Il ne faut jamais pousser les choses à l'extrême,
ni vouloir avoir trop raison. C'est surtout en politique qu'il ne faut
pas perdre de vue cette vérité. C'est la meilleure manière
de rendre la victoire durable et d'espérer désarmer les justes
rancunes des vaincus. Abuser de ses avantages, c'est les entretenir, les
aviver et provoquer des retours singuliers de fortune.
La Société civile, menacée
par les empiétements continuels des congrégations sur un
domaine qui devait leur rester étranger, a dû, pour les réduire
à l'impuissance, avoir recours à des lois exceptionnelles,
en un mot, employer des armes de salut public. Le gouvernement, soutenu,
sinon stimulé par les Chambres, a fait voter des mesures de préservation
contre le flot montant de l'invasion monacale. Il n'a pas positivement
innové dans la matière.
Le roi très catholique, apostolique et romain
Louis XV avait dû user lui aussi des rigueurs du bras séculier
pour mettre un frein aux abus des congrégations. La République,
après Louis-Philippe, a dû, à son tour, devant des
menaces, des façons et des menées agressives qui ne laissaient
aucun doute sur l'esprit belliqueux qui les animait, frapper durement sur
les religieux qui, comme les Assomptionnistes, par exemple, renouvelaient
les exploits des moines de la Ligue et ne faisaient rien moins qu'allumer,
par leurs discours incendiaires, les excitations de leurs journaux rien
moins qu'évangéliques, la guerre civile dans le pays.
Une loi a dissous les congrégations, une
autre, déjà votée par le Sénat et qui est soumise
aux délibérations de la Chambre leur enlève le droit
d'enseigner. Avec ces deux armes légales, le pouvoir civil espère
avoir raison d'une hostilité à la société et
aux conquêtes modernes qui, longtemps souterraine, avait levé
le masque d'une façon fort inquiétante pour les destinées
de la République.
Cette politique de résistance à ce
que M. Clemenceau appelle l'invasion romaine doit-elle, comme certains
le conseillent, être poussée plus loin ? Doit-on aller jusqu'au
bout de la logique anticléricale et étendre l'ostracisme
qui enveloppe les membres des congrégations en les privant de la
faculté d'enseigner, aux prêtres du clergé séculier
?
M. Ferdinand Buisson est de cet avis et il a déposé
un amendement frappant de l'interdiction d'enseigner et les curés
et les pasteurs protestants et les rabbins.
Ce n'est plus seulement le moine qui, par son vœu
d'obéissance à la congrégation s'est mis, pour ainsi
dire, hors la société et de la loi civile et qui a fait abdication
à son ordre de tous ses droits, de sa pensée, de son âme,
et dont il est devenu le prisonnier conscient mais résigné
qu'on veut empêcher de façonner l'esprit de la jeunesse, de
le marquer de son intolérante empreinte.
Le clergé séculier, les ministres
des autres cultes qui, eux, n'échappent pas, comme les congréganistes,
aux influences extérieures, qui n'ont pas abdiqué, à
leur exemple, les droits de leur conscience entre les mains d'un chef,
qui sont soumis à l'action et au contrôle du gouvernement
doivent-ils, à leur tour, connaître les rigueurs de la loi
et se voir privés de la liberté d'enseigner ?
Nous sommes d'autant plus à l'aise pour protester
contre cette surenchère de la politique anticléricale, que
le judaïsme, à l'exception de son séminaire rabbinique
et de son Talmud-Torah qui en est comme l'institut préparatoire,
ne compte pas d'établissements d'instruction publique ou privée
dirigés par des rabbins.
Et au cas où la majorité du parlement
se laissant entraîner à la suite des exagérés,
des outranciers, déposséderait le clergé régulier
du droit d'enseigner, en fait, le Rabbinat ne serait pas frappé,
car le Judaïsme, si vivement attaqué par une certaine presse
comme professant un particularisme étroit, comme formant un État
dans l'État, n'a jamais songé à fonder de ces maisons
d'éducation qui pullulent dans le catholicisme et où s'affirme
la main-mise de l'Église sur les jeunes intelligences.
Dès que la société rompit,
dans un geste magnanime qui n'était qu'un acte de justice, une réparation
tardive des iniquités dont elle l'avait abreuvé, les barrières
qui le séparait du monde, le Judaïsme n'eut pas un moment l'intention
d'isoler, de la calfeutrer pour lui pétrir l'intelligence et le
cœur et l'élever dans des idées particulières. Il
l'envoya dans les écoles publiques, tenant à ce qu'elle se
mêlât à ses concitoyens et qu'en partageant leurs études
elle se pénétrât de ses devoirs civiques, de l'esprit
public.
Il ne fit pas bande à part, et quelque souci
qu'il eût d'entretenir dans son âme la fidélité
aux traditions juives, il ne pensa pas un instant, pour faire droit à
cette légitime préoccupation, à organiser à
son usage une culture spéciale.
C'est ainsi que les écoles primaires, les
lycées, reçurent en foule les jeunes israélites. Il
y eut quelques établissements privés ayant un caractère
juif, mais ils étaient dirigés par des laïques.
D'ailleurs les israélites auraient été
fondés, en raison de l'importance de leurs rites élémentaires
d'un côté et pour assurer l'observation biblique du sabbat,
à créer des établissements secondaires pour que les
uns et l'autre fussent respectés. Leur conscience religieuse leur
en imposait même le devoir. Mais ils ne l'ont pas fait, et chez eux
le désir de vivre de la vie commune, de montrer qu'ils font partie
intégrante de la société où ils ont été
admis a primé tout souci d'ordre spirituel. La religion, en somme,
a profondément souffert de cette préférence accordé
à ce qu'on appelait les devoirs sociaux. Supplantée, elle
a perdu toute action sur l'âme des enfants, et si, en Israël,
une génération s'est élevée s'éloignant
de plus en plus de la Synagogue, la faute en est pour une bonne part à
cet empressement des parents à sacrifier l'avenir religieux de leur
progéniture à ses intérêts temporels et positifs.
Nous croyons, et nous avons plus d'une fois développé
cette thèse, que les deux instructions, la religieuse et la profane,
pouvaient fort bien se concilier, si on l'avait voulu, si on avait apporté
à la réalisation de cette harmonie possible la somme de persévérance
qu'on a déployé dans cet ordre d'idées dans d'autres
pays.
Mais fermant cette parenthèse et revenant
à la proposition de M. Buisson, nous soutenons que son adoption
serait une iniquité. Nous ne le disons pas parce que l'intérêt
israélite qui nous préoccupe ici tout particulièrement
en souffrirait, - nous venons de démontrer qu'en fait la Synagogue
ne serait pas atteinte, ayant renoncé depuis longtemps, à
tort, à notre avis, à ce privilège que l'Église
défend jalousement - mais parce que l'État, pour se protéger
et se prémunir contre certains empiétements ne saurait frapper
de déchéance morale les ministres des cultes qu'il reconnaît,
nomme et subventionne.
Cette propagande d'idées de réaction
qu'il redoute continuerait d'ailleurs à s'exercer sous le couvert
de l'enseignement religieux qui est un canal puissant d'influence quand
on sait s'en servir. Et à moins de le proscrire à son tour,
ce qui équivaudrait à supprimer tout bonnement la religion
comme en 1793, nous ne voyons de moyen d'en prévenir les effets
qu'on juge à tort ou à raison nuisibles.
Qu'en présence de menées factieuses
et pour défendre l'existence même de la République
et des conquêtes modernes le gouvernement ait réclamé
des lois protectrices et qu'il les applique rigoureusement pour le salut
des intérêts supérieurs dont il a la garde, on peut
l'admettre par raison de nécessité. Mais cette nécessité
ne saurait aller jusqu'à étendre l'interdiction d'enseigner
qui frappe justement les congréganistes en révolte perpétuelle
contre l'autorité et la loi, aux ministres des différents
cultes qui remplissent un rôle social, rôle qui comprend au
moins l'exercice des droits des dont un simple particulier ne peut être
déchu et qui, d'ailleurs, s'appliquant, par exemple, aux rabbins
contre lesquels jamais on n'a pu relever un acte ou des paroles d'un caractère
séditieux, n'aurait même pas l'excuse - que nous n'admettons
pas - de représailles.
En politique, il faut savoir s'arrêter à
temps, sous peine de dépasser le but !
H. Prague