Chambre des députés
21 janvier 1898
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M. Alexandre Bérard (Ain).
Je ne viens pas soutenir devant la Chambre qu'il faut rejeter le budget des
cultes. Nous sommes ici en très grand nombre absolument résolus
à voter contre ce budget, non pas parce que nous espérons une
solution immédiate, mais pour maintenir nos revendications et pour
préparer dans l'avenir la solution que nous croyons la seule logique,
la solution inéluctable et nécessaires : celle de l'absolue
séparation des Églises et de l'État, séparation
qui devra se faire quand on aura voté de nouvelles et indispensables
lois sur les associations.
C'est en me tenant uniquement sur le terrain du Concordat
que je viens discuter le rapport de notre honorable collègue M. Marc
Sauzet.
Je crois, en effet, qu'il a vu la situation actuelle à
travers un prisme singulièrement décevant. Il croit qu'à
l'heure actuelle il y a "un apaisement dans les passions et dans les polémiques
religieuses qui ont trop longtemps déchiré notre pays "
Hélas! cet apaisement est loin d'exister, et je serais porté
à croire vraiment, en assistant au spectacle qui se déroule
devant nos yeux, que toutes les sectes religieuses sont prises du même
vent de folie, pour se jeter en tant que sectes religieuses au milieu de
nos débats politiques.
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Dans ces conditions,- et c'est uniquement au point
de vue du clergé concordataire que je yeux me placer, - nous sommes
tous d'accord sur les bancs républicains pour déclarer qu'il
ne s'agit pas là de questions religieuses. Nous sommes scrupuleusement
respectueux de toutes les religions, de toutes les convictions philosophiques
et religieuses ; nous voulons que l'État soit absolument neutre vis-à-vis
des unes et des autres, qu'il ait le respect le plus profond de la liberté
de conscience. Mais Français avant tout, nous estimons, au nom de
l'indépendance même de la patrie, qu'une secte religieuse ne
saurait se transformer en parti politique dans le but de s'emparer de l'État
et de le livrer à un chef étranger. (Très bien !
très bien ! à gauche.)
Or, c'est e qu'on cherche à faire l'heure actuelle.
Ce qu'on cherche à former aujourd'hui, c'est un parti catholique.
On veut prendre une secte religieuse reconnue par l'État pour la transformer
en parti politique.
Dernièrement, au mois de décembre, nous
avons pu assister à deux congrès qui ont eu pour but d'organiser
et de former ce parti, de discuter son programme.
A ces eux congrès, tenus l'un à Paris et
l'autre à Lyon, le but direct, avoué, le but premier, le plus
pressé, a été l'organisation du parti en vue des prochaines
élections. Ce qui a été discuté, ce sont les
questions suivantes : l'organisation des comités, la presse, les alliances,
afin de s'emparer de la république, et une fois maître de la
république, suivant l'expression des congressistes, une fois maître
de la maison, les moyens de la meubler au gré des nouveaux propriétaires
; on a discuté enfin les alliances possibles qu'on pourrait conclure
en profitant de nos malheureuses dissensions républicaines.
C'est, à Paris, M. Bonjean - ... - qui s'exprime
ainsi.
"Nous sommes en majorité d'après les statistiques
des baptêmes ; mais en fait nous représentons une minorité.
Il faut donc adopter la politique des alliances fécondes. La concentration
républicaine est brisée ; empêchons-la de se reformer
et donnons, nous catholiques, un point d'appui sérieux à
celui de ses deux tronçons le plus rapproché de nous, pour
combattre l'autre."
L'autre tronçon, c'est nous. Si grâce à
cette manœuvre, on détruisait le tronçon gauche, - ...- que
nos amis modérés soient bien convaincus qu'une fois cette opération
accomplie ce serait eux qu'on détruirait à leur tour, car le
parti clérical n'aime pas plus les modérés que les radicaux.
A Lyon, même langage. C'est M. Crétineau qui
parle. Il dit qu'il faut soutenir les candidats cléricaux.
"Mais, ajoute-t-il, quand un candidat vraiment modéré
se trouve, avec lequel il existe des points de rapprochement sérieux,
nos amis feraient bien de réfléchir, avant de lui susciter un
concurrent. Enfin, entre un opportuniste, un radical et un socialiste, il
ne faut pas choisir avec des idées préconçues trop arrêtées
ni accorder une attention trop exclusive à l'étiquette. Avant
tout, considérons les programmes ; allons trouver les candidats pour
essayer d'obtenir des concessions et donnons nos voix à celui d'entre
eux qui aura consenti ces concessions."
Je crois que tous les républicains m'approuveront
quand je dirai que faire de telles concessions ce n'est pas seulement faire
acte de défaillance, c'est trahir le drapeau de la République,
et que des républicains qui, pour se faire élire, accepteraient
les conditions du parti clérical telles qu'il veut les imposer trahiraient
la république et se déshonoreraient. je suis persuadé
que personne, dans le parti républicain n'y voudra souscrire. (Applaudissements
à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)
Du reste, ces concessions, un des orateurs des congrégations,
M. L'abbé Gayraud, les a précisées.
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M. Gayraud disait :
" Nous avons le droit d'exiger la révision de certaines
lois en ce qu'elles ont de contraire à la justice et à la liberté,
- les lois militaire et scolaire; - nous avons le droit d'exiger pour les
congrégations religieuses la liberté et l'égalité
devant l'impôt, - droit d'accroissement,- l'abolition de la loi du
divorce; pour les fabriques, la simplification des règlements tracassiers,
etc. . "
Pour faire triompher ce programme, une fédération
chrétienne a été organisée à Lyon, un comité
directeur de douze membres a été créé; il est
formé de quatre prêtres, de quatre ouvriers et de quatre intellectuels,
-les intellectuels, ce sont ceux qui ne sont ni prêtres ni ouvriers.
(Rires à l'extrême gauche et sur divers bancs à
gauche.)
Puis, on a proclamé cinq journaux comme journaux
officiels: l'Univers, le Peuple Français, la Croix,
la Justice sociale et la France libre; ensuite
un chef, le pape, auquel on obéit et qui est le chef du parti.
M. René Chauvin. Un bon Français, celui-là ! (Bruit,)
M. Alexandre Bérard (Ain), A côté de ce programme élaboré pour les élections prochaines, il y a un point qui ressort de toutes les discussions de ce congrès et que nous avons entendu formuler à Reims, à Paris et à Lyon: c'est la domination religieuse et temporelle du pape sur te monde entier.
M. Lemire. Où avez-vous lu cela ?.... De la domination temporelle du pape sur le monde entier ?
M. Alexandre Bérard (Ain). Puis le mariage religIeux catholique, seul considéré comme mariage légal; l'enseignement public aux mains de l'Église seule; enfin, pour finir, sur le drapeau national, comme pour en prendre possession et marquer son asservissement au pape, le Sacré-Cœur. Voilà la thèse qu'on est venu exposer ici, en parodiant le mot de Sieyès et en disant qu'en France les catholiques devaient être tout. C'est la thèse de l'abbé Gayraud reproduite à cette tribune par M. Hémon ou M.. Rabier. - je ne me rappelle pas lequel - lorsqu'ils nous ont montré l'abbé Gayraud affirmant à ses électeurs que le pape devait être le souverain du monde.
M. Gayraud.Je n'ai jamais prononcé
ces paroles !
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M. Alexandre Bérard (Ain). C'est ce que disait le père
Monsabré au Sacré-Cœur: " Il n'y a qu'un moyen de relever la
France et de la sauver ", - car la France est toujours perdue quand le parti
clérical n'est pas le maître, - " il n'y a qu'un moyen de relever
la France et de la sauver : c'est de rendra l'école aux prêtres
et de restituer l'État à l'Église. "
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Oui, le pape ordonne de se rallier à fa République.
Je ne sais pas si, comme le disait un jour notre honorable collègue,
M. de Baudry d'Asson "Sa Sainteté le pape n'est pas plus républicaine
que lui", mais ce que je sais bien, c'est que, depuis que le pape a donné
pour instruction de se rallier à la République, la lutte du
parti clérical contre la République et la résistance
à nos lois n'en sont devenues que plus ardentes. . .
M. Gayraud. Parfaitement! (Applaudissements ironiques à
l'extrême gauche et à gauche, )
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M. Alexandre Bérard (Ain) ... Mais il y a mieux. Cette puissance
étrangère, le Vatican, le pape, entre directement dans nos
affaires publiques; il donne ses instructionS pour les élections, et,
ces mois derniers, deux moines, deux prêtres, deux missidominici,
ont parcouru la France, sont allés dans tous nos diocèses, auprès
de tous les évêques, pour dicter les instructions du pape au
sujet des élections futures. Cela n'a pas été nié.
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..... il y a peut être en France, actuellement 15.000 ou 20.000 chaires
qui sont transformées en tribunes politiques, où l'on parle
pour le parti romain contre la République française, où
l'on parle de nos lois militaires et scolaires, où l'on attaque avec
violence l'enseignement laïque et les personnes de nos instituteurs
et de nos institutrices, où l'on attaque toutes les lois de la République
où l'on prêche l'intolérance religieuse, où l'on
signale, en les mettant à l'index, les boutiques, les magasins tenus
par ceux qui sont des non catholiques, où l'on organise des missions
souvent prêchées par des jésuites anglais ou des moines
espagnols ou italiens, missions renouvelées de celles de Charles X.
Il y a une foule de villes et de bourgades où les curés et
desservants sont des collaborateurs et les correspondants assidus de la Croix.
Très bien ! très bien ! à gauche.)
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En terminant, je tiens à remettre
sous les yeux de la Chambre les paroles qui étaient prononcées
il y a vingt ans par l'homme qui fut le chef du parti républicain ;
vous verrez, messieurs, si ses conseils ne doivent pas être écoutés
mieux encore aujourd'hui qu'à cette époque déjà
lointaine. Gambetta disait :
" Je suis profondément attristé, profondément
troublé pour mon pays, pour l'État quel qu'il soit, - car je
ne parle pas seulement ici au nom de la République, je parle au nom
de l'État, au nom de tout gouvernement qui a conscience de ses devoirs,
de ses intérêts, de sa mission, - et j'affirme que de toutes
parts on livre assaut à l'État; on lui fait des brèches,
au nom de la religion; et c'est pour cela qu'il n'y a au fond de tout cela
que de pures questions politiques,
"Il est remarquable, en effet, que, depuis l870, au lendemain
de nos désastres, au milieu même des ruines qui s'étaient
accumulées autour de nous, cette pensée, ce plan politique,
réfugiés sous le manteau de la religion, aient apparu. Il n'est
pas moins digne d'attention que ce soient précisément les mêmes
hommes qui, dans notre pays, mènent l'assaut contre les institutions,
contre la Révolution de 1789, contre ses conquêtes, qui sont
en même temps à la tête des comités catholiques,
des cercles catholiques, des associations catholiques, et qui, mêlant
avec habileté, avec une infatigable et opiniâtre activité
la diplomatie et la religion, le parlementarisme et la bienfaisance, font
de toutes ces idées associées un levier, que dis-je! un bélier,
qu'ils poussent contre la citadelle de l'État.....
"Ce serait par une vaine et impossible distinction qu'on
chercherait à amoindrir le danger immense que vous avez sous les yeux;
il ne s'agit pas d'un groupe d'hommes. Nous sommes en présence d'une
armée qui a un général (le pape) et qui manœuvre comme
savent manœuvrer les armées disciplinées. "
Et Gambetta ajoutait:
" Le premier devoir qui se dégage de la leçon
du passé, c'est la vigilance sur nos adversaires et sur ceux qui parmi
eux prennent un masque dont ils se couvrent, un voile dont ils se cachent,
emploient un langage hypocrite et menteur pour se glisser dans nos rangs
et qui, à l'aide de mots habilement construits, de phrases toutes
faites, ne conspirent que notre renversement et notre perte. ......
Si nous recommencions la faute qui a déjà été
commise d'accepter sans signature, sans déclaration, ces prétendus
ouvriers de la dernière heure, eh bien! on connaît la besogne
qu'ils recommenceraient à leur tour: prendre la République,
la placer sur un char, l'orner de fleurs et la mener sous le couteau de quelque
égorgeur de race.
" C'est ainsi que l'on voit s'étendre le réseau
dans lequel ils veulent emprisonner ce pays, non pas seulement pour saisir
et gouverner 1e pays lui-même, mais pour perpétuer cette politique
inaugurée depuis des siècles, et qui tend à 1a subalternisation
de l'élément civil, de l'élément laïque,
à l'autorité théocratique d'un chef unique qui se prétend
infaillible, de telle sorte que la campagne qu'ils dirigent contre l'intelligence
française est dirigée en même temps contre l'intelligence
du monde entier, contre les principes mêmes de la civilisation moderne.
... Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France
en disant du cléricalisme ce que disait un jour mon ami Peyrat : "
Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! " (Applaudissements à
gauche)
M. le président. La parole est à M. le président du conseil.
M. Jules Méline,président
du conseil, ministre de l'agriculture. Messieurs, il est impossible au
Gouvernement de laisser
passer sans un mot de réponse le discours que vous venez d'entendre.
Si, en effet, le Gouvernement, comme l'affirme l'honorable
M. Bérard, ne veille pas à l'exécution rigoureuse des
prescriptions du Concordat, s'il les laisse violer audacieusement tous les
jours, s'il n'applique pas les lois dont il a la garde, il manque au premier
de ses devoirs et serait coupable envers vous et envers le pays, (Très
bien !! très bien! au centre.)
Ce n'est pas la première fois qu'on formule cette
accusation devant vous; c'est la centième fois peut-être ; mais,
puisqu'on la renouvelle, je suis obligé d'y opposer toujours la même
réponse et de dire à nos honorables collègues, à
nos adversaires et à M. Bérard : Mais prouvez donc que nous
ne faisons pas appliquer les lois du pays, prouvez-le! (Rumeurs à
gauche.) Oui, prouvez-le, et autrement que par des articulations vagues;
prouvez-le par des faits, des précisions !
Or, ces faits, ces précisions, vous ne les avez
jamais trouvés, vous ne les trouverez jamais, et c'est ce qui fait
que le pays ne se préoccupe plus de l'accusation incessante que vous
dirigez contre nous. ( Très bien! très bien ! au centre.)
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M. Bérard affirmait, à cette tribune, que
nous laissions les chaires se transformer en des sortes de tribunes politiques,
0ù l'on attaque tous les jours le Gouvernement.
Plusieurs membres à gauche. Non! non! au
contraire.
M. Bourrat. Pas votre Gouvernement, la République !
M. le président du conseil. ... En réponse à cette allégation, j'affirme - et je préciserai tout à l'heure - que toutes les fois que de pareils écarts se produisent, que du haut de la chaire tombent des paroles violentes, des attaques précises dirigées soit contre nos institutions, soit même contre les lois du pays, nous employons les moyens que la loi met à notre disposition. C'est pour cela que nous avons frappé récemment un certain nombre de prêtres du diocèse de Quimper...
M. Gayraud. A. tort !
M. le président du conseil. ... et c'est ce qui explique
l'interruption qu'a faite tout à l'heure l'honorable abbé Gayraud.
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J'ajoute que je cherche en vain les symptômes du
péril que vous signalez.
Depuis que nous sommes au gouvernement, nous avons présidé
à un grand nombre d'élections partielles. Voulez-vous me dire
où sont les candidats qui se sont présentés en inscrivant
sur leurs programmes l'abrogation des lois scolaires? Veuillez me les citer;
combien sont-ils dans ces élections?
M. Derrien. J'ai protesté contre les laïcisations.
M. le comte de Lanjuinais. Le nouvel élu de Vannes a demandé l'abrogation de ces lois !
M. le président du conseil. Je constate qu'il y en a au moins
un. Je ne veux pas insister davantage sur des choses aussi évidentes.
(exclamations à l'extrême gauche.)
Le pays les connaît mieux que moi, et c'est pour
cela que la campagne systématique que vous menez contre nous n'a aucun
succès auprès de lui. (Très bien! très bien!
au centre. )
Le pays comprend très bien le jeu de l'honorable
M. Bérard et de ses amis. Ils sont embarrassés pour trouver
une plate-forme électorale. (Exclamations à l'extrême
gauche et sur divers bancs à gauche. - Approbation au centre.)
M. Braud. Vous vous trompez absolument!
M. le président du conseil. Elle leur fait absolument défaut. Ils avaient autrefois, ils ont eu pendant longtemps, la séparation des Églises et de l'État, la révision de la Constitution; ces grandes réformes sont reléguées au second plan et on n'en parle plus aujourd'hui. (Protestations à l'extrême gauche.)
M. Marcel Habert. Parlez pour ceux qui ne s'intéressent pas aux destinées du pays!
M. Braud. Nous en reparlerons.
M. le président du conseil. Mais il me semble que lorsque
vous avez été au pouvoir vous pouviez tenter d'exécuter
ces promesses faites par vous depuis si longtemps. (Applaudissements au
centre.)
Vous craignez, avec juste raison, que le suffrage universel
ne vous en demande compte et ne se venge des désillusions que vous
lui avez données. Alors, vous vous retournez de notre côté,
et vous dites: "Voilà un gouvernement clérical! voilà
l'ennemi "
La diversion est habile, mais le pays ne s'y laissera pas
prendre (Applaudissements au centre et à droite). car il sait
très bien que ce n'est qu'une diversion et que nous ne sommes pas
des cléricaux, Dans la clairvoyance, il entrevoit un péril autrement
redoutable que le péril clérical (Nouveaux applaudissements
sur les mêmes bancs) ; il comprend très bien que si vous
parlez si haut et si fort du péril clérical, c'est pour lui
faire perdre de vue le péril social et révolutionnaire.
(Applaudissements prolongés au centre et sur divers bancs à
gauche et à droite.)
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Les anticléricaux ne se compteront pas :
le chapitre premier sera adopté sans scrutin........