"Archives Israélites"
Jeudi 21 juillet 1904
La Séparation des Églises et de l'État
La séparation des Églises et de l'État,
après avoir figuré longtemps plutôt comme clause de
style dans les programmes électoraux est devenu une actualité
brûlante. La politique anticléricale inaugurée par
M. Waldeck-Rousseau et continuée avec une indomptable fermeté
par le ministère Combes devait fatalement conduire, comme un aboutissant
logique, à la position sinon la résolution de cette question
capitale. Elle est passée en premier plan de la politique, le Parlement
a été saisi de diverses proposition de loi à son sujet,
qu'une Commission spéciale examine. le gouvernement a accepté
le rendez-vous pour la fin de l'année présente ou le commencement
de la suivante que lui a adressé du haut de la tribune le rapporteur
M. Briand, pour la discussion des conclusions qu'il déposera.
La presse, de son côté, l'a mise à
l'ordre du jour en recueillant les opinions des personnalités les
plus marquantes dans le monde parlementaire et littéraire et les
cercles savants, sur ce grave problème de la politique contemporaine.
C'est ainsi que la Grande Revue a sollicité les avis de membres
de l'Institut, comme M. Havel, d'éminents professeurs comme M. Izoulet,
d'académiciens comme M. de Vogüé, de littérateurs
comme MM. Paul Adam et Maurice Barrès, de membres des différents
clergés.
Pour le culte israélite, elle s'est adressée
au chef si autorisé de la Synagogue française, M. le Grand
Rabbin Zadoc Kahn dénommé pour la première fois, nous
ne savons pourquoi "Grand Rabbin des Églises Consistoriales de France"
titre bizarre qui réunit dans un même vocable trois termes
sonnant l'un le judaïsme, l'autre le catholicisme et le troisième
le protestantisme. Cet accouplement trinitaire et tout à fait inédit
a été vraisemblablement inspiré à l'auteur
de la consultation, M. Parsons, par l'emploi du mot Église juive
pour désigner la Synagogue qu'a fait M. le Grand Rabbin lui-même.
La séparation des Églises et de l'État
trouvera-t-elle une majorité au sein du Parlement ? Cela c'est le
secret de M. Combes.
Mais elle n'en a pas rencontré auprès
des personnages, tous d'importance, qu'a interrogé M. Parsons. C'est
une grosse inconnue que cette dénonciation du pacte qui unit les
Églises à l'État. On ne sait sait trop ce que donnera,
au point de vue de la tranquillité du pays, cette rupture de liens
qui avait assuré à la France une ère séculaire
de paix religieuse qui n'avait guère été troublée
que par des incidents de surface et avait donné aux confessions
la sécurité matérielle et un rang dans l'État.
C'est une véritable révolution dans
leurs rapports réglé jusqu'à ce jour dans leurs moindres
détails que produira le régime de liberté qui doit
sortir de la séparation des Églises et de l'État,
liberté non pas à l'Américaine qui ne connaît
aucune limite, mais mitigée, tempérée par des règlements
sur la police des cultes réfrénant les empiétements
possibles des différents clergés.
Précédemment l'Eclair avait
interviewé sur cette question qu'on peut qualifier sans exagération
de redoutable, les évêques de France. La majorité s'était
prononcé pour le maintien du Concordat : quelques-uns cependant
opinaient pour la séparation qui leur paraissaient préférable
au système qui donne au gouvernement des armes pour faire rentrer
dans l'ordre les prélats trop bouillants, et les ecclésiastiques
en quête d'une auréole de martyre facile à conquérir.
M. le Grand Rabbin, consulté par M. Parsons,
n'est pas favorable, dans la réponse qu'il a faite à son
questionnaire, à la séparation, quoique cette réforme
aurait pour nous, dit-il, son bon et son mauvais côté. Et
l'éminent chef de la Synagogue française s'explique en ces
termes.
Son bon côté :
Je crois
qu'il y aurait plus d'animation dans notre Église, plus de vie,
si le culte était livré à lui-même. Les fidèles
s'imaginent qu'ils n'ont pas de sacrifices à faire, parce que le
gouvernement paye ... Mais ce qu'il donne, c'est une goutte d'eau !
Son mauvais côté :
Elle
aurait cependant, je le crains, un inconvénient : c'est le gouvernement
qui maintient aujourd'hui l'unité de notre Église, et il
maintient aussi mon autorité sur l'ensemble des consistoires et
des communautés. La dénonciation de notre concordat amènerait
peut-être une crise. Il serait à craindre que les communautés
nommant elles-même leurs rabbins, choisissent leurs officiants et
satisfaisant aux nécessités de leur budget, ne se désintéressent
de l'Église dans son ensemble. Mon autorité serait affaiblie.
Il y aurait sans doute une crise à laquelle il faudrait porter remède.
... Donc,
pour conclure, nous ne demandons pas la dénonciation du Concordat,
car nous faisons bon ménage avec l'État ; mais si elle se
produit, nous n'en serons pas désespérés.
M. Le Grand Rabbin pose excellemment les deux termes
du problème, au point de vue israélite. Les conséquences
bienfaisantes de la Réforme ne lui échappent pas. Vie et
animation, voilà ce que connaîtront nos Communautés
livrées à elles-mêmes, rendues à la claire et
nette conscience de leurs devoirs envers le Judaïsme, envers Dieu.
Mais avec son coup d'œil avisé, il aperçoit les ombres du
tableau : l'unité actuelle, officielle brisée et l'autorité
centrale déchue de son prestige et de son pouvoir et cela donne
à réfléchir à M. le Grand Rabbin.
Notre choix, à nous, est fait depuis longtemps,
nos lecteurs le savent. La crise que l'on redoute, nous n'en méconnaissons
pas le péril passager. Mais nous avons la conviction que ce ne sera
qu'un mauvais moment à passer et que le Judaïsme en triomphera
et qu'il sortira de l'épreuve plus fort, plus vaillant, armé
pour la lutte salutaire des opinions et des idées. Ce sera pour
lui une crise d'adolescence. En devenant majeure, la Synagogue, dans son
ensemble, saur faire un bon usage de l'émancipation conquise.
Il n'y a qu'à comparer la situation du Judaïsme
en état de servage comme en France, cette physionomie de malingre,
de valétudinaire, cette démarche timide et hésitante
que nous lui connaissons avec le débordement de vie qu'il présente
là où, comme en Allemagne, en Angleterre, il est absolument
maître de ses destinées et ne connaît pas les lisières
dorées mais affadissantes, débilitantes du régime
de la dotation d'État !
Ce n'est pas médire des israélites
français que de déclarer que dans la condition que leur a
faite l'organisation consistoriale, ils ont perdu la notion de leurs devoirs,
le sentiment de leur responsabilité, et cet esprit d'initiative,
qui ailleurs se manifeste par tant de créations intéressantes,
qui est véritablement salutaire et fécond.
M. le Grand Rabbin qui ne s'attarde pas dans les
regrets dit qu'il ne sera pas désespéré de la séparation,
tout en préférant pour les motifs qu'il énonce, le
régime actuel. Nous avons le ferme espoir que le Judaïsme français,
si digne par les forces latentes qu'il recèle, par les ressources
de cœur et d'esprit qu'il possède, d'occuper le premier rang, saura
en faire le meilleur emploi quand il devra les mettre en jeu pour vivre
et se suffire à lui-même.
Vous connaissez ces jeunes gens qui, tout le temps
que la provende paternelle pourvoit à leurs besoins, se montrent
pusillanimes, ont l'allure gauche et la démarche gênée,
sont incapables d'un effort. Abandonnés à eux-mêmes,
aux prises avec les nécessités de la vie, devant payer de
leur personne, ils ne sont plus reconnaissables, et ils ne sont plus les
mêmes. Ils déploient, pour arriver, pour percer, une audace
qu'on ne leur aurait pas soupçonnée : ils se signalent par
une heureuse activité et deviennent tôt des hommes ...
Le besoin met en mouvement chez eux des ressorts
dont l'existence était ignorée parce qu'ils n'avaient jamais
fonctionné.
Il en sera de même du Judaïsme français
dont les facultés actives se sont énervées, émoussées
au sein de ce far niente doré que l'État et
sa sollicitude intéressée et d'opulents coreligionnaires
avec une générosité inépuisable lui ont procuré.
Grâce à ces concours, il a eu son couvert
toujours mis et il s'est trouvé délivré de tout souci,
ce qui ne lui donnait guère le goût de se remuer, de s'agiter,
d'agir.
Le jour où nos communautés auront
à faire face à ces charges que celles de l'Étranger
connaissent, la conscience de devoirs à remplir envers le culte,
qui sommeille en elles, se réveillera. Les israélites qui
les composent sachant qu'ils n'ont plus qu'à compter sur eux-mêmes,
pour la faire vivre, pour assurer le fonctionnement régulier des
organes du culte, s'intéresseront à une foule de questions
qui les laissent absolument indifférents, ils s'y passionneront
et auront à cœur de faire aboutir les projets destinés à
entretenir au sein d'Israël une sainte émulation.
Entrés dans cette voie vivifiante et régénératrice
de l'action, ils y déploieront ces qualités de zèle,
d'initiative, de dévouement par lesquelles se signalèrent
leurs ancêtres.
Ils s'attacheront à leur culte, à
tout ce qui peut contribuer à le rehausser, à le glorifier.
Et autant on les aura vus lui marquer de l'éloignement sous le régime
déprimant actuel, autant on les verra lui témoigner de l'affection,
pour les peines et les sacrifices qu'il leur coûtera, l'amour se
mesurant à la grandeur de l'effort fait pour le satisfaire.
Et notre Judaïsme français, au sein
duquel circulera une activité bienfaisante, ira à de hautes
destinées. Sic itur ad astro.
H. Prague
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