"Archives Israélites"
Jeudi 4 août 1904
LE CONFLIT AVEC ROME
ET LE RÉGIME DES CULTES
    Le cri de guerre des antipapistes d'Autriche: Los mit Rom est devenu depuis quelques jours une réalité en France. Les rapports diplomatiques sont rompus entre le gouvernement et le Vatican. La brouille en gestation depuis quelque temps a été provoquée, on le sait, par des injonctions et des menaces de déposition adressées par le Saint-Siège à deux évêques de France et que M. Combes a considérées comme une violation du Concordat qui interdit au Pape de prendre des mesures contre le clergé sans entente préalable avec le gouvernement français. Il a dû rappeler à Rome que le Concordat est un duo et qu'il n'est pas loisible aux exécutants d'abandonner la partie pour se livrer aux douceurs du solo.
    D'après les documents publiés et la moyenne des appréciations qui ont été portées sur la grave mesure à laquelle vient de se résoudre le chef du cabinet, il semble bien qu'il ait pour lui la lettre et l'esprit du pacte bilatéral qui régit les relations de la France et du Saint-Siège.
    Mais si on veut considérer les choses de haut et en dehors des contingences politiques, on ne peut s'empêcher de trouver au moins anormal, bizarre, sinon choquant, que le chef d'une Église ne puisse communiquer directement avec les membres de son clergé et qu'avant de leur adresser des monitoires, à leur reprocher des paroles ou des actes contraires à la doctrine et à la discipline ecclésiastique ou au caractère du prêtre, il soit obligé pour les frapper de solliciter l'avis préalable d'un gouvernement qui a inscrit la laïcité à la base de ses institutions et qui se défend par son origine même, et les lois qu'il fait voter, de toute intrusion non seulement dans le domaine de la doctrine, mais dans celui de la religion qu'il fait profession d'ignorer.
    Et cependant, le gouvernement, en agissant comme il l'a fait, avait le droit pour lui. La faute de la situation hybride, bâtarde que nous dénonçons revient à Napoléon 1er, qui a tenu à consacrer par un acte arraché aux mains débiles d'un pape, la main-mise de son autorité souveraine sur le domaine spirituel.
    Il est vrai qu'en ce faisant, il renouait la chaîne de la tradition de la Monarchie, qui ayant eu à souffrir de la domination romaine, de son esprit d'envahissement politique avait essayé d'y opposer des digues légales.
    Le Trône et l'Autel ne s'entendaient pas toujours aussi bien que les écrivains bien pensants essayent de le faire croire. Et, c'est parce que l'Autel voulait absorber le Trône, que celui-ci a dû, dès Louis XIV, prendre de sérieuses mesures de défense, et forger des lois pour barrer la route à son supplanteur.
    Napoléon 1er a obéi à ce principe fondamental de la politique; seulement il en a étendu les conséquences aussi loin qu'il a pu, et il pouvait beaucoup. Il a fait d'avantage. Sa manie de nivellement, son système de l'uniformité dans la compression lui ont fait adopter à l'égard des autres cultes, dont il n'avait pas à craindre les empiétements qui sont dans le tempérament de l'Église, qui dérivent de ses aspirations à l'empire universel, des mesures analogues.
    Après avoir soumis le catholicisme à ses lois, il a tenu à mettre le judaïsme qui faisait alors piètre figure, et était représenté par quelques rabbins baragouinant à peine le français, sous le régime de la haute police. Et les décrets impériaux de 1806 et surtout celui du 17 mars 1808 se ressentent de cette préoccupation despotique, qui prétendait à régler les battements de la conscience religieuse, comme réglementait les moindres actes du citoyen.
    Cette intervention continuelle du pouvoir temporel dans l'ordre spirituel, cette immixtion dans les rapports des Églises avec leurs fidèles est un anachronisme dans une démocratie aux libres institutions, dont le gouvernement, par le caractère laïque qu'il s'est donné, affecte une neutralité absolue en matière de dogmes, bien plus, l'ignorance même de la religion.
    Et voilà comment M. Combes est appelé à faire des évêques, des pasteurs et des rabbins. Il les vrai, qu'il les rétribue et que la rémunération que l'État donne aux membres du clergé pour leurs services sacerdotaux lui confère certains droits sur eux et sur l'Église à laquelle appartiennent, droit dont l'État vient d'user dans la plénitude de ses attributions.
    La meilleure, la plus logique, la plus rationnelle solution des conflits de ce genre, c'est que les deux parties contractantes, les Églises d'un côté et l'État de l'autre, reprennent leur liberté d'action, c'est la religion libre dans l'État libre. Et quand nous disons liberté, ce n'est pas d'une liberté à l'américaine, pour laquelle notre pays hélas, n'est pas encore mûr, sans les restrictions que comporte la sûreté de l'État vis-à-vis de certaines menées que nous voulons parler, mais de celle qui implique le désintéressement absolu du gouvernement des affaires intérieures des cultes.
    Napoléon qui avait ses préfets comme organes de sa volonté toute puissante, prétendait discipliner les consciences au moyen de ses évêques et de ses rabbins. Le Concordat, les articles organiques et la constitution des consistoires israélites, répondent à cette conception mégalomane. Et pour assurer l'exécution de cette politique de suprême autorité, pour montrer à l'Église qu'elle devait être la servante soumise de l'État, il ne craignait pas de faire enlever le Pape de Rome et de le retenir, pendant des années, prisonnier à Fontainebleau.
    Les feuilles cléricales ou simplement nationalistes, ce qui revient au même, qui traitent M. Combes de Dioclétien, de bourreau de l'Église, pour les mesures qu'il s'est vu obligé de prendre et que le texte des traités lui reconnaît le droit de prendre, ferait bien de ne pas oublier ce que Napoléon a osé contre le Saint-Siège et qui devrait être de nature à modérer leur admiration agenouillée du grand homme.
    Nous estimons que le catholicisme, ainsi que le protestantisme et le judaïsme n'auraient qu'à gagner à la séparation d'avec l'État. Ils y perdraient une subvention qui, certes à son prix, mais qui n'est pas une gracieuseté pure, puisqu'ils doivent la payer de leur subordination au gouvernement devenu le maître de leurs destinées religieuses, faisant et défaisant les ministres des différents cultes comme Warwick faisait et défaisait les rois, et s'immisçant dans les questions d'ordre théologique. Nous avons antérieurement montré les bienfaits du régime de la liberté au regard des intérêts confessionnels, de leur puissance de rayonnement sur les fidèles.
    Le conflit qui vient d'éclater établit la nécessité de cette séparation pour sauvegarder la dignité des cultes, pour soustraire l'État au rôle qui ne lui convient pas et tant soit peu ridicule de théologien, et assurer, dans ce pays si facile à troubler, la paix religieuse.
                H. Prague

P.S. La terrible bombe, l'ultima ratio de l'opposition révolutionnaire en Russie vient de faire périr M. de Piehwe. Le ministre de l'Intérieur par sa politique ultra-rétrograde d'oppression et de compression avait accumulé sur sa tête des haines furieuses qui ne pardonnent pas. On sait avec quelle rigueur il appliqua les lois meurtrières contre nos coreligionnaires et l'on n'a pas oublié que la responsabilité des massacres Kischineff pesa sur lui. Il souleva à cette occasion l'indignation du monde civilisé. Depuis quelque temps, sous l'action sans doute des événements extérieurs, un revirement s'était opéré dans son esprit sur la question juive et il avait pris des mesures qui, à bon droit, ont été interprétées comme un heureux changement dans ses dispositions.
    Il faut espérer que cette politique nouvelle, humaine, s'accentuera sous son successeur et que la Russie s'engagera définitivement sous la voie de l'équité et de la justice.
                                                                                            H.P.


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