes que nous représentons dans
le sein de la commission, de déclarer qu'en portant une grave atteinte
à l'établissement matériel de l'Église en France,
comme à sa liberté, on viole à la fois la lettre et
l'esprit du Concordat.
"C'est virtuellement, du côté
de la France, la dénonciation du Concordat."
CONCLUSIONS
Les développements que
nous avons donnés, en exposant et discutant les divers systèmes
dont nous avons été saisis, les raisons que nous avons fournies
à l'appui de notre proposition ont indiqué bien clairement,
non seulement les opinions, mais les intentions de la majorité de
votre commission. Il n'est peut être pas inutile cependant d'y revenir
brièvement en terminant ce long rapport.
Nous n'avons entendu faire
œuvre ni de philosophes, ni d'historiens, mais bien d'hommes politiques.
Nous n'avons pas voulu entrer,
comme l'avaient fait les législateurs de l'an X, dans les graves
et difficiles discutions tant de fois agitées sur l'utilité
ou le danger des religions positives, au point de vue du bonheur individuel,
de la morale publique ou du fondement des sociétés. Nous
nous sommes gardés de discuter sur les services qu'auraient rendus
à la civilisation, selon les uns, ou les périls que lui aurait
fait courir, selon d'autres, la religion, qui est en fait celle que confesse
avec plus ou moins de zèle l'immense majorité des français.
Nous ne nous sommes pas demandé ce que l'avenir lui réserve,
et nous nous sommes gardé de prendre parti pour ou contre les hommes
également éminents dont les uns croient en sa pérennité
et comme en son infaillibilité, tandis que d'autres prédisent
sa transformation imminente ou sa défaite par les confessions rivales,
ou même annoncent la disparition prochaine de toute confession religieuse.
Nous n'avons pas la prétention de faire quoi que ce soit qui porte
une atteinte directe ou indirecte à ses dogmes ou à ses enseignements,
qui tende à la constitution d'un schisme, qui pénètre
sur le domaine des consciences, qui ressemble à une attaque religieuse
ou a une persécution.
En un mot, nous avons absolument
laissé de côté tout ce qui touche à la religion,
dont les progrès ou la décadence ne regardent que les théologiens
et les philosophes, pour ne considérer que l'Église, dont
l'organisation et les rapports avec la société civile sont
du domaine de la politique. Et ici, nous avons considéré
que, sans nier le bien fondé théorique de la thèse
de la séparation de l'Église et de l'État, il y avait
d'une part, danger pour la société civile à feindre
d'ignorer l'existence de ce pouvoir formidable encore, et d'autre part
impossibilité, à l'heure actuelle, d'en restreindre l'étendue
sans son propre acquiescement.
Or, nous avons trouvé
ces restrictions indispensables établies dans un pacte contre l'exécution
stricte et complète duquel l'Église qui l'a signé
ne saurait protester. Ce pacte, nous nous en emparons, nous demandons qu'il
ne soit plus une loi sans vertu et sans sanctions, nous demandons qu'il
soit ramené à ses stipulations premières, à
celles qui ont été librement consenties par le chef infaillible
de l'Église, et considérées par lui comme nécessaires
et suffisantes à la foi.
Nous ne nous sommes pas occupés
à chercher dans quelles conditions il avait été conclu,
quels intérêts il avait alors servis, quels inconvénients
ou quels avantages il avait présenté, quelles intentions
secrètes cachaient avec plus ou moins d'habileté les deux
contractants.
Nous le prenons pour ce qu'il
est, ou plutôt pour ce qu'il pourrait être dans les circonstances
actuelles, réduit et ramené comme nous venons de le dire,
et nous considérons que sa stricte exécution est aujourd'hui
la plus sûre protection contre les envahissements d'une puissance
politique redoutable à la fois par son antiquité, son organisation,
ses moyens d'action sur les âmes, le but de ses efforts.
Il est possible, et beaucoup
disent qu'il est certain que Bonaparte, en signant le Concordat, en sauvant
l'Église catholique du plus "cruel de tous les schismes" (Rapport
de Portalis au Corps législatif), avait espéré
faire en faire un instrument de règne, et transformer comme on l'a
dit le clergé qui prêtait le triste serment concordataire,
en une sorte de "gendarmerie sacrée." En tous cas, il n'en a pas
tiré de grands avantages, malgré le catéchisme impérial.
Bien plein d'illusions serait
celui qui se flatterait aujourd'hui de réaliser ce que le despote
n'a pu obtenir. Nous n'avons pas besoin de nous défendre contre
de telles intentions. Notre visée est bien plus modeste, mais nous
espérons que nos résultats seront plus sûrs. Vouloir
ramener le clergé catholique à l'exécution des lois,
lui enlever les privilèges qu'il n'a pas lui-même jugés
nécessaires, le frapper au nom de la loi comme les autres citoyens,
ce n'est pas, quoi qu'on en ait dit, méditer la constitution d'une
religion d'État, l'organisation d'un clergé national. Celui-là
serait passible de ce reproche qui voudrait pénétrer dans
la discipline ecclésiastique, imposer des articles de foi. ce pouvait
être la pensée de Louis XIV en 1682, celle de Napoléon
en 1802, ce ne peut être celle de républicains également
soucieux de la liberté de conscience et de l'indépendance
de l'État laïque. Il nous importe peu que les conciles ou le
pape infaillible modifient dans l'Église et "la foi et les mœurs";
les nouveautés dogmatiques ne sauraient nous émouvoir, sinon
dans leurs conséquences politiques, lorsqu'elles peuvent en avoir.
La conclusion à laquelle
nous sommes arrivés nous a donc été dictée
par l'esprit laïque, dégagé de toute préoccupation
d'action directe ou indirecte sur les âmes. Nous pouvons attendre
avec confiance le jugement de la Chambre et de nos citoyens.
Que si nous nous sommes trompés,
on voudra bien remarquer que notre erreur ne compromet en rien l'avenir.
En supposant adoptées les mesures que nous vous proposons et celles
qui devront les compléter et dont nous dirons un mot tout à
l'heure, si leur efficacité n'était pas ce que nous espérons,
si la séparation devenait la nécessité suprême
et la seule ressource à tenter, nous l'aurions préparée
en diminuant la puissance de l'Église. Mais nous croyons qu'il n'en
sera pas ainsi, et qu'en se cantonnant fermement dans les positions que
nous avons indiquées, l'État peut retrouver la part d'autorité
qu'il a abandonné et la société civile la sécurité
qui pourrait être bientôt compromise. Ceux qui nous suivront
compléteront l'œuvre.
Mais nous devons faire remarquer
de nouveau, en terminant, que les dispositions législatives dont
vous proposons l'adoption ne sont qu'une faible partie de ce qui
peut et doit être fait dès aujourd'hui. Le morcellement des
travaux parlementaires nous imposé l'abandon de quantité
de questions au moins aussi importantes que celles qui sont résolues
par notre loi.
Nous avons dû laisser
de côté le décret de messidor an XII et tout ce qui
touche aux honneurs excessifs rendus aux dignitaires et aux cérémonies
de l'Église catholique ; nous avons renvoyé à des
commissions déjà saisies les dispositions du projet de M.
Paul Bert qui sont relatives à l'inhumation et à la législation
des fabriques, où se trouvent intéressés à
un si haut degré les budgets communaux.
Il en a été
de même pour les deux questions les plus importantes soit en théorie
soit en pratique qui aient trait aux rapports de l'Église et de
l'État : je veux dire celle du service militaire imposé à
tous les jeunes citoyens, et celle de la suppression des congrégations
religieuses.
Pour apprécier la valeur
réelle et juger de l'efficacité exacte des mesures que nous
proposons, il faut leur supposer jointes celles que je viens d'énumérer.
Alors seulement on se sera fait une idée juste de la thèse
désignée sous le nom "d'exécution stricte du Concordat".
D'abord : "Toutes les institutions
monastiques ont disparu".( Exposé des motifs de Portalis
au conseil d'État. Séance du Corps législatif du 15
germinal, an X)
"On ne voit plus ces ordres
nombreux qui dévoraient sans avantages la substance du peuple ...,
et qui ne servaient, dans les États modernes, qu'a y entretenir
un esprit étranger et funeste." (Discours de Lucien
Bonaparte au Corps législatif - séance du 18 germinal, an
X.)
En second lieu, les privilèges
qui n'avaient ou pour but que de protéger le recrutement du clergé
contre l'éloignement croissant des populations, sont supprimés
: les séminaristes se rencontrent sous les drapeaux avec les autres
étudiants ; aucune dotation spéciale n'est plus accordée
aux grands séminaires, qui cessent d'occuper des bâtiments
appartenant à l'État, aux départements et aux communes.
Les évêques,
classés à rang de préséance parmi les fonctionnaires
départementaux, ne jouissent plus des honneurs extraordinaires que
leur conféraient les décrets. Ils ont quitté les palais
épiscopaux dont l'habitation parfois princière augmentait
au moins autant leur autorité morale que leurs ressources matérielles.
Les établissements
ecclésiastiques ne peuvent plus posséder d'immeubles, et
leurs richesses mobilières doivent concourir à l'augmentation
du crédit public, par leur placement en rente sur l'État.
Les prêtres, à qui vous avez déjà enlevé
la domination des cimetières, perdent celle des fabriques, dont
la comptabilité bien établie ne permet plus d'abus, et dont
les communes ne sont plus contraintes de combler les déficits.
Le clergé, par les
lois que vous avez déjà votées, n'a plus aucune part
dans la direction de l'instruction publique, et la séparation de
l'Église et de l'École est nettement établie.
Le prêtre, quelque rang
qu'il occupe dans la hiérarchie, ne peut plus compter sur l'impunité
presque toujours assurée jusqu'ici aux plus coupables écarts
de langage. Il ne pourra plus, sans être justement puni, sortir de
son rôle religieux pour se mêler d'administration, de politique
et délections. Qu'il soit pourvu d'un traitement concordataire ou
d'une simple allocation due à la bienveillance de l'État,
il se verra enlever ces avantages, lorsque sa culpabilité sera prouvée.
En même temps, des décisions
gouvernementales, sous forme de décrets ou d'arrêtés,
auront abrogé une foule de mesures prises dans l'intérêt
de l'Église, et dont aucune des prescriptions du Concordat ne fait
une obligation à l'État.
L'Église, ramenée
ainsi à la stricte exécution du Concordat qu'elle a signé,
sans qu'aucune apparence de persécution puisse être invoquée
justement par elle, ne recevant plus de l'État aucune concession
propre à augmenter sa richesse et son influence politique, n'aura
plus que la part très grande et très légitime d'autorité
que lui accorde la docilité des fidèles.
C'est en ce temps là,
c'est après avoir constaté les résultats de ce fonctionnement
législatif inconnu depuis 1804, qu'il pourra être, selon nous,
opportun et expédient d'examiner s'il convient de prononcer la séparation
de l'État entré dans la plénitude de son pouvoir,
d'avec l'Église réduite à ses propres forces et à
son strict droit.
Nous aurons rempli notre tâche
en préparant l'avenir.